Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XIII.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.4123
Niveau 1
Discours XIII.
Niveau 2
Metatextualité
Un homme m’écrit, de la Rochelle,
une Lettre assez longue, contre l’usage très-commun où l’on
est aujourd’hui, de répandre quantité d’équivoques &
d’obcènités dans la conversation.
Niveau 3
« Les hommes, dit-il, en ont fait
un talent ; & les femmes, qui d’abord se contentoient
d’applaudir ; imitent, en attendant de surpasser. »
Metatextualité
Cette Lettre renferme des choses
bien dites & bien vûes ; & elle trouvera un jour
place dans un de mes Cahiers. Je me contenterai de traiter
aujourd’hui un autre sujet, que le même inconnu me conseille
de ne pas négliger.
Niveau 3
« Pardonnez, me dit-il, si je vous
distrais encore un moment. Jusqu’à présent vous n’avez point
parlé des mensonges polis, que l’un & l’autre sexe
débitent tous les jours : il me semble
cependant, que cette matiere doit faire naître bien des
réflexions à un homme tel que vous. Vous êtes Spectateur,
Monsieur, & vous ne pouvez ignorer. . . . Mais je dois
sçavoir moi-même, que l’étendue de vos engagemens vous est
assez parfaitement connue, & que vouloir vous les
rappeller, seroit ingratitude & fatuité. »
Metatextualité
Je remercie mon Correspondant, de
la bonne opinion qu’il daigne avoir de moi, & je place
ma reconnoissance, à traiter sans délai le sujet qu’il a la
bonté de m’indiquer. J’ai lû les réfléxions qui suivent,
dans les Œuvres postumes du célébre Archevêque de
Cantorbery. Celles que je pourrois faire moi-même, ne
sçauroient les égaler, & je crois que le Public me
sçaura gré de lui avoir sacrifié mon amour propre, &
d’avoir préféré, pour lui, le mieux au bien.
Niveau 3
« Entre une foule
d’exemples, dit cet Ecrivain, qui ne prouvent que trop la
corruption du siécle où nous vivons, le manque de sincérité
n’est pas un des moindres. La dissimulation & les
complimens sont aujourd’hui si fort à la mode, que les
paroles ne signifient presque plus les pensées. En effet, si
un homme fuit les mouvemens de son cœur, s’il déclare au
juste ce qu’il pense, & s’il ne témoigne aux autres plus
d’amitié qu’il ne doit, ou qu’il n’en ressent, à peine
évitera-t-il le blâme d’être mal élevé. Cette ancienne
sincérité angloise, cette généreuse candeur, cette bonne foi
naturelle, qui marque toujours une véritable grandeur d’ame,
& qu’on voit toujours animée d’un courage intrépide, est
presque éteinte au milieu de nous. Il y a long-tems qu’on
cherche à nous familiariser avec les modes étrangeres, &
qu’on veut nous assujettir à l’imitation
servile de celles de nous voisins, qui ne sont pas les
meilleures, & de quelques-unes de leurs plus méchantes
qualités. Le stile de la conversation est si enflé par de
vains complimens, & si gorgé, pour ainsi dire,
d’assurances de respect & d’amitié, qu’un homme, qui
reviendroit au monde, après en être sorti depuis un ou deux
siécles, auroit besoin d’un Dictionnaire pour entendre sa
propre langue, & sçavoir la juste valeur des phrases à
la mode : que dis-je ? Il auroit de la peine à croire, que
toutes ces protestations solemnelles du plus parfait
dévouement que l’on se puisse imaginer, fussent à un si vil
prix dans le cours ordinaire du monde ; & lorsqu’il en
seroit instruit, il lui faudroit bien du tems pour y
accoûtumer sa conscience, les adopter d’un air sérieux &
payer les autres de la même monnoye. J’avoue
qu’on auroit de la peine à décider, s’il est plus digne de
notre mépris que de notre compassion, d’entendre les
assurances de respect & d’une fidélité inviolable que
les hommes se donnent les uns aux autres, presque sans aucun
sujet ; quelle estime & quel zèle ils témoignent à un
homme qu’ils n’avoient peut-être jamais vu ; avec quel
parfait attachement ils se dévouent tout d’un coup à son
service, & prennent à cœur ses intérêts, sans la moindre
raison ; quelles obligations infinies ils protestent lui
avoir, sans qu’ils en ayent reçu aucun bienfait ; de quelle
maniere vive ils s’intéressent à tout ce qui le regarde,
& s’affligent même de son état, sans la moindre cause.
Je sçais bien que, pour justifier le vuide & le foible
de cette coutume, on dit qu’il n’y a point de mal ni de
tromperie dans les complimens, 1puisqu’ils sont de la nature
de l’argent monnoyé, qui vaut ce qu’on veut le faire
valoir ; & que les hommes s’entendent les uns les autres
là-dessus. Cet échappatoire seroit passable, si les
complimens valoient quelque chose ; mais lorsqu’on vient à
les mettre en ligne de compte, ce ne sont que des zéros en
chiffre. Quoiqu’il en soit, nous avons toujours sujet de
nous plaindre de ce que la franchise & la sincérité ne
sont plus à la mode, & de ce que notre Discours
n’aboutit qu’au mensonge ; de ce qu’on a presque perverti
l’usage de la parole ; de ce que les mots ne signifient plus
rien ; de ce que la conversation de la plûpart des hommes
n’est qu’un commerce, où chacun dissimule ses véritables
sentimens ; en sorte qu’un honnête homme, qui voit le peu de
sincérité qui régne dans le monde, ne peut qu’être foû de la
vie, »
Metatextualité
Je n’ajouterai rien à
ces sages réflexions : on peut dire tout en quatre pages sur
une matiere qui ne peut pas fournir une seule idée
raisonnable qui ne soit déjà dans notre esprit, si nous
voulons prendre la peine de l’interroger. Mais pour traiter
dans ce Discours plusieurs défauts de la même valeur, je
demanderai si cette politesse trompeuse est plus opposée à
l’harmonie de la société, que cette grossiereté importune
& insultante (soit des manieres, soit des discours) que
l’on voit encore dans nos Provinces, dans nos jeunes gens
sans état, & dans nos Militaires sans éducation ! Pour
rendre l’objet de ma question plus sensible, je vais
rapporter une relation de Voyage que j’ai lûe dans une autre
Auteur Anglois.
Niveau 3
« Après avoir dit à mon ami le
Chevalier que je partirois le lendemain sans faute, dit-il,
il ordonna qu’il y eut des chevaux prêts à une certaine
heure, pour me conduire jusqu’à la capitale de
la Province, où l’on prend le coche pour Londres. Je m’y
rendis à l’entrée de la nuit ; & ne fus pas plutôt
arrivé à l’hôtellerie, qu’à la vûe du valet, qui avoit soin
des chambres de la maison, le palefrénier, qui me servoit
d’escorte, & lui demanda d’un ton si haut que je le pûs
entendre, quelle compagnie il y auroit dans le coche. A quoi
l’autre répondit, qu’il y auroit Mademoiselle Babet
Arable2, cette riche
héritiere si renommée, la veuve sa mere, M. Quikset3, son cousin, à qui elle
vouloit la marier, un jeune Officier qui levoit des recrues,
& qui avoit pris une place à leur occasion, Ephraim le
Quakre, tuteur de la jeune Dame, avec un Gentilhomme qu’on
attendoit de la maison de campagne du chevalier Roger de
Coverly, & qui s’étoit rendu muet à force
d’étudier. Je vis bien parce qu’il disoit sur mon chapitre,
que, suivant l’humeur & le génie de ceux qui occupent un
tel poste, il se piquoit de connoître la carte du pays,
& je ne doutai pas qu’il n’y eût quelque fondement pour
ce qu’il avançoit à l’égard des autres, de même que pour le
caractère bizarre qu’il me donnoit. Quoiqu’il en soit, le
lendemain, dès la pointe du jour, on nous éveilla tous ;
& comme je n’aime pas qu’on ait aucun sujet de se
plaindre de moi, ni de me faire attendre, je sautai d’abord
du lit. Avant notre départ, la demi-pique du Capitaine fut
mise près du Cocher, & son tambour derriere le carosse.
Cependant ses gens faisoient beaucoup de bruit, afin que
tout son bagage fut placé d’une maniere à ne se point gâter.
Là-dessus on fixa son portemanteau sur un des siéges ; &
le Capitaine lui-même, suivant la pratique
assez usitée des gens de guerre, quoiqu’un peu odieuse,
donna ordre à son valet de se tenir alerte, d’empêcher
qu’aucun ne prit la place qu’il avoit retenue au fond du
carosse, à moins que ce ne fût une des Dames. Quand nous
fûmes tous placés, on vit paroître ce dédain que des
personnes, qui ne sont pas d’un trop bon naturel, conçoivent
les unes pour les autres du premier abord ; mais le
cahotement du coche nous familiarisa peu-à-peu : & nous
n’avions pas fait plus de deux miles, que la veuve demanda
au Capitaine, quel succès il avoit dans ses recrues ?
L’Officier lui répondit d’un air dégagé, (qu’il croyoit sans
doute fort agréable) qu’il y étoit malheureux ; qu’il avoit
déja perdu bien des soldats par la désertion, & qu’il
renonceroit de bon cœur à la guerre, pour se
mettre à son service, ou à celui de sa jolie fille. En un
mot continua-t-il, je suis un soldat, & la franchise est
mon caractère. Vous me voyez jeune, robuste & impudent ;
prenez-moi pour vous, belle veuve, ou donnez-moi à votre
fille ; vous pouvez disposer de moi comme il vous plaira. Je
suis un soldat de fortune, ah ! ah ! ah ! Là-dessus il se
mit à éclater de rire, pendant que tout le reste de la
compagnie garda un profond silence. Pour moi, je n’avois
d’autre parti à prendre que celui de sommeil, ou qu’à faire
semblant de dormir. Je n’eus pas plutôt fermé les yeux,
qu’il ajouta, du même ton suffisant & guerrier : allons,
Madame, déterminez-vous ; nous célébrerons les nôces à la
prochaine ville. Nous éveillerons ce plaisant dormeur, pour
servir de pere à l’époux, & ce fin matois, (en frappant
un coup sur le genoux du Quakre) qui, n’en doutez pas, belle veuve, entend aussi bien que vous ou moi
ce que c’est, servira de pere à l’épouse. Le Quakre, qui ne
manquoit pas de vivacité, lui répondit : mon ami, je prends
en bonne part l’honneur que tu me fais de me donner
l’autorité de pere sur cette jolie & vertueuse fille ;
& je te puis bien assurer que, si elle est à ma
disposition, tu ne l’auras jamais. Ton badinage sent un peu
trop la folie. Tu as l’esprit leger, & ta caisse qui
résonne parce qu’elle est vuide, nous en fournit un bon
emblême. Sans mentir, les discours que tu nous a tenus
jusques-ici ne sont pas une marque de ta plénitude. Mon ami,
mon ami ! nous avons loué ce coche ensemble, pour nous
conduire à la grande ville, & nous ne sçaurions aller
aucune autre part. Si tu veux persister à dire des sotises,
il faut que cette illustre mere les entende, aussi-bien que
nous, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de
l’empêcher : mais si tu avois du bon sens, tu ne prendrois
pas avantage de ta mine guerriere pour nous intimider, nous
qui sommes des enfans de paix. Tu es un soldat, à ce que tu
dis ! fais donc quartier à des gens qui ne sont pas en état
de se défendre. Pourquoi as-tu regardé d’un air effronté cet
honnête homme qui vouloit s’endormir ? Il ne disoit mot,
comment sçais-tu s’il approuvera que tu disposes ainsi de
lui ? Si tu lâches des paroles indécentes en présence de
cette jeune & vertueuse fille, c’est un outrage que tu
fais à une personne qui ne sçauroit l’éviter : & si tu
nous forces à les entendre, parce que nous sommes enclavés
dans la même voiture publique, c’est une espece de
guet-à-pens, commis sur le grand chemin. Le Quakre s’arrêta
ici, & le Capitaine, avec une effronterie aussi heureuse
qu’extraordinaire, qui peut être convaincue
& se soutenir en même tems, lui répondit : de bonne foi,
mon ami, je te remercie : j’aurois poussé l’impertinence un
peu plus loin, si tu ne m’avois fait cette réprimande. Va,
je m’apperçois que tu es un vieux routier qui en sçais
long ; tu peux compter que je serai discret pendant tout le
reste du voyage. Ainsi, Mesdames, vous ne trouverez pas
mauvais, s’il vous plait, que je renonce à mes grands airs.
Le Capitaine fut si peu choqué de cette petite bourrasque,
& la compagnie en souffrit si peu, qu’Ephraim & lui
prirent un plaisir tout particulier à se rendre agréables
l’un à l’autre dans la suite, & qu’ils redoublerent
leurs soins en notre faveur. Ephraim étoit chargé de tous ce
qui regardoit la nourriture, le logement & les comptes
dans les hôtelleries où nous passions ; & le Capitaine
avoit l’œil sur la conduite du Cocher, & le
droit que nous avions de prendre l’avantage du terrein sur
toutes les voitures qui venoient de Londres. Il ne se passa
rien de fort extraordinaire, ni qui soit digne de la
curiosité du Public ; mais eu égard aux différentes
personnes que nous étions, je pris pour un grand bonheur de
ce qu’on n’employa pas toutes les journées à des
impertinences, qui auroient pû servir de divertissement aux
uns, & de supplice aux autres. Quoiqu’il en soit, ce
qu’Ephraim nous dit lorsque nous fûmes presque arrivés à
Londres, me parut non-seulement très-solide, mais conforme
aux principes d’une bonne éducation. Sur ce que la jeune
Demoiselle témoignoit être bien satisfaite de son voyage,
& y avoir trouvé beaucoup de plaisir, Ephraim s’exprima
en ces termes : il n’y a point de trait dans la vie civile
qui marque tant un bon esprit & l’honnête
homme intérieur, que la maniere dont il en use avec des
étrangers, sur-tout ceux qui sont d’un génie fort éloigné du
sien. Lorsqu’un tel homme se trouve avec des personnes
simples & innocentes, quelque connoissance qu’il ait du
monde, & quelques talens qu’il possede, il ne s’en
vantera pas ; mais il cachera plutôt sa supériorité, afin de
ne leur être pas incommode. Mon bon ami, ajouta-t-il,
s’adressant à l’Officier, nous allons nous séparer bien-tôt,
& peut-être que nous n’aurons plus l’occasion de nous
revoir jamais. Prends l’avis d’un homme franc & sincère,
quelque mal habillé qu’il te paroisse ; les modes & les
habits ne sont que des bagatelles à l’égard de l’homme
réel ; ainsi ne croi pas que ton juste-au-corps rouge te
rendre plus terrible, ni que le mien, tout uni, me rende
plus méprisable. Lorsque deux hommes, tels que toi &
moi, se rencontrent avec la bienveillance que
nous nous devons les uns aux autres, tu devrois te réjouir
de voir mon humeur douce & paisible, & moi je
devrois être bien-aise de voir ta force & ta bravoure,
qui te mettent en état de me protéger. »