Discours XIII.
Un homme
m’écrit, de la
Rochelle, une Lettre assez longue, contre l’usage
très-commun où l’on est aujourd’hui, de répandre quantité d’équivoques
& d’obcènités dans la conversation.
« Les hommes, dit-il, en ont fait
un talent ; & les femmes, qui d’abord se contentoient d’applaudir ;
imitent, en attendant de surpasser. »
Cette Lettre renferme des choses
bien dites & bien vûes ; & elle trouvera un jour place dans un
de mes Cahiers. Je me contenterai de traiter aujourd’hui un autre sujet,
que le même inconnu me conseille de ne pas négliger.
« Pardonnez, me dit-il, si je vous
distrais encore un moment. Jusqu’à présent vous n’avez point parlé des
mensonges polis, que l’un & l’autre sexe
débitent tous les jours : il me sem-ble cependant, que
cette matiere doit faire naître bien des réflexions à un homme tel que
vous. Vous êtes Spectateur, Monsieur, & vous ne pouvez
ignorer. . . . Mais je dois sçavoir moi-même, que l’étendue de vos
engagemens vous est assez parfaitement connue, & que vouloir vous
les rappeller, seroit ingratitude & fatuité. »
Je remercie mon Correspondant, de la
bonne opinion qu’il daigne avoir de moi, & je place ma
reconnoissance, à traiter sans délai le sujet qu’il a la bonté de
m’indiquer.
J’ai lû les réfléxions qui suivent, dans les Œuvres postumes du célébre
Archevêque de Cantorbery. Celles que je
pourrois faire moi-même, ne sçauroient les égaler, & je crois que le
Public me sçaura gré de lui avoir sacrifié mon amour propre, &
d’avoir préféré, pour lui, le mieux au bien.
« Entre une foule d’exemples, dit
cet Ecrivain, qui ne prouvent que trop la corruption du siécle où nous
vivons, le manque de sincérité n’est pas un des moindres. La
dissimulation & les complimens sont aujourd’hui si fort à la mode,
que les paroles ne signifient presque plus les pensées. En effet, si un
homme fuit les mouvemens de son cœur, s’il déclare au juste ce qu’il
pense, & s’il ne témoigne aux autres plus d’amitié qu’il ne doit, ou
qu’il n’en ressent, à peine évitera-t-il le blâme d’être mal élevé.
Cette ancienne sincérité angloise, cette
généreuse candeur, cette bonne foi naturelle, qui marque toujours une
véritable grandeur d’ame, & qu’on voit toujours animée d’un courage
intrépide, est presque éteinte au milieu de nous. Il y a long-tems qu’on
cherche à nous familiariser avec les modes étrangeres, & qu’on veut
nous assujettir à l’imita-tion servile de celles de nous
voisins, qui ne sont pas les meilleures, & de quelques-unes de leurs
plus méchantes qualités. Le stile de la conversation est si enflé par de
vains complimens, & si gorgé, pour ainsi dire, d’assurances de
respect & d’amitié, qu’un homme, qui reviendroit au monde, après en
être sorti depuis un ou deux siécles, auroit besoin d’un Dictionnaire
pour entendre sa propre langue, & sçavoir la juste valeur des
phrases à la mode : que dis-je ? Il auroit de la peine à croire, que
toutes ces protestations solemnelles du plus parfait dévouement que l’on
se puisse imaginer, fussent à un si vil prix dans le cours ordinaire du
monde ; & lorsqu’il en seroit instruit, il lui faudroit bien du tems
pour y accoûtumer sa conscience, les adopter d’un air sérieux &
payer les autres de la même monnoye.
J’avoue qu’on auroit de la peine à décider, s’il est plus
digne de notre mépris que de notre compassion, d’entendre les assurances
de respect & d’une fidélité inviolable que les hommes se donnent les
uns aux autres, presque sans aucun sujet ; quelle estime & quel zèle
ils témoignent à un homme qu’ils n’avoient peut-être jamais vu ; avec
quel parfait attachement ils se dévouent tout d’un coup à son service,
& prennent à cœur ses intérêts, sans la moindre raison ; quelles
obligations infinies ils protestent lui avoir, sans qu’ils en ayent reçu
aucun bienfait ; de quelle maniere vive ils s’intéressent à tout ce qui
le regarde, & s’affligent même de son état, sans la moindre cause.
Je sçais bien que, pour justifier le vuide & le foible de cette
coutume, on dit qu’il n’y a point de mal ni de tromperie dans les
complimens, Verba
valent ut nummi.
puisqu’ils sont de la nature de l’argent monnoyé, qui vaut
ce qu’on veut le faire valoir ; & que les hommes s’entendent les uns
les autres là-dessus. Cet échappatoire seroit passable, si les
complimens valoient quelque chose ; mais lorsqu’on vient à les mettre en
ligne de compte, ce ne sont que des zéros en chiffre. Quoiqu’il en soit,
nous avons toujours sujet de nous plaindre de ce que la franchise &
la sincérité ne sont plus à la mode, & de ce que notre Discours
n’aboutit qu’au mensonge ; de ce qu’on a presque perverti l’usage de la
parole ; de ce que les mots ne signifient plus rien ; de ce que la
conversation de la plûpart des hommes n’est qu’un commerce, où chacun
dissimule ses véritables sentimens ; en sorte qu’un honnête homme, qui
voit le peu de sincérité qui régne dans le monde, ne peut qu’être foû de
la vie, »
Je n’ajouterai rien à ces sages
réflexions : on peut dire tout en quatre pages sur une matiere qui ne
peut pas fournir une seule idée raisonnable qui ne soit déjà dans notre
esprit, si nous voulons prendre la peine de l’interroger. Mais pour
traiter dans ce Discours plusieurs défauts de la même valeur, je
demanderai si cette politesse trompeuse est plus opposée à l’harmonie de
la société, que cette grossiereté importune & insultante (soit des
manieres, soit des discours) que l’on voit encore dans nos Provinces,
dans nos jeunes gens sans état, & dans nos Militaires sans
éducation ! Pour rendre l’objet de ma question plus sensible, je vais
rapporter une relation de Voyage que j’ai lûe dans une autre Auteur
Anglois.
« Après avoir dit à mon ami le
Chevalier que je partirois le lendemain sans faute, dit-il, il ordonna
qu’il y eut des chevaux prêts à une certaine heure, pour me conduire jusqu’à la capitale de la Province, où l’on prend le coche
pour Londres. Je m’y rendis à l’entrée de la nuit ; & ne
fus pas plutôt arrivé à l’hôtellerie, qu’à la vûe du valet, qui avoit
soin des chambres de la maison, le palefrénier, qui me servoit
d’escorte, & lui demanda d’un ton si haut que je le pûs entendre,
quelle compagnie il y auroit dans le coche. A quoi l’autre répondit,
qu’il y auroit Mademoiselle Babet
Arable
Ce mot Anglois, qui est tiré du Latin
arabilis, signifie labourable, cette riche héritiere
si renommée, la veuve sa mere, M. Quikset
C’est une Epithete qu’on donne en
Anglois à une haye qu’on appelle vive., son cousin,
à qui elle vouloit la marier, un jeune Officier qui levoit des recrues,
& qui avoit pris une place à leur occasion, Ephraim le
Quakre, tuteur de la jeune Dame, avec un Gentilhomme
qu’on attendoit de la maison de campagne du chevalier Roger de Coverly, & qui s’étoit rendu
muet à force d’étudier. Je vis bien parce qu’il disoit sur mon chapitre,
que, suivant l’humeur & le génie de ceux qui occupent un tel poste,
il se piquoit de connoître la carte du pays, & je ne doutai pas
qu’il n’y eût quelque fondement pour ce qu’il avançoit à l’égard des
autres, de même que pour le caractère bizarre qu’il me donnoit.
Quoiqu’il en soit, le lendemain, dès la pointe du jour, on nous éveilla
tous ; & comme je n’aime pas qu’on ait aucun sujet de se plaindre de
moi, ni de me faire attendre, je sautai d’abord du lit. Avant notre
départ, la demi-pique du Capitaine fut mise près du Cocher, & son
tambour derriere le carosse. Cependant ses gens faisoient beaucoup de
bruit, afin que tout son bagage fut placé d’une maniere à ne se point
gâter. Là-dessus on fixa son portemanteau sur un des siéges ; & le
Capitaine lui-même, suivant la pratique assez usitée
des gens de guerre, quoiqu’un peu odieuse, donna ordre à son valet de se
tenir alerte, d’empêcher qu’aucun ne prit la place qu’il avoit retenue
au fond du carosse, à moins que ce ne fût une des Dames.
Quand nous fûmes tous placés, on vit paroître ce dédain que des
personnes, qui ne sont pas d’un trop bon naturel, conçoivent les unes
pour les autres du premier abord ; mais le cahotement du coche nous
familiarisa peu-à-peu : & nous n’avions pas fait plus de deux miles,
que la veuve demanda au Capitaine, quel succès il avoit dans ses
recrues ? L’Officier lui répondit d’un air dégagé, (qu’il croyoit sans
doute fort agréable) qu’il y étoit malheureux ; qu’il avoit déja perdu
bien des soldats par la désertion, & qu’il renonceroit de bon cœur à
la guerre, pour se mettre à son service, ou à celui de sa
jolie fille. En un mot continua-t-il, je suis un
soldat, & la franchise est mon caractère. Vous me voyez jeune,
robuste & impudent ; prenez-moi pour vous, belle veuve, ou
donnez-moi à votre fille ; vous pouvez disposer de moi comme il vous
plaira. Je suis un soldat de fortune, ah ! ah ! ah ! Là-dessus il se mit
à éclater de rire, pendant que tout le reste de la compagnie garda un
profond silence. Pour moi, je n’avois d’autre parti à prendre que celui
de sommeil, ou qu’à faire semblant de dormir. Je n’eus pas plutôt fermé
les yeux, qu’il ajouta, du même ton suffisant & guerrier : allons,
Madame, déterminez-vous ; nous célébrerons les nôces à la prochaine
ville. Nous éveillerons ce plaisant dormeur, pour servir de pere à
l’époux, & ce fin matois, (en frappant un coup sur le genoux du
Quakre) qui, n’en doutez pas, belle veuve, entend aussi
bien que vous ou moi ce que c’est, servira de pere à l’épouse. Le
Quakre, qui ne manquoit pas de vivacité, lui répondit : mon ami, je
prends en bonne part l’honneur que tu me fais de me donner l’autorité de
pere sur cette jolie & vertueuse fille ; & je te puis bien
assurer que, si elle est à ma disposition, tu ne l’auras jamais. Ton
badinage sent un peu trop la folie. Tu as l’esprit leger, & ta
caisse qui résonne parce qu’elle est vuide, nous en fournit un bon
emblême. Sans mentir, les discours que tu nous a tenus jusques-ici ne
sont pas une marque de ta plénitude. Mon ami, mon ami ! nous avons loué
ce coche ensemble, pour nous conduire à la grande ville, & nous ne
sçaurions aller aucune autre part. Si tu veux persister à dire des
sotises, il faut que cette illustre mere les entende, aussi-bien que
nous, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de l’empêcher :
mais si tu avois du bon sens, tu ne prendrois pas avantage de ta mine
guerriere pour nous intimider, nous qui sommes des enfans de paix. Tu es
un soldat, à ce que tu dis ! fais donc quartier à des gens qui ne sont
pas en état de se défendre. Pourquoi as-tu regardé d’un air effronté cet
honnête homme qui vouloit s’endormir ? Il ne disoit mot, comment
sçais-tu s’il approuvera que tu disposes ainsi de lui ? Si tu lâches des
paroles indécentes en présence de cette jeune & vertueuse fille,
c’est un outrage que tu fais à une personne qui ne sçauroit l’éviter :
& si tu nous forces à les entendre, parce que nous sommes enclavés
dans la même voiture publique, c’est une espece de guet-à-pens, commis
sur le grand chemin.
Le Quakre s’arrêta ici, & le Capitaine, avec une effronterie aussi
heureuse qu’extraordinaire, qui peut être convaincue &
se soutenir en même tems, lui répondit : de bonne foi, mon ami, je te
remercie : j’aurois poussé l’impertinence un peu plus loin, si tu ne
m’avois fait cette réprimande. Va, je m’apperçois que tu es un vieux
routier qui en sçais long ; tu peux compter que je serai discret pendant
tout le reste du voyage. Ainsi, Mesdames, vous ne trouverez pas mauvais,
s’il vous plait, que je renonce à mes grands airs.
Le Capitaine fut si peu choqué de cette petite bourrasque, & la
compagnie en souffrit si peu, qu’Ephraim & lui
prirent un plaisir tout particulier à se rendre agréables l’un à l’autre
dans la suite, & qu’ils redoublerent leurs soins en notre faveur.
Ephraim étoit chargé de tous ce qui regardoit
la nourriture, le logement & les comptes dans les hôtelleries où
nous passions ; & le Capitaine avoit l’œil sur la conduite du Cocher, & le droit que nous avions de prendre
l’avantage du terrein sur toutes les voitures qui venoient de Londres. Il
ne se passa rien de fort extraordinaire, ni qui soit digne de la
curiosité du Public ; mais eu égard aux différentes personnes que nous
étions, je pris pour un grand bonheur de ce qu’on n’employa pas toutes
les journées à des impertinences, qui auroient pû servir de
divertissement aux uns, & de supplice aux autres. Quoiqu’il en soit,
ce qu’Ephraim nous dit lorsque nous fûmes presque
arrivés à Londres, me parut non-seulement très-solide, mais conforme aux
principes d’une bonne éducation. Sur ce que la jeune Demoiselle
témoignoit être bien satisfaite de son voyage, & y avoir trouvé
beaucoup de plaisir, Ephraim s’exprima en
ces termes : il n’y a point de trait dans la vie civile qui marque tant
un bon esprit & l’honnête homme intérieur, que la
maniere dont il en use avec des étrangers, sur-tout ceux qui sont d’un
génie fort éloigné du sien. Lorsqu’un tel homme se trouve avec des
personnes simples & innocentes, quelque connoissance qu’il ait du
monde, & quelques talens qu’il possede, il ne s’en vantera pas ;
mais il cachera plutôt sa supériorité, afin de ne leur être pas
incommode. Mon bon ami, ajouta-t-il, s’adressant à
l’Officier, nous allons nous séparer bien-tôt, & peut-être
que nous n’aurons plus l’occasion de nous revoir jamais. Prends l’avis
d’un homme franc & sincère, quelque mal habillé qu’il te paroisse ;
les modes & les habits ne sont que des bagatelles à l’égard de
l’homme réel ; ainsi ne croi pas que ton juste-au-corps rouge te rendre
plus terrible, ni que le mien, tout uni, me rende plus méprisable.
Lorsque deux hommes, tels que toi & moi, se
rencontrent avec la bienveillance que nous nous devons les uns aux
autres, tu devrois te réjouir de voir mon humeur douce & paisible,
& moi je devrois être bien-aise de voir ta force & ta bravoure,
qui te mettent en état de me protéger. »
Ce Militaire Anglois n’étoit certainement pas plus impoli & plus
grossier, que ne le sont les gens de notre nation, que j’ai d’abord
indiqués par leur état. On peut dire aux derniers sur-tout, prenez
exemple à ces hommes charmans qui vous commandent dans leurs postes
divers ; & voyez comment ils sont reçus des femmes, comment les
Bourgeois les traite dans les Garnisons, & combien enfin ils sont
chéris dans le monde. Vous ne portez pas précisément une épée pour
couper des oreilles & des bras ; elle n’est plus à vos côtés que
l’instrument de la barberie, que le signal de la guerre civile, si vous
vous en faites un droit d’insulter à la foiblesse & à
la modération des autres états. . . . . J’étendrois ces conseils
volontiers ; car le cœur ici, touché de la vexation que le Militaire
avantageux, fait éprouver au Bourgeois timide, fourniroit des volumes
entiers ; mais que pourrois-je dire de mieux que ce qui est renfermé
dans la derniere page de la relation qu’on vient de lire.
Il reste à décider lequel de ces deux défauts est plus contraire à
l’harmonie sociale ; & j’ose dire que le dernier est plus choquant,
plus méprisable, & plus funeste.