Le Spectateur ou le Socrate moderne: LX. Discours

Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.420

Nivel 1

LX. Discours

Cita/Lema

Uno ore omnes omnia bone dicere, laudaure fortunas meas, qui gnatum haberem tali ingenio præditum.

Ter. Andr. Act. I. Sc. I. 69

Tout le monde le louoit tout d’une voix, & ne parloit que de mon bonheur d’avoir un Fils si bien né.

Nivel 2

Retrato ajeno

Je m’arrêtai l’autre jour à examiner un Pere, qui étoit assis au milieu d’une Chambre avec une troupe de ses Enfans, & il me sembla remarquer une secrete joie sur son visage, lorsqu’il tournoit les yeux sur l’un ou l’autre de ces chers Objets qui l’environnoient. C’ est un Homme qui n’a que des vûes fort modérées pour les établir & les pousser dans le Monde ; & qui, Maître d’un assez joli Bien, n’aspire pas à une plus haute Fortune. Son Fils ainé est d’un très-bon Naturel, & quoique le Pere l’aime beaucoup, j’ose avancer qu’il ne fera jamais aucune friponnerie pour devenir riche. Je ne connois personne qui ait une plus juste idée de la Vie & qui en goûte mieux les douceurs que celui dont je parle, ou qui se tienne plus en garde contre les apprehensions de la Pauvreté ou l’esperance du Profit. Il est assez ordinaire à ceux qui ont des Enfans d’en avoir bonne opinion, de les croire capables de tout, & de leur destiner les plus beaux Emplois de l’Etat. Je connois une bonne Femme qui a trois Garçons, & vous ne lui ôteriez pas de l’esprit que l’un d’eux sera Evêque, l’autre Juge, & le troisieme Médecin de la Cour. Le bon est que chacun attend pour son Fils ce qui peut arriver au Fils de tout autre : mais l’Ami, dont j’ai commencé à parler, ne se flate pas de ces vaines esperances ; il est plus attentif à donner une bonne Education à ses Enfans, qu’à leur procurer des Honneurs ou des richesses. La Vertu contractée de bonne heure ne manque presque jamais d’établir la Fortune & la Réputation d’un Homme, au lieu que les grands Biens ne produisent pas toujours la bonté de l’Esprit & du Cœur.
Il est naturel à un Homme qui cherit ses Enfans, de se repaître l’imagination de leur heureux état à l’avenir, & de se les représenter sur un bon pié dans le Monde lorsqu’il n’y sera plus lui même. S’il n’a que des vues raisonnables à cet égard, sa tendresse contribue en quelque maniere à lui prolonger ses jours ; & la Survivance d’un honête Homme en la personne de son Fils, lui cause un plaisir qui n’est pas de beaucoup inferieur à celui que l’esperance de vivre plus long-tems lui pourroit donner. Cet Homme là est heureux, qui peut croire que son Fils évitera toutes les Folies & les Indiscretions, dont il étoit lui-même coupable, qu’il suivra, ou poussera plus loin tout ce qu’il y avoit de bon, de sage & de regulier dans sa conduite. La prolongation, pour ainsi dire, de sa vertu doit être infiniment plus estimée que celle de sa Vie ; mais il n’y a rien de plus triste que de penser, que l’Heritier du Bien d’un Homme regardera de mauvais œil tous les Amis de son Pere, qu’il embrassera de tout autres Principes, & qu’il recherchera tout ce qu’il condamnoit. Le Domaine d’un tel Successeur ne peut que tomber en décadence, & la Famille, dont il est le chef, se trouve dans un plus cruel état que si elle venoit à s’éteindre. Lorsque je visite la belle Maison de Campagne de l’illustre 1Ruricola ; que je passe d’une Chambre à l’autre ; que je me rappelle ces agréables Conversations, que j’y ai euës tant de fois avec lui, & les nobles sentimens de son cœur ; & que je vois son Heritier, un vrai Nigaut, embarrassé à faire les honneurs de sa Maison & à recevoir l’Ami de son Pere, je ne saurois exprimer le dépit que cela me cause. On ne doit pas blâmer un Homme qui manque de genie, mais c’est sa faute s’il est incivil.

Retrato ajeno

Le Fils de Ruricola, dont toute la Vie étoit une suite continuelle de bonnes Actions & de sentimens genéreux, se familiarise avec des Brutaux & des Yvrognes, & n’a de goût que pour les flateries de ses Domestiques ; ses Plaisirs sont infames & déréglez ; son Langage est bas & obscène, sa conduite grossiere & absurde. Cet animal doit-il passer pour le Successeur d’un Homme plein de Vertu, d’Esprit & de Politesse ?
Quoi qu’il en soit, si je ne voi plus dans cette Maison aucunes traces de mon ancien Ami, je n’ai qu’à me rendre chez un Gentilhomme de ses Voisins, & y trouve une de ses Filles, qui est le Portrait de son Corps & de son Esprit, relevez tous deux par la beauté & la modestie particulieres à son Sexe. C’est elle qui nous dédommage de la Mort de son Pere, & qui, sans porter son Nom ou jouïr de son Bien, le représente mieux, que son Frere qui a hérité de l’un & de l’autre. Un Enfant tel que ce Fils aîné de mon Ami est l’Image de son Père, à peu près comme le seroit l’apparition de son Phantôme ; c’est à la verité Ruricola, mais Ruricola devenu un Objet qui excite la fraïeur & l’épouvante. Je ne sai à quoi attribuer les inclinations basses & brutales de ce jeune Homme, à moins qu’elles ne viennent de la trop grande severité que son Pere exerçoit à son égard, & qui peut-être lui avoit donné du rebut pour les bonnes mœurs, qu’on ne lui rendoit pas aimables par un air libre, familier & obligeant. Il n’est pas à craindre qu’on voie jamais sortir un pareil Rejetton de la Famille des Cornailles, où le Pere vit avec ses Fils comme s’il étoit leur Frere ainé ; & où les Fils s’entretiennent avec leur Pere comme s’ils le prenoient pour le plus sage & le plus expérimenté de leurs Amis. Les Corneilles sont de fameux Négocians, & la bonne intelligence dont ils vivent est unie à tous ceux qui les connoissent aussi bien qu’à eux-mêmes : Ils disposent de leur amitié, de leur bien-veillance & de leurs bons offices en commun, de même que de leur fortune : ainsi d’abord qu’on oblige l’un d’eux, on s’attire la reconnoissance de tous les autres. Le plus agréable Objet, dont on se puisse repaître la vûë, est un Homme de mérite qui vit de si bonne intelligence avec son Fils, qu’ils n’ont rien de caché l’un pour l’autre. Leur Tendresse mutuelle donne une satisfaction tout extraordinaire à ceux qui les connoissent, & leur fait goûter à eux-mêmes un plaisir délicat, qui redouble à mesure qu’il se communique. Elle est aussi sacrée que l’Amitié, aussi chamante que l’Amour, & aussi douce que la Dévotion. Elle n’aide pas seulement à dissiper les Chagrins, qui seroient insuportables sans un tel secours ; mais elle donne du relief & de l’étenduë à des Plaisirs, qui, sans elle, ne mériteroient aucune estime. La chose, la plus indifferente aquiert de la force & de la beauté lorsqu’elle sort de la bouche d’un bon Père ; & la moindre bagatelle a du poids lorsqu’elle vient de la part d’un Fils obéïssant. Je ne sai de quelle maniere l’exprimer ; mais il me semble qu’on pourroit y donner le nom d’un Amour propre transplantè. Tous les avantages & les malheurs, qui arrivent à un Homme en ce cas, ne l’intéressent qu’à cause de la relation où il est avec un autre. Son Honneur même lui devient plus cher, lorsqu’il pense qu’après sa Mort, on dira que le Pere d’un tel a fait une telle action. Ces idees ne peuvent qu’adoucir les mauvais jours d’un Vieillard, & le remplir de joie lorsqu’il se peut dire à lui-même, « On ne sauroit reprocher à mon Fils que son Pere étoit injuste ou impitoïable : Mon Fils trouvera plus d’un honête Homme qui lui dira, J’ai beaucoup d’obligation à feu votre Pere, & je souhaite que mon fils soit votre Ami jusques au tombeau. » Il n’est pas au pouvoir de tous les Hommes de laisser de magnifiques Titres ou de grandes Richesses à leur Posterité, mais ils peuvent bien contribuer à lui donner de l’estime pour l’Industrie, la Probité, la Valeur & la Justice : Chacun peut laisser à son Fils l’honeur de sortir d’un Pere vertueux & ajouter à son Héritage : les bénédictions du Ciel. Je finirai cette Rapsodie par une Lettre que j’ai été obligé d’écrire à un Jeune Homme de ma connoissance qui a du mérite, & à qui la Mort vient d’enlever un illustre Pere.

Nivel 3

« Je ne croi pas, mon cher Monsieur, qu’il y ait aucun Devoir plus difficile à remplir dans la vie que celui de consoler à propos : Aussi je ne cherche pas à m’en aquitter envers vous, puis sur-tout que votre douleur est très-juste. Les Principes de Vertu, que vous tenez de cet illustre Défunt, dont vous déplorez aujourd’hui la perte, ont eu assez d’influence sur vous, à l’âge de vingt-trois ans, pour vous rendre inconsolable, quoique sa Mort vous ait mis en possession d’un grand bien. Je ne doute pas que vous ne lui en fassiez honeur par un bon usage, & que vous ne trouviez indigne de vous d’emploïer à la débauche & à des vanitez superflues ce qu’il avoit aquis lui-même par sa prudence & son industrie. C’est le vrai moïen de paroître sensible à sa perte, & de consoler tous ceux qui en sont affligez. Vous ne sauriez lui redonner la vie par votre douleur, mais vous pouvez le faire revivre en votre personne par une conduite sage & réglée. Je suis &c. »
T.

1Ce mot Latin signifie un Laboureur.