Comme Spectateur, j’ai été plusieurs
fois cette année à la Salle où l’on expose tous les ans les
nouveaux ouvrages de nos plus habiles Peintres ; & comme
Spectateur aussi je dirai, non ce que j’y ai vû, mais ce que j’y
ai entendu. L’analyse de ces sortes de productions n’appartient
qu’aux Maîtres de l’Art ; nous profanes, qui n’avons que des
yeux, nous devons nous taire. Peut-être dirois-je des sotises si
je voulois rendre compte de ce que j’ai pensé & de ce que
j’ai senti en voyant les Tableaux de cette année. Le proverbe si
connu, ce n’est point aux aveugles à juger des couleurs,
renferme pour moi un utile conseil ; & je l’aurai toujours
gravé dans ma mémoire pour m’épargner le remord d’avoir fait
parler mes passions particulieres en voulant
prononcer sur des ouvrages dont je ne pouvois bien connoître ni
le mérite, ni les défauts, mais dont j’aurois voulu rendre les
Auteurs ridicules, par des motifs particuliers. Trop de gens,
souillés chaque jour de cet horrible crime, m’ont appris à me
retenir sur le bord d’un panchant dangereux ; & le mépris
qu’ils m’ont inspiré en les entendant parler avec une injustice
qu’ils ne devoient pas se dissimuler, & qu’ils ne se
dissimuloient peut-être pas, me servira toujours de leçon.
D’autres motifs encore que ceux de l’honneur & de la
conscience, m’empêcheront toujours de violer la loi que je
m’impose ; le désir de plaire, la crainte d’avoir des ennemis,
& d’en mériter ; l’envie si sage d’être du ton des autres,
de n’offusquer personne, de paroître toujours avec cette
modestie qui nous assure l’hommage de l’esprit & du cœur :
trésor inépuisable de douceurs & d’avantages encore plus
réels : la fureur de juger, nous ôte la liberté de
puiser dans cette source précieuse : que dis-je ! elle nous rend
insensibles à la perte des biens qu’elle nous enleve & dont
elle nous rend indignes. Ceux qui aiment à juger de ce qu’ils ne
connoissent pas, aiment bien-tôt à juger de tout ce qu’ils
connoissent. Dès-lors ils parlent toujours, critiquent toujours,
& ne se doutent pas qu’il y ait du plaisir à sentir.
Incommodes à ceux qui n’ont pas l’esprit si difficile ou si
méchant qu’eux ; odieux même à ceux qui leur ressemblent, parce
qu’ils ne leur laissent pas la liberté d’exhaler le venin qui
les consume, ou le feu qui les dévore ; ils tombent dans une
barbarie à quoi rien ne peut plus mettre fin ; car ils prennent
de la haine pour ceux qui, estimant de bonne foi un ouvrage bien
fait, les contrarient pour les éclairer ; le monde les importune
& ne leur paroît plus qu’une nombreuse assemblée de
marionettes, parce qu’on y est dans l’habitude de
protéger les choses de sentiment, & celles de goût ; on voit
leur mépris pour des approbateurs qui osent avoir une ame &
s’en rapporter à elle pour juger des choses qui l’enchantent :
aussi le monde leur rend-t-il le mépris qu’il leur inspire,
& jamais dette ne fut mieux payée. Pour moi, qui ne pense
pas autrement que ce même monde, j’ose avouer que l’engouement,
la louange excessive, dans le cas même où ils décélent le plus
de mauvais goût, me paroîtront toujours préférables à la
critique continuelle : tout de même que je préfére l’ami de tout
le monde, à l’homme dur qui n’aime rien. On peut croire qu’il y
a encore plus de défaut dans une ame qui ne peut rien goûter,
que dans la chose même qui mérite le moins d’inspirer un certain
goût. Beaucoup de Gens de Lettres, attaqués ici,
quoiqu’indirectement, me reprocheront ma franchise, qu’ils
rejetteront sur l’humeur ! Je leur répondrai,
au risque de tout ce qui pourra m’en arriver, que j’ai voué ma
plume à la vérité, & qu’il n’y a d’humeur à la dire,
qu’autant qu’elle ne peut produire un bien. Ils me pardonneront
peut-être, en cette considération, de montrer plus de respect
pour mon devoir, que d’indulgence pour leur passion. Ils sçavent
d’ailleurs, que je leur ai fait souvent le reproche que je leur
fais ici, & ils ne seront pas surpris, que ce que j’ai osé
leur dire, j’ose l’imprimer. S’ils font quelqu’attention au
fondement de ma critique, ils pourront s’épargner de justes
reproches de la part des femmes ; car rien n’égale leur peu
d’attention pour elles lorsqu’ils sont entr’eux ; & les
femmes ne pardonnent pas ces sortes d’offenses ; ils empêcheront
aussi, que le commun des gens du monde, qui prend naturellement
la critique pour la méchanceté, ne les accuse d’être très-méchans, en voyant qu’ils critiquent toujours ; &
tout le corps de Gens de Lettres y gagnera une certaine
considération, qui n’est ni assez générale ni assez établie,
parce qu’il n’y a pas, de la part de tous les membres, une
certaine attention à laisser croire du moins qu’ils sont
capables d’indulgence & de sentiment. Je me suis écarté de
mon sujet, & je m’apperçois qu’il est tems que j’y revienne.
Je voulois parler des sotises que j’ai entendues au Salon,
toutes les fois que j’y suis allé cette année. Leur effet a été
de me faire réfléchir sérieusement a <sic> leur principe ;
& c’est sur ce principe que je vais raisonner. Chaque jour
j’entendois répéter ces rêveries si communes, sur la différence
des anciens Peintres & modernes. Il y avoit là toujours
cinquante personnes très convaincues, que les meilleurs tableaux
qu’on ait exposés depuis dix ans, ne valoient pas les foudres
& les tempêtes représentées autrefois par
Appelles, ni les petits tableaux vendus si cher par le trop
fameux Timanthe ; je voyois des esprits en délire, &, dans
l’accès d’une fermentation terrible, capables de dire des
injures à quiconque auroit entrepris de leur persuader, que
Vanloo & Greuze ne sont pas de misérables apprentifs. Cet
entêtement aveugle & grossier, vient certainement
d’ignorance & de défaut de sentiment ; mais il vient aussi
d’une prévention fatale & successive ; fruit malheureux de
quelques éloges infidéles, que dicta autrefois l’enthousiasme, à
des hommes sans goût & sans connoissance ; ces éloges sont
restés, on les lit encore ; & comme on veut qu’il n’y ait de
beau que ce qui a été fait il y a trois mille ans, il est
naturel aussi, qu’on ne regarde comme vrai que ce qui a été
écrit il y a vingt siécles. Qu’on ose critiquer ces éloges,
& douter de l’exclusive supériorité des ouvrages qu’ils ont voulu immortaliser ; on se fera dire
d’horribles injures. Autrefois, la Motte osa dire, qu’Homere
avoit des défauts, & Madame Dacier eût étranglé la Motte, si
elle l’avoit pu. J’oserai cependant écarter le voile de la
superstition, & le déchirer, s’il est possible. Les hommes
ne seront jamais heureux, que lorsqu’ils verront clairement la
vérité ; & dès-lors, la hardiesse, pour moi, est un devoir.
Mais je ne suis point connoisseur, & il n’est pas permis
d’attaquer les chimeres de l’enthousiasme, sans les lumieres
d’une profonde connoissance. J’emploierai des armes plus
respectables & plus sûres de triompher, que les miennes. En
feuilletant des livres, il y deux ans <sic>, je trouvai un
morceau historique sur la plupart des Peintres anciens ; je
sentis que l’Auteur s’étoit trop livré à son génie admirateur :
je confiai ce ridicule écrit à un Académicien très-célébre,
exigeant de son amitié pour moi, qu’il le lût &
le critiquât : il le fit, & n’y épargnat pas la vérité,
quoiqu’avec un certain ménagement pour nos frondeurs. Je fis
usage, dans le tems, de ce morceau, & des réflexions du
judicieux Artiste. Mais en le relisant depuis, je me suis
toujours reproché de l’avoir fait imprimer tel qu’il étoit. Deux
grands défauts sut-tout s’y font sentir. La prolixité & la
grossiereté du style. Je vais réparer mon tort, puisque
l’occasion s’en présente aujourd’hui. Je réduirai à quinze
pages, ce qui en occupoit plus de quarante ; & pour faire
voir que je ne cherche point à m’épargner de la peine, en
employant quelquefois des morceaux tout faits, je prendrai la
peine d’écrire moi-même celui-ci. . . . . Je préviens le
Lecteur, que l’ordre chronologique n’est point suivi dans ces
éloges, & c’est une faute que mon correspondant fait sentir
dans des remarques générales qui suivent ses premieres
réflexions. Le fameux Appelles, natif de l’Isle de
Cô, florissoit environ l’an du monde 3650. Il porta le talent
jusqu’à la perfection, en exprimant fidélement ce que le pinceau
ne sçauroit rendre, comme, par exemple, les foudres & les
tempêtes
1, Pinxit Appelles, que
pingi non possunt ; tonitrua, fulgetra, gulguraque, &c.
Plin. L. 35, C. 10. On croyoit entendre dans ses tableaux le
bruit terrible des tonnerres, & le choc éclatant des nues,
toutes tranchées d’éclairs. On y jugeoit aussi, facilement, du
tems qu’avoit vécu, ou que devoit vivre la personne qu’il avoit
peinte ; & même on y distinguoit les affections
& les mouvemens de l’ame
2. Pline assure, qu’Alexandre, épris de
son talent, ne voulut être peint que par lui. L’on dit aussi,
qu’il avoit coutume de mettre au bas de ses tableaux, ce mot
Latin, Faciebat, mais qu’il mit celui-ci, Fecit, au bas de trois
de ces portraits, pour faire entendre, qu’il avoit surmonté,
l’art, la nature
3& soi-même. La
premiere de ces trois excellentes piéces, fut le portrait
d’Alexandre, tenant en main le foudre de Jupiter. Il étoit si
fini, que ce Prince le lui paya, selon Pline, vingt talens, qui
font en notre monnoye, trois cent soixante mille livres. Le même
Prince fit placer ce portrait pour ornement, dans le Temple de
Diane. La seconde, fut, dit-on, une Vénus endormie, mais
représentée si bien au naturel, qu’en s’approchant pour la voir,
il sembloit qu’on dût craindre de l’éveiller. La troisiéme,
enfin, fut un portrait de la même Vénus, que cet excellent
Artiste représenta sortant de la mer. Cet ouvrage fut regardé
comme le chef-d’œuvre de la Peinture. Ce qui reléve sur-tout son
mérite, c’est qu’il n’étoit qu’ébauché, (la mort ayant surpris
son Auteur lorsqu’il y travailloit) & qu’aucun Peintre n’osa
entreprendre de l’achever. Il fit encore plusieurs
chef-d’œuvres ; entr’autres, le portrait d’un Athléte, ou
Lutteur des Jeux Olympiques, qu’il peignit tout nud, mais avec
tant de délicatesse & d’artifice, qu’on y pouvoit distinguer
jusqu’aux arteres, aux veines, & aux pores même de la
peau
4. Antiphile, natif d’Egypte, fut aussi
très-célébre : il s’immortalisa par un Enfant dépeint dans
l’obscurité, le corps courbé, & la bouche appliquée sur un
petit feu, qu’il sembloit exciter peu-à-peu par son soufle, de
façon que tout le lieu en paroissoit de fois à autre à demi
éclairé
5.
Androcidès, se rendit très-recommandable par la représentation
de la fameuse victoire que remporterent les Thébains sur ceux de
Platée. On faisoit aussi grand cas des poissons, qu’il peignoit
admirablement, parce qu’il en faisoit sa nourriture
ordinaire
6. Appollodore, Athénien, se fit connoître dans la
quatre-vingt-treiziéme Olympiade. Pline lui attribue la gloire
d’avoir le mieux imité la nature dans la représentation des
visages, Primus species exprimere instituit, & d’avoir
trouvé l’invention de mêler agréablement les
couleurs, & de disposer à propos le clair & l’obscur,
que quelques-uns disent être une des plus belles parties de
l’Art
7. Aristides, Thébain, s’est rendu célébre pour avoir
trouvé le secret de peindre avec de la cire, & l’on doit sur
cela lire Pline qui en parle, L. 35, C.11. Cette sorte de
Peinture, dont on peignoit ordinairement les navires, étoit si
solide, & s’imprimoit si fortement, dit cet Auteur, que ni
l’ardeur du soleil, ni la force de l’eau, ni l’humidité de l’air
& des vents, n’étoient capables de l’altérer. C’étoit un
secret admirable, mais qui s’est perdu depuis
8. Cimon, Cléonien, qui vivoit dans la
soixante-dixiéme Olympiade, se rendit illustre pour avoir réussi
parfaitement à rendre les cavités, les plis, les bosses,
l’étoffe enfin de la draperie & des vêtemens
9. Dioclès, disciple
d’Appelles, a l’honneur d’avoir inventé le portrait en profil.
On dit, qu’ayant entrepris, avec deux autres disciples du même
Maître, le portrait du Roi Antigonus qui avoit perdu un œil à la
guerre ; l’un le peignit avec son œil crevé ; l’autre le
représenta dans l’âge où il n’avoit pas encore éprouvé cet
accident ; & celui-ci, plus adroit, prit le milieu de l’Art,
& le peignit en profil. Aussi fut-il couronné
10. Euphranor, Corinthien, qui vivoit dans la cent
quatriéme Olimpiade, fut également habile, & dans la
Peinture, & dans la Sculpture. Pline dit, qu’il a excellé,
sur-tout, dans la symétrie
11. Hygion, ou Hygienon,
natif d’Athene, selon Pline, fut le premier qui remarqua &
fit connoître la distinction du sexe entre l’homme & la
femme ; les figures ayant été jusqu’à son temps dépeintes d’une
maniere si imparfaite, pour la plupart, qu’à peine pouvoit-on
dire de quel sexe elles étoient
12. Il florissoit dans la
soixante-dixiéme Olympiade. Nicias, natif
d’Athenes, & fils de Nicomede, vivoit dans la cent douziéme
Olympiade. On dit, qu’il excella sur-tout dans la maniere de
représenter les animaux & sur-tout les chiens ; & qu’il
avoit coutume de travailler en chantant, ce qui remplissoit ses
ouvrages d’une gayeté charmante. De-là vient, que S. Augustin
conseilloit, pour bien réussir dans son travail, de le faire
gayement, & de marier, autant qu’il se pouvoit, le son de la
voix avec l’exercice des mains.
13 Panéus, frere de
Phydias, & natif de Corinthe, étoit en vogue dans la
quatre-vingt-troisiéme Olympiade. On dit, qu’il fut le premier
qui ouvrit la bouche à ses figures
14. Parrhasius, natif, d’Ephese, & fils d’Evenor,
commença à se distinguer dans la Peinture vers l’an 3630. On lui
attribue d’avoir le mieux observé les proportions dans les
figures, & donné de la grace aux cheveux. On le taxe d’avoir
été fort cruel, & d’avoir donné l’exemple de l’horrible
inhumanité, imitée depuis par Michel-Ange
15. Protogènes, natif de Caune, ville
de Carie, Peintre des plus renommés de l’antiquité, étoit
contemporain d’Appelles. Elian & Plutarque, disent qu’il fut
sept années à faire le portrait de Jalyse, Fondateur d’une ville
du même nom, située dans l’isle de Rhodes
16. Appelles l’admirat, malgré la prodigieuse estime qu’il avoit
pour lui-même ; mais il ne voulut jamais le regarder comme son
rival, à cause que ce dernier ne donnoit pas une grace parfaite
à ses portraits, & ne pouvoit, comme lui, interrompre
facilement son travail.
17On
sçait la rencontre que ces deux Peintres eurent ensemble sur ces
deux lignes qu’ils tirerent en l’absence l’un de l’autre, sur
une même toile, & sur la délicatesse desquelles tous deux,
alternativement, se confesserent vaincus
18. Théon, Natif de l’Isle de Samos,
Peintre des plus renommés, étoit en vogue du
tems de Philippe de Macédoine. Elian rapporte, qu’ayant dépeint
un Gendarme à cheval qui sortoit à l’imprévûe de la ville, &
qui s’alloit jetter tout furieux sur l’ennemi, il ne voulut
point l’exposer aux regards des curieux, qu’il n’eût fait sonner
auparavant le bouteselle
19. Timante, Peintre illustre ;
florissoit vers l’an du monde 3600. Quintilien & Pline, lui
donnent la louange d’avoir fait voir dans ses ouvrages beaucoup
plus de choses qu’il n’en metroit. Témoin le Cyclopéde dormant,
qu’il représenta sur une piéce de cuivre de la largeur de
l’ongle, étendu de son long, & entourné de Satyres, qui lui
mesuroient le pouce avec une gaule, afin de sçavoir les
dimensions de sa stature gigantesque
20. Zeuxis, natif d’Héraclée, fut un des Peintres les
plus célébres de l’antiquité. Il eut la gloire de surpasser, en
quelque maniere, le fameux Parrhasius, en ce qu’il sçut
adroitement le tromper par la representation d’un rideau, quand
celui-ci n’avoit pu tromper que des oiseaux par la peinture de
ses raisins
21.
Remarques
générales.
Le morceau précédent, curieux en ce qu’il
donne ce qu’on recueille des Historiens sur les anciens Peintres
Grecs, est cependant défectueux par l’ordre alphabétique que
l’Auteur y a donné : on ne peut par le moyen suivre les
gradations par lesquelles l’art a pu parvenir à la
perfection. Les Adorateurs de l’Antiquité y trouveront sans
doute l’idée des plus grandes beautés de la Peinture. Cependant
si l’on veut peser la valeur des éloges, la plupart tombent sur
des choses de si peu d’importance, & souvent si ridicules,
qu’il paroîtra évident que ces Ecrivains n’avoient point, ou
très-peu de connoissance dans l’Art dont ils ont parlé. Ne
seroit-il pas pardonnable d’oser croire qu’ils nous ont transmis
sans choix les fables que leur débitoient les Grecs, grand
admirateurs de tout ce qui étoit dans leur pays. Il semble qu’on
lise l’Histoire de Cimabué du Chiotto, & de ces autres
mauvais Peintres qui n’ont fait qu’ouvrir la voye, & que le
vrai mérite de leurs successeurs a fait oublier, si ce n’est aux
citoyens de villes où ils sont nés, qui ont un intérêt de gloire
à les vanter. Cimon fait la découverte de ce qui saute aux yeux,
& sans quoi il n’y a ni peinture, ni dessein.
Il arrive à représenter les cavités & les bosses des plis
des draperies. Hygion parvient à mettre quelque différence entre
les deux sexes. Paneus, frere du célébre Phidias, ose hazarder
d’ouvrir la bouche à quelques-unes de ses figures. Le fameux
Timanthe doit une partie de sa célébrité à un tableau grand
comme l’ongle. Plusieurs années après, Apollodore invente le
mélange des couleurs pour peindre la chair & le clair
obscur. Qu’étoit donc la peinture auparavant ? Il est vrai que
ce sont les Peintres les plus anciens, & que l’Art pouvoit
être encore dans son enfance ; mais les fameux Zeuxis &
Parrhasius, dont les morceaux les plus célébres sont des raisins
& un rideau ! le grand Appelles même qui peint le visage des
personnes de maniere à faire deviner non-seulement leur âge,
mais même combien ils vivront ! qui se donne la peine de rendre
jusqu’aux pores de la peau ! un [Protogenes#H::Protogènes] qui met sept ans à faire un portrai ! Que conclure ?
sinon, ou qu’on entend mal les Auteurs, ou que ce font de
mauvais Juges. Leurs éloges ridicules ne donnent aucune lumiere
sur les talens de ces Peintres célébres, & n’opposent rien
de solide au doute qu’on pourroit former de la véritable valeur
de ces maîtres, relativement au degré où l’art a été porté dans
les derniers siécles. Ce qui donne le plus de force aux
conjectures favorables, pour justifier le respect que nous
portons à ces noms illustres ; c’est la véritable beauté des
Sculptures antiques qui nous sont restées. Mais il est à
remarquer qu’on n’en attribue aucune avec certitude, à ces noms
consacrés avec tant de vénération dans l’Antiquité ; les
Phidias, les Praxiteles, &c. On en infere ordinairement que
leurs ouvrages étoient encore supérieurs à ceux que nous
possédons, mais on en pourroit conclure tout autre
chose ; c’est-à-dire, que les Grecs avoient consacré les noms
des premiers Inventeurs des arts qui étoient arrivés à quelque
dégré de beauté, quoique inférieurs à ceux qui les ont ensuite
perfectionnés. L’art devenu plus commun, son mérite, quoique
peut-être plus grand, a dû moins étonner. On pourroit ne pas
trouver ce doute sans fondement, si l’on vouloit faire attention
aux honneurs divins accordés aux Inventeurs des choses les plus
ordinaires & les plus nécessaires à la vie, comme le
labourage, l’art de préparer le bled, & autres. Panéus, le
frere de Phidias, c’est-à-dire, du plus grand sculpteur qui ait
jamais existé, plusieurs années avant qu’Apollodore eût inventé
le mélange des teintes & le clair obscur, est vanté pour
avoir le premier osé ouvrir la bouche de ses figures. La
Peinture faisoit des progrès bien lents, en comparaison de la
Sculpture, ou Phidias n’étoit pas aussi grand
Artiste qu’on le suppose. On se refuse à accorder sa croyance
aux noms de Phidias & de Praxiteles, inscrits sur les
piedestaux des deux grouppes qui sont à Monte Caballo, parce
qu’on ne trouve pas ces ouvrages dignes de l’opinion qu’on a de
ces Sculpteurs. Cependant il est difficile qu’il n’y ait eu
aucun fondement à cette assertion. Sans cela, on eût pû mieux
choisir pour placer ces noms illustres. Concluons que le doute
subsiste avec fondement, & que l’autorité des Auteurs qui
nous sont parvenus, est de peu de valeur, vû les petitesses
qu’ils nous vantent avec emphase.