Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours II.

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Discours II.

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Metatextualität

Je reçûs il y a quelques jours la Lettre qui suit; je la crois capable de faire faire des réflexions à plus d’une personne dans le monde ; c’est pourquoi je me hâte d’en faire part au Public.

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Brief/Leserbrief

Monsieur, En vous lisant, il m’a pris envie de contribuer avec vous à l’extirpation des erreurs populaires. Ce projet, je crois, seroit entré dans la tête de fort peu de femmes : la réflexion n’est pas leur lot ; leur zèle pour le bien public se borne au desir de plaire ; & quand elles vont jusqu’au succès ; quand elles ont réussi à plaire beaucoup, ou à beaucoup de gens, ce sont des héroïnes à leur façon. Ce mérite est bien petit, j’en conviens ; mais peut-on légitimement en accuser leur raison ? Cette raison qu’on leur recommande toujours, est étouffée dans le berceau, par les mains à qui leur éducation est confiée ; tout ce qu’on leur apprend ensuite, tout ce qu’elles voyent dans le monde, n’est propre qu’à les rendre très-indifférentes à cette perte : on les dispense de la regretter ; beaucoup de gens ne leur pardonneroient pas de la sentir. Il n’y auroit dont pour elles que la ressource de consulter la raison des autres ! Mais vous sentez combien ce pénible emploi de l’esprit coûteroit à la nature ! Consulter, c’est obéir, quand la docilité entraîne une certaine violence ; & certainement, des êtres accoutumés à décider, à commander, à être prévenus, ne peuvent, sans beaucoup de contrainte, renoncer au despotisme, & se faire une ame soumise. Tout cela, Monsieur, doit desarmer leurs censeurs ; & il paroît que vous l’avez très-bien compris, puisque vous les avez si souvent épargnées. Au reste, Monsieur, si je les excuse ici, c’est sans vouloir les imiter : je vois ce qu’elles devroient être, mais je considere les difficultés naturelles qui s’y opposent ; & je dis, que la possibilité d’un mieux, n’est pas toujours une raison de condamner ceux qui n’y atteignent pas. Les bons juges sont très-rares, & les mauvaises causes encore plus. Il faudroit tout examiner avant que de prononcer ; & qui, dans le monde, peut avoir assez d’esprit, assez d’expérience, assez de sensibilité, assez de sang froid, pour être instruit à fond du pour & du contre universels ? Dans un homme, souvent une vertu s’arme contre l’autre ! que ne doit-ce pas être dans le monde entier, dans le vaste cercle des événemens, où perpétuellement une chose est contrariée par une autre ! Les principes sont très rares ; conséquemment, les raisons positives doivent être très-peu communes. Cependant on condamne, on prononce hardiment ; & les enfans, quand ils ont peu lû, un peu vû, un peu pensé à leur maniere, croyent être des oracles. Pour bien juger, il faudroit pouvoir mettre dans la balance, la faute, l’injustice, le crime même dont on est scandalisé, avec la difficulté d’un choix, l’incertitude d’un succès, le risque d’un mieux ; & alors on prononceroit surement. Mais, comme je l’ai dit, toutes les qualités nécessaires pour faire un bon juge, manquent aux hommes, ou du moins l’ensemble n’y est pas, & n’est pas plus possible que la perfection. Je me suis écartée de mon sujet & j’y reviens ; car je ne suis pas une raisonneuse bien entichée. J’ai dit, Monsieur, que je voulois vous aider à déraciner les erreurs populaires : j’entends, par ce mot, les sotises dans lesquelles on tombe tous les jours, par une confiance aveugle & pernicieuse, que le caractère général des hommes, & mille tristes aventures, ont démentie de tout tems. Je m’expliquerai mieux en racontant ; car il est question d’une aventure que j’ai à vous raconter, & je vous prie de la lire avec quelqu’attention.

Allgemeine Erzählung

Je suis née d’une mere qui aima le monde & y porta peut-être un cœur trop tendre : j’en juge par une austérité de mœurs peu naturelle qu’elle paroît affecter aujourd’hui. Elle s’est condamnée à la retraite ; & l’ennui d’y être seule, lui a fait souhaiter un confident, un ami : on ne perd point l’habitude de sentir ; c’est un penchant qu’on peut à peine modérer ; & lorsqu’on a eu l’honneur d’y parvenir, on sent un besoin physique de s’en glorifier ; on cherche un témoin de sa vertu ; &, ce témoin, on l’aime toujours ; on le recherche, on le chérit, on l’écoute, on le croit. L’amour propre, dans cette occurrence, se déguise & se sert des mouvemens du cœur pour arriver à ses fins, & il ne devient pas indiscret, quoiqu’il ait triomphé : une femme reste persuadée, que dans l’ami dont la société l’enchante, rien ne l’attache que l’exemple de la vertu, & la vérité de l’amitié ; elle ignore que le premier attrait de cette liaison est le plaisir d’en paroître digne. Cet ami devient nécessaire, & peut devenir absolu lorsqu’il le voudra. Il faudroit une grande perfection en lui pour que cela n’arrivât pas ; & cette perfection, toujours difficile par le caractère, devient impossible par les circonstances. C’est un confident à qui on dit tout : n’abusera-t-il de rien ? Il voit une longue suite de foiblesses, une sensibilité encore très-vive, & par conséquent, une soumission toute consentie, s’il veut commander. Un très-honnête homme, dès-lors, n’en auroit que plus de répugnance à décider sur rien, &, en donnant des avis, éviteroit de prendre ce ton impérieux qui entraîne l’obéissance, souvent sans faire naître la persuasion : mais l’ami qu’une femme choisit dans la circonstance où je place ma mere, est rarement un honnête homme. Il y a une certaine quantité d’êtres artificieux, cruels, impudens, avares, ou ambitieux, qu’un mauvais génie a semés sur la terre, pour être les tirans, & souvent, hélas ! les destructeurs de la vertu. Ils sont annoncés par une réputation imposante que l’envie même craint d’attaquer, parce qu’ils ont une facilité incroyable à triompher de leurs ennemis, & qu’ils les persécutent après les avoir vaincus. Ils plaisent par l’apparence, ils paroissent sensibles, vertueux, profonds ; leur esprit persuade, & leur air pénétre. . . . C’est dans cette classe d’hommes que sont pris les amis dont je parle : l’habitude en est formée ; parce que les premieres femmes qui quitterent le monde, eurent l’imprudence & le malheur de se réfugier dans ces aziles redoutables. Ma mere, en se vouant à la retraite, justifia le tableau que je vous fais ici ; excusable cependant, en ce que son choix fut l’ouvrage de l’opinion publique. Damon (que je nomme ainsi pour déguiser son état & son nom) étoit estimé dans le monde ; il avoit beaucoup d’amis, & il étoit probable qu’il n’en devoit aucun à l’intrigue. Il avoit même une réputation à la Cour, sans pouvoir être soupçonné de s’y être fait un parti. Sa figure étoit noble, son esprit enjoué & solide, son humeur égale, son cœur droit & sensible. Une modestie extraordinaire relevoit encore l’éclat de toutes ces qualités, & les faisoit supposer aussi réelles qu’elles étoient intéressantes. Il donnoit un conseil comme on demande une grace ; vous le voyiez toujours pénétré de votre intérêt ; & lui seul sembloit lui donner cet art de vous y attacher vous-même : il n’insistoit jamais sans montrer une extrême douleur d’y être contraint : ses raisons étoient toujours excellentes, & il paroissoit vouloir en diminuer l’autorité, pour épargner à votre esprit l’humiliante contrainte d’obéir en esclave. Je ferois un portrait que vous ne croiriez pas, si je voulois tout dire ; jamais homme ne parut approcher d’avantage de la perfection ; & cependant tout cela n’aboutit qu’à me le faire envisager de l’œil le plus défavorable ! Ce fut le cœur qui le jugea. J’étois jeune, car je n’ai pas même encore dix-huit ans ; mais les objets que notre haine doit condamner, nous font une expérience prompte & certaine. Je me dis, il y a là trop de perfection ; il faut qu’il y ait de l’imposture & des desseins dangereux. Je ne me trompois pas ; mais il n’y a eu que le tems qui ait pu m’en convaincre ; je l’examinois tous les jours, & sans ma haine, je ne l’aurois jamais bien connu, tant son artifice étoit bien caché. Bien-tôt toute notre maison changea de forme. Ce fut par mes chagrins sur-tout que ce changement se fit sentir. J’aimois la lecture, & il me fut défendu d’avoir des livres ; je vous lisois tous les jours, & vos Feuilles ne furent plus reçûes, sous prétexte qu’en nous apprenant à connoître les foiblesses du cœur humain, vous exposiez la tranquillité du nôtre, par des peintures touchantes. La musique, la danse, les spectacles, amusemens utiles, & qui peuvent sauver à une femme tant de sottises, en lui sauvant l’ennui ; ces ressources me furent enlevées, & quoiqu’on affectat de me dépouiller avec beaucoup de douceur, je n’en compris pas moins qu’on étoit résolu à me réduire à ma seule raison. Elle ne suffit pas quand on n’a rien de vicieux à réprimer dans son cœur. Je m’affligeai d’être réduite à former des plaintes ; j’étois accoutumée à obéir à ma mére, dont les volontés n’avoient jamais été sévéres ; il me parut affreux d’être obligée de reconnoître des loix ; d’ailleurs ces loix étoient ridicules, & mon esprit ne pouvoit les respecter. Je me fâchai & desobéis. Ma mere m’en parla avec ménagement ; je me justifiai, & je crus l’avoir attendrie ; mais le lendemain elle prit un autre ton ; elle me gronda, me menaça, & je vis qu’on lui avoit fait des sentimens extraordinaires. Je me serois emportée, & ma mere elle-même, moins raisonnable que moi, puisqu’elle étoit injuste, eût plié par la force de mes raisons ; mais j’avois formé un projet qui demandoit le sacrifice de mon ressentiment, & je parus plier moi-même. Dès ce jour je m’efforçai de combler Damon d’amitiés, je me ménageai l’occasion de lui parler en particulier, & dans ces entretiens si couteux à ma bonne foi, je ne cessai de donner des louanges à son esprit, & d’affecter un manége impénétrable. Damon me crut sincère & le devint ; il m’apprit du moins à connoître les affreux sentimens qu’il cachoit dans son cœur ; j’étois l’objet de ces sentimens, il avoit eu l’audace de lever sur moi des yeux téméraires ; & la nature, pressée, commença par s’expliquer par des soupirs. Je l’avois soupçonné, & je bénis le ciel de m’offrir une victime en qui je n’avois pas même la dissimulation à combattre. Je vous avouerai, Monsieur, que je m’offris à ses coups ; car une attaque trop longue m’eût avilie ; vous sçavez d’ailleurs qu’il est difficile de soumettre les armes de la haine à une méthode bien combinée. Je puis dire cependant, que je me refusai tout ce qui étoit capable de le séduire ; c’est-à-dire, que je hâtai la marche de son cœur, sans la déterminer précisément. Lorsque je fus sûre de ma victoire, j’affectai de la langueur, de l’aversion pour ma mere, un amour décidé pour ma chambre. Il me questionna, & je refusai de répondre ; il me dit, qu’il viendroit, dans mon appartement, me forcer à l’instruire de mes chagrins. C’étoit où je voulois l’amener : il y vint. J’avois eu avec ma mere des scènes si violentes de ma part, que j’étois enfin parvenue à lui rendre la vertu de Damon suspecte, & à obtenir qu’elle se placeroit dans mon cabinet, lorsqu’il viendroit me parler. J’étois auprès de mon feu lorsqu’il entra, tenant un livre à la main, dans lequel il étoit probable que je ne lisois pas, & la tête appuyée sur l’autre main. Tout cela avoit assez l’air d’une personne abandonnée à de tristes rêveries ; & c’étoit cet air là qu’il falloit que j’eusse.

Dialog

Eh bien, me dit-il en m’abordant ; quel sujet vous chagrine, qu’avez-vous ? ne peut-on le sçavoir, ne peut-on. . . . Hélas, Monsieur, je ne puis me confier à personne ; vous avez de l’amitié pour moi, mais vous m’êtes suspect ; ma mere. . . . . Votre mere ? Il est tems de vous dire, qu’elle ne m’arrachera jamais un secret, & que je n’en aurai jamais aucun à lui apprendre ; cet aveu, qui est sincère, répond à toute votre pensée & doit détruire toute votre inquiétude ; je m’expliquerai mieux, si vous daignez vous expliquer vous-même. . . . . Je ne le puis pas, Monsieur, je ne le puis point ; vous êtes sage, vous êtes vertueux ; vous m’effrayez ; il y a des sentimens qu’on ne peut pas prévenir, mais il y a des confidences qu’on ne doit point faire : un homme tel que vous. . . . . Un homme tel que moi, est un homme comme les autres lorsqu’il le faut ; je suis sage, mais je sui sensible ; la vertu ne détruit pas la nature : ce seroit se rapprocher du vice que de tomber dans la férocité. . . . Ah ! Monsieur, vous me trahiriez, vous diriez tout à ma mere. . . . Eh, non, Mademoiselle, prenez des idées plus dignes de moi. Madame votre mere est une bonne femme ; elle est faite pour confier ses rêves, & non pour arracher des secrets : on l’écoute ; & si l’on est humain on accepte son amitié ; mais on ne fait pas des crimes pour se l’assurer. Parlez-moi sans inquiétude & sans mystere ; croyez que je suis digne. . . . Eh bien, Monsieur, je vous aime ; votre caractère, votre esprit, votre figure. . . Ah, n’achevez pas ; laissez-moi croire mon bonheur : tout sembloit s’accorder à m’en instruire, & j’en voulois douter ; je languissois, je mourois chaque jour, & l’espérance m’étoit impossible. . . .
J’eus la cruauté de l’interrompre en sonnant de toutes mes forces. Ma mere entra, ainsi que les domestiques que j’avois prévenu. Le scélérat fut bien-tôt mis à la porte.
Ma mere étoit furieuse ; je profitai de l’état où elle étoit, pour obtenir d’elle la permission de vous écrire cette Lettre, où j’ai eu le soin de conserver tout le respect que je lui dois, quoique j’aye tout dit. Je ne doute pas, Monsieur, que vous n’en fassiez un usage utile, & que vous ne me donniez, pour consolation de tout ce que j’ai souffert, le plaisir de lire vos sages réflexions. J’ai l’honneur d’être, &c.
Conclusion. L’estimable personne qui m’écrit, n’a pas expliqué toute sa pensée dans l’exorde de sa Lettre, & peut-être que l’histoire qu’on lit dans cette Lettre ne suffit pas pour répandre toute la clarté nécessaire sur ses motifs. Je vais obvier à cet inconvénient, & ce sera lui répondre. Le but qu’elle s’est proposé est d’apprendre aux femmes qui quittent le monde, le malheur qui les attend dans la retraite. La plupart y portent un cœur encore très-sensible, & pour celles-là, l’habitude de voir un homme estimé, est un chemin tout fait qui les mene à l’amour, pour peu que cet homme cherche à faire de l’impression sur elles. L’autre partie n’a pas dépouillé la vanité ; il faut à son orgueil un témoin qu’il puisse abuser par les apparences de la vertu, & l’homme le plus estimé sera la duppe qu’il préférera. Telles sont les idées qui occupent une femme le jour qu’elle s’immole à la retraite ; ou telles sont du moins les idées qu’elle y trouvera dès qu’elle s’y verra ensevelie. Son sort va donc dépendre de l’artifice du premier mortel adroit qui voudra usurper son estime ! Il est de mon devoir de la prévenir là-dessus ; je suis obligé de lui dire, qu’il y a une quantité d’imposteurs qui briguent en secret l’honneur de la dupper. Ce sont des hommes, que la cupidité ou l’ambition dévore : le monde, qu’ils paroissent mépriser, n’a point de charmes particuliers ausquels ils ne payent l’hommage d’un desir. Ils ont contracté un engagement terrible, en publiant qu’ils vouloient toujours marcher sous les drapeaux de la raison ; ils le sentent à chaque instant ; & sans l’espoir de se procurer de douces consolations, ils briseroient leurs chaînes odieuses ; mais ils ne craignent pas d’en être réduits à cette extrémité, parce qu’ils connoissent la nature humaine, & qu’ils sçavent, qu’avec de l’esprit & de l’audace on vient à bout de n’être malheureux dans aucune situation. Voilà les hommes à qui les femmes confient leurs pensées, après le repentir des plaisirs : par elles ils apprennent tout ce que l’ame est capable de sentir ; & par elles ils apprennent même à sentir : pourroient-ils réprimer un desir qui vient les enflammer, & dont le succès leur est garanti par l’occasion ! Une femme qui dit qu’elle a aimé, aime encore en ce moment ; elle se rappelle les douceurs, les circonstances d’un sentiment vainqueur, & ce souvenir se grave, à l’instant même, dans un cœur qu’il amollit toujours : le confident qui voit tant de foiblesse dans un aveu fait avec plaisir, se promet de multiplier les causes de ce repentir, & rarement y est-il trompé. Il faut donc apprendre aux femmes, qui sont du moins de bonne foi, que le danger qu’elles se dissimulent est pressant ; qu’il est inévitable ; qu’une providence perpétuellement attentive & bienfaisante, peut seule els en garantir ; il faut leur dire, qu’en ces sortes de surprises, après la séduction du cœur, vient celle de l’esprit ; qu’on s’expose à n’avoir plus de volonté après avoir confié toutes ses pensées ; qu’un homme ambitieux s’étant une fois emparé du sentiment & de la confiance, exerce le despotisme le plus absolu sur toute une maison. Les exemples en sont très-communs, & c’est un fait dont la possibilité n’est plus douteuse après ce que j’ai dit. Je pourrois citer le méprisable ami de Madame de F * * *, qui, depuis dix ans, l’a rendue cent fois criminelle envers la nature ; le Chevalier de L * * *, qui préférant les honneurs de la législation, aux plaisirs de la bonne fortune, ausquels il étoit appellé par l’art de plaire, a fait e l’hôtel de * * sa retraite & son empire, & en a chassé, depuis cinq ans, les amis & les enfans, pour tyranniser en paix les domestiques. Je citerois encore le barbare D * * *, qui n’a pas rougi d’endurcir le cœur de la plus tendre des meres, pour la plus aimable des filles, au mépris de la pénétration des honnêtes gens. Je pourrois démasquer le * * du P * * * ; le * * V * *. M. d’* * *, enrichis, ou devenus célébres aux dépens de leurs proyes ; mais je n’ai pas dessein de faire un libelle. Je finirai, en disant aux femmes qui quittent le monde, par quelque motif que ce puisse être, qu’elles ne sçauroient trop réfléchir, trop examiner, trop différer, lorsque l’ennui de la réforme les portera à vouloir goûter encore les douceurs d’une société. On voit rarement ces sortes de liaisons réussir pour la femme qui les prend ; & mille fois on les vit devenir funestes à toute une famille. Celle qui ne s’y livre que par sensibilité, a toujours, quoique séduite, des retours de raison qui l’éclairent sur les horreurs dont elle devient l’instrument, & elle vit dans une agitation continuelle ; celle qui n’est décidée que par l’amour propre, éprouve, qu’au lieu du tribut de louanges qu’elle se promettoit, en cherchant un admirateur de sa vertu, elle s’est soumise à payer elle-même ce tribut humiliant. On lui prodigue les avis, si elle fait une démarche, & les reproches, si elle fait une faute. Elle est obligée d’obéir toujours ; & elle reconnoît enfin, qu’un homme qui place toute sa gloire & tout son bonheur à diriger l’esprit d’une femme, ne peut être qu’un tyran. Elle voudroit alors briser ses chaînes, mais la révolte seroit dangereuse ; sa raison le lui dit, & cette pensée vient mettre le comble à sa douleur. Voilà le fort qui est reservé aux femmes dont l’intérêt m’a animé dans ce chapitre. Ne feront-elles aucune réflexion qui me dédommage de la tristesse que leur malheur a dû répandre dans mon ame ?

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Brief/Leserbrief

Metatextualität

Lettre du Spectateur,

A M. De * * *.

Permettez-moi, Monsieur, de vous demander grace pour vous-même, dans une occasion où il est aisé de voir que vous bravez trop le danger. Je sçais, Monsieur, que vous ne craignez point la mort, & que c’est vous faire mal sa cour que d’entreprendre de vous donner cette crainte, méprisable à vos yeux : mais vous aurez peut-être assez d’équité pour convenir, en vous-même, qu’un Spectateur, ami des hommes, ne doit point applaudir aux accès de l’imagination ; & certainement une bravoure téméraire ne mérite que ce nom, quand aucune circonstance n’oblige nécessairement à mépriser les suites qu’elle peut avoir. Si vous doutiez de ce danger qui m’effraye pour vous, il seroit aisé de vous faire concevoir, qu’il est aussi grand que votre erreur. Vous sçavez, Monsieur, qu’Ovide, après avoir fait les délices de Rome par ses Vers, fut relégué dans le fond de la Sibérie, sans reconnoissance pour ses talens enchanteurs, ni sans égard pour sa naissance illustre ! Quel crime avoit commis Ovide ? L’Etat étoit-il menacé d’une horrible révolution par ses intrigues ? Avoit-il conspiré contre les jours d’Auguste ? Non, Monsieur ; l’amant des Muses n’étoit point ambitieux ; il connoissoit un bonheur plus doux que celui de régner ; & il se contentoit de soupirer auprès du trône, des Vers digne de charmer l’ennui des Rois ! Avoit-il offensé le Tiran de Rome, comme on l’a cru, en se faisant aimer de sa fille ? S’étoit-il rendu criminel par son art d’aimer, comme on l’a dit ? Non, Monsieur, rien de tout cela ne fut, ni ne lui fut reproché. Des Sçavans ont écrit des volumes sur la cause de sa disgrâce, & ne l’ont point connue ; des Poëtes de ce tems-là, n’ont laissé que quelques vers sur cette cause, & nous ont mieux instruit. Ovide ne fut jamais criminel ; mais il avoit vû des crimes dans la maison d’Auguste ; & un regard, qui peut-être n’étoit pas volontaire, le perdit sans retour. Son exil affreux fut motivé, & l’univers fut abusé par des conjectures ; on le voyoit trop puni, pour le croire innocent ; la prévention s’appuyoit de l’excès de son malheur, plus encore que de l’applaudissement que les lâches Courtisans donnoient à sa sentence, pour le condamner avec le Tiran ; mais certainement il n’étoit point coupable, & tout son crime étoit de sçavoir un secret dont un homme sans mœurs étoit obligé de rougir. Le secret que vous avez surpris malgré vous, Monsieur, n’est point de cette nature, & vous n’avez point affaire à un Roi ; mais si vous connoissiez bien l’espéce d’homme que votre pénétration vient d’armer contre vous, vous verriez que vous êtes plus en danger qu’Ovide. Cet homme est un hypocrite, & vous l’avez surpris dans les égaremens de l’amour : il est puissant, intriguant, vindicatif : pour conserver sa gloire, & se consoler de n’être plus qu’un fourbe à vox yeux ; vos jours, votre gloire du moins lui coûteront peu à sacrifier ; il vous prêtera des crimes auprès de vos supérieurs ; il seroit capable d’en faire lui-même pour pouvoir vous en accuser. L’hypocrisie démasquée ne respire plus que vengeance & que trahison. Vingt bouches infidéles vous accuseront, & vingt mille vous condamneront, sur la premiere accusation : le Royaume retentira d’un crime que vous n’aurez pas commis ; vous serez regardé, & peut-être traité, comme un homme infâme ; & vous connoîtrez alors, que votre courage ne fut que de l’imprudence. Ne comptez point sur votre innocence ; cette ressource trompeuse a perdu plus de malheureux qu’elle n’en a sauvé : l’innocence peut bien servir dans la suit à rétablir une mémoire deshonnorée, mais elle ne suffit pas pour confondre une ligue formée par la calomnie : elle donne une confiance, une fierté funestes ; l’inaction, la létargie ; plus funestes encore, les suivent toujours ; & pendant que l’innocence s’endort dans la sécurité, la méchanceté conspire & lui prépare un réveil affreux. Je pourrois vous citer mille preuves de cette vérité fatale. Vous sçavez par cœur la réponse de Philoctéte à Œdipe : Ce n’est point moi, ce mot doit vous suffire. Cette réponse est digne d’un Héros, mais malheureux qui se contenteroit d’en faire de pareilles au Public ou à son Juge : pendant que le rival d’Hercule faisoit admirer sa noble fierté au Monarque des Thébains, la calomnie armoit contre lui une pouplace crédule, & se servoit même du ton sublime que prenoit son innocence, pour persuader qu’il n’étoit pas innocent. Croyez-moi, Monsieur, ne mettez pas le comble au malheur de vos affaires ; ne vous rendez pas plus malheureux que vous n’êtes ; personne ne pourroit vous tirer du gouffre ou vous vous seriez plongé : je connois l’hypocrisie ; je connois votre ennemi. Vous l’avez humilié ; ne l’irritez pas : le meilleur conseil qu’on puisse vous donner, le seul que vous deviez suivre, c’est de le prevenir en votre faveur ; de vous attacher à ses pas ; de lui jurer, que jamais aucun motif ne sera capable de vous faire parler de ce que vous êtes desespéré de sçavoir. Il ne vous croira pas peut-être ; ou s’il vous croit, il vous en haïra peut-être d’avantage ; il ne verra qu’avec fureur un procédé si généreux ; mais c’est pourtant le parti le plus sage : tout autre parti que vous voudriez prendre, celui de le braver sur-tout, vous exposeroit plus surement, & vous auriez, par-dessus le mal qui vous en arriveroit, ce mal de la conscience, ce regret desespérant qui marche toujours à la suite de l’imprudence. Je sçais qu’il est affeux <sic> , pour un homme d’honneur, de s’humilier aux pieds d’un misérable ; mais en vous plaignant d’y être contraint, je réponds à toutes vos objections, par un mot. Ne faisons pas l’honneur plus sévére qu’il n’est : disons même qu’il y a bien des passions, & bien des préjugés qui prennent son nom auguste. Cette loi du monde, par exemple, qui interdit tout ménagement & toute marque de considération pour l’être vicieux que la société réprouve ; cette loi, dis-je, n’est qu’un préjugé ; & la nature ne fut pas assez consultée par ceux qui l’établirent d’abord. L’estime pour cet être odieux, seroit vive, & la considération réelle, seroit bassesse ; mais une simple démonstration, n’est que prudence, si la circonstance l’exige. Nous sommes fait pour veiller à nos intérêts, à notre conservation ; & la raison nous y oblige autant que la nature ; il ne faut point d’autorité pour prouver cela, ni d’argument contre ceux qui pensent le contraire ; or, vous êtes plus que personne dans le cas d’employer cette ruse de guerre, puisque vous avez affaire à un ennemi que n’en négligeroit aucune pour vous perdre. Je vous promets que l’honneur n’en murmurera point ; & comme nous ne sommes plus dans ces tems barbares où l’on mettoit l’honneur à faire des actions extravagantes, ou feroces ; les honnêtes gens vous applaudiront au contraire, & l’on peut vous répondre de leur approbation. Vous serez surpris, Monsieur, que je vous écrive une Lettre si contrariante, sur un sujet que vous croyez avoir bien examiné ; vous serez encore plus surpris, que je prenne un si vif intérêt à ce qui vous regarde, n’ayant pas l’honneur de vous connoître. Je répondrai à tout cela, que j’aime les hommes ; que mon attachement pour eux me donne une sagacité pour ce qui les concerne, que souvent eux-mêmes n’ont pas ; & qu’il suffit que leur intérêt me soit connu, pour que j’agisse pour eux comme si leur personne m’étoit bien chere. On m’a parlé de votre aventure avec confiance, & de votre résolution avec douleur ; j’ai vû que vous êtiez aimé ; il ne m’en a pas fallu d’avantage pour souhaiter vivement de vous être utile ; je me suis imposé comme devoir, ce qu’on ne me demandoit que comme grace, étant bien éloigné de ressembler à ces hommes froids qui mesurent toutes leurs démarches, & appellent circonspection ce qui est insensibilité. J’ai l’honneur d’être, &c. Le Spectateur.