Le Spectateur ou le Socrate moderne: LIX. Discours

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LIX Discours

Zitat/Motto

ουλον υνειρον

Hom. Iliad. II. 6.

C’est un songe pernicieux.

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Certains Scholastiques ridicules ont mis en question, si un Ane, placé entre deux botes de soin, qui le tenteroient également, & qui fraperoient ses organes avec le même degré de force, mangeroit de l’une ou de l’autre ? La plûpart la décident au desavantage de l’Ane, qui mourroit de faim, disent-ils, au milieu de l’abondance, parce qu’il n’a pas un grain de Liberté ou de Franc-Arbitre, pour se déterminer plutôt d’un côté que de l’autre : Ainsi les deux botes de soin le tiendroient dans un équilibre continuel, à peu près comme les deux pieres d’Aimant, qu’on voit enchassées, 1’une à la voûte de la Chapelle de Mahomet, à la Mecque, & l’autre sur le pavé, & qui tiennent la Caisse de fer, où son Corps repose, suspendue en l’air, s’il en faut croire les Voïageurs. Pour moi, je n’oserois décider que l’Ane, qui se trouve dans une situation aussi délicate, mourroit plutôt entre les deux botes de soin, que de violer sa neutralité à leur égard ; mais je ferai quelques remarques sur la conduite de ceux de notre Espèce en pareil cas. Lorsqu’un Homme veut hasarder son argent à une Loterie, chaque nombre lui paroît avec autant d’attraits, & de disposition à réüssir qu’aucun de ses Camarades. Ils ont tous le même droit à la bonne Fortune ; ils sont tous sur le même pié de Concurrens, & l’on ne sauroit donner aucune raison pourquoi l’un seroit préferé à l’autre avant que la Loterie soit tirée. De sorte que le Caprice agit en ceci à la place de la Raison, & qu’il se forme quelque motif chimérique, là où il n’en trouve point de réel. Je connois un honête Homme, qui se plaît beaucoup à risquer sur le Nombre 1711, parce que c’est l’année courante depuis la nativité de notre Sauveur. Il y a un Tory de ma connoissance, qui païeroit bien cher le Nombre 134. D’un autre côté j’ai ouï dire qu’un certain Non-Conformiste zélé, grand Ennemi de l’Eglise Romaine, & persuadé que les Méchans sont les plus heureux dans ce Monde, parieroit deux contre un pour le Nombre 666, préferablement à tout autre, parce, dit-il, que 1c’est le nombre de la Bête. Il y en a plusieurs qui voudroient avoir le Numéro 12000, parce que c’est le nombre des Livres Sterlin du gros Lot. Enfin les uns sont ravis de trouver leur âge dans leur Numéro, ou de voir que les Chifres, dont il est composé, ont bonne grace joints ensemble ; & d’autres cherchent un de ces Numeros, qui réüissirent le mieux dans la Loterie précédente. Chacun de ces Avanturiers, sans de meilleurs fondemens que ceux-là, s’imagine qu’il a plus de droit au gros Lot, & qu’il possede ce qu’on pourroit appeller à juste titre le Nombre d’Or. Ces Principes, qui déterminent à un Choix, sont les passetems & les extravagances de la Raison Humaine, qui est d’une si grande activité, qu’elle s’occupe des moindres bagatelles, & qu’elle ne sauroit demeurer en repos lors même qu’elle manque de materiaux. Les plus sages de tous les Hommes se laissent quelquefois entraîner à des Motifs de cette nature, qui servent à régler toute la vie des Fous & des Superstitieux. Je m’étonne que les Diseurs de bonne avanture, qui répandent leurs Billets dans tous les Quartiers de la Ville, n’aïent pas tourné jusqu’ici nos Loteries à leur avantage : Si quelqu’un d’eux s’érigeoit en Prognostiqueur de Nombres fortunez, que ne pourroit-il pas gagner par ses prétendues découvertes ?

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Allgemeine Erzählung

Entre les Avertissements qui se trouvent dans le Jeune Postillon du 27. du Mois du Septembre dernier, il y en a un qui est conçu en ces termes : On avertit le Public que Nathanaël Cliff, à l’Enseigne de la Bible & des trois Couronnes dans la Rue de Cheapside, donnera dix Chelins au-dessus du Cours pour le Billet No. 132 dans la Loterie de 1500000 Livres Sterlin. Cet Avertissement a fourni grand sujet aux Speculations de nos Raisonneurs des Caffez. On a épluché à cette occasion les Principes & la Vie de Mr. Cliff, & l’on a poussé diverses conjectures pour deviner le motif qu’il a eu de s’attacher à ce N° plutôt qu’a un autre. J’ai examiné toutes les puissances de ces Chifres, je les ai reduits en Fractions, j’en ai tire la Racine quarrée & cubique, je les ai divisez & multipliez de toutes les manières ; mais je nai <sic> pû arriver au Secret que depuis trois jours par le moïen de la Lettre suivante qu’un Inconnu m’a écrite, d’où il paroît que Mr. Nathanael Cliff n’est que 1 Agent, & non pas le Principal dans cette Negotiation. Quoi qu’il en soit, la voici telle que je l’ai reçuë.

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Brief/Leserbrief

Mr. le Spectateur, « Je suis la Personne qui ai fait avertir le Public en dernier lieu que je donnerois dix Chelins au dessus du Cours pour le Billet No. 132. Dans la Loterie qui se tire actuellement ; c’est un Secret que j’ai communiqué à quelques-uns de mes Amis, qui ne cessent de m’en railler à toute heure. Vous saurez donc que je n’y voulois mettre qu’un Billet, qu’à cause de cela même, & d’un certain Rêve, que j’ai eu plus d’une fois, je souhaiterois avoir le Nombre que s’accordoit le mieux à ma fantaisie. Je croi même l’avoir si bien rencontré, que je parierois presque tout ce que j’ai au Monde d’obtenir le gros Lot. Mes Visions là-dessus sont si fréquentes & si vives, que je compte non seulement de l’atraper ; mais que, résolu de la vendre, j’ai déjà disposé de la Somme qu’il pourra valoir selon toutes les apparences. D’ailleurs j’ai levé dès ce matin un Equipage, le plus leste qu’il y ait en Ville, & quoique ma Livrée soit fort riche, elle n’est ni trop voïante ni affectée. Je serois bien aise de voir une ou deux de vos Speculations sur les Loteries ; en quoi vous obligeriez beaucoup tous ceux qui s’y trouvent intéressez, & en particulier &c.  George Gosling. P.S. mon cher Spectateur, si je gagne les 12000 Pièces, je te promets un fort joli Présent. »
Après avoir souhaité bonne Fortune à mon nouveau Correspondant, & l’avoir remercié de sa genéreuse intention à mon égard, je renverrai pour le coup le sujet des Loteries, & je remarquerai seulement ici que la plûpart des Hommes sont coupables de l’extravagance où mon Ami Gosling est tombe. Nous avons toûjours quelque nouvelle prosperité en vûë, & nous reglons là-dessus notre dépense, quoique nous ne soïons riches qu’en idée. C’est-à-dire que nous vivons sur le pie de nos Revenus chimeriques & que nous voulons paroître plus que nous ne sommes, dans l’esperance de nous en dédommager par un Emploi, le succés d’un projet où un Heritage, que nous attendons. De là vient que tant de nos Marchands sont banquerote, sans avoir essuïe aucune perte dans leur Negoce, & que tant de nos Gentilshommes sont réduits à la besace, quoiqu’ils n’aient emploié que peu de chose en Reparations, en Taxes, ou en Procès, & que leurs Fermiers soient à leur aise. En un mot, la sote manie de compter sur des évenements incertains produit la Genérosité romanesque, la Grandeur chimerique, l’Ostentation insensée, & se termine enfin à la Pauvreté & à la Misere. Tout Homme qui veut dépenser au-delà de son Revenu, court grand risque de vivre bientôt au dessous ; ou, pour me servir du Proverbe Italien,

Zitat/Motto

Celui qui vit d’Esperance, est en danger de mourir à l’Hôpital.
Nous devons tenir pour une Maxime indispensable, de proportionner nos desirs à notre état, & de vivre dans les bornes de ce que nous possedons actuellement, quelque esperance que nous puissions avoir d’ailleurs. Nous serons toûjours assez à tems de jouïr d’un Heritage, lorsqu’il viendra à nous échoir, mais si nous anticipons sur notre bonne Fortune, nous en aurons perdu le goût à son arrivée, & peut-être même que nous ne l’obtiendrons jamais, après y avoir compté si mal à propos. L.

1Apocalypse Ch. XIIL. 18.