Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours X.
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Discours X.
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Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, Je suis l’ami de
tout le monde, & je m’en félicite ; je ne changerois
pas de caractère si je pouvois m’en faire un à mon gré.
On voudroit m’y contraindre par de mauvaises
plaisanteries & des jugemens sévères ; j’avoue même
qu’on m’y eût contraint si j’étois foible : mais je suis
inébranlable parmi les flots agités, & je crois ma
raison plus sûre pour moi, que la prétendue raison des
autres. Les reproches que l’on me fait ne sont fondés
que sur des choses qui ne doivent pas faire même une
certaine impression ; lieux communs que tout le monde
employe sans y trouver une certaine autorité, parce que
trop de choses les combattent. Il n’en est qu’une qui
méritoit mon attention avant que je me
fusse mis en état de la réfuter, & qui même ne peut
pas être bien réfutée ; c’est que quand on n’a aimé
personne particulierement, on ne conserve point d’ami
dans la vieillesse ou dans le malheur. J’accorde ce
point aisément ; je conviens que dans ces jours, si
terribles & si longs, dont on veut parler, l’amitié
seroit d’une ressource extrême, & que c’est se faire
volontairement du mal, que de ne pas prévoir qu’on peut
alors se repentir de n’y avoir pas assez songé. Mais je
réponds, en même tems, que la constance de l’amitié est
toujours incertaine, & qu’après avoir aimé toute sa
vie, on peut mourir sans ami. Les exemples en sont
communs : dès-lors on est dispensé de sacrifier le repos
de toute la vie aux besoins de ce tems, qui ne viendra
peut-être jamais. Car est-on sûr d’arriver à la
vieillesse ; est-on sûr d’éprouver de ces chagrins que
l’amitié seule peut adoucir ; & si l’une de ces choses n’arrive point ; si l’on meurt
jeune, ou si l’on meurt heureux, on se sera fait des
peines, on se sera donné des fers, on aura immolé son
indépendance, sans en recueillir aucun fruit. On me
dira, que le fruit de l’amitié, dès qu’elle commence,
c’est d’aimer & d’être aimé ! Je sçais cela tout
comme un autres ; mais je sçais aussi, que l’amitié,
comme plaisir, comme sentiment agréable, doit
généralement couter beaucoup plus qu’elle ne peut
produire, parce que les hommes ne sont pas des anges,
que nous-mêmes ne le sommes pas, & qu’étant remplis
de défauts les uns & les autres, il est moralement
impossible que nous nous aimions un peu long-tems sans
avoir à nous plaindre de la vivacité de notre
attachement, & des contrariétés de notre esprit. Je
dirois peut-être qu’il faudroit se rendre un peu moins
difficile, & y regarder d’un peu moins près, si les
circonstances de la vie devoient un jour
rendre cette amitié absolument nécessaire ; mais si cet
avenir est incertain, si l’amitié même la plus longue,
la mieux méritée, est toujours incertaine ; je dis, au
contraire, qu’il faut aller au plus sûr ; ne point
s’attacher ; n’aimer que soi dans tout ce qui plait ;
& se moquer des rigoureux censeurs de l’inconstance,
qui sont peut-être eux-mêmes, pour la plupart,
très-inconstans, & très-ingrats. Cette régle si sûre
pour le bonheur, parôit offensante pour la nature. Mais
la nature qu’on croit si respectable, dont le nom est
sans cesse sur les lévres de ceux qui la trahissent,
nous trompe la premiere, & justifie jusqu’à ses
ennemis. Premierement, elle n’a point donné aux choses
tout ce charme que notre imagination leur trouve dans la
nouveauté ; car quelque chose qu’on puisse dire, il est
certain que nos goûts, nos panchans, ne se succédent si
prodigieusement, que parce que la lumiere
de l’esprit a éclaité l’imperfection des objets ; &
que mieux connus, & ne devant plus plaire, on a
senti qu’on metroit la raison de son côté en los
quittant brusquement, parce qu’elle abhorre l’idolâtrie
des chimeres & la constance des habitudes où le cœur
est duppe de l’imagination. Secondement, elle n’a point
mis en nous toute cette sensibilité, toute cette
justice, qui seules peuvent faire l’appréciation &
la fidélité. Vous le voyez, Monsieur, par le nombre
infini de femmes presque parfaites, à qui l’amour a fait
éprouver un sort affreux. J’en ai connu quelques-unes,
& j’ai d’abord haï leurs amans ; mais j’ai vû
ensuite qu’ils rougissoient de leur crime, sans pouvoir
se rendre maîtres de leurs volontés ; & j’ai fini
par les plaindre, comme des machines qui obéissent
tristement à un génie cruel qui leur a envié jusqu’à la
générosité. Vous me direz peut-être, on me dira du
moins, qu’originairement nous ne sommes
point faits ainsi ; que nous naissons avec les qualités
que je reproche à la nature de nous avoir refusées ;
& que nous nous faisons tels que nous sommes, par
notre complaisance à obéir à notre imagination, ou à
l’imagination des autres ! Je répondrai, que les
qualités, pour être regardées comme des présens, doivent
avoir le caractère d’immutabilité ; & que nous
pouvions devenir volages & injustes ; puisque la
nature, en nous formant avec des vertus, ne fit pas pour
nous ce qu’elle pouvoit faire. Je ne pousserai pas plus
loin ces réfléxions, j’ai presque dit ces sillogismes ;
je les crois trop sérieuses pour vos Feuilles, &
d’ailleurs il n’est pas nécessaire, je crois, de
justifier, par des raisonnemens bien profonds, le
systême de bonheur que je me suis fait. Je suis l’ami de
tout le monde ; je m’approuve, & ceux qui me
condamneront, je les oblige à me prouver qu’il y a eu beaucoup d’amis depuis que le monde
existe, & qu’il est plus raisonnable de ne tenir
qu’à un seul objet, qui peut changer, qui peut mourir,
qu’à mille qui forment une chaîne éternelle de plaisirs.
On ne sçait pas combien il est dangereux de s’attacher
vivement ! & c’est ainsi que l’on raisonne sur tout,
sans rien connoître. Je connois un honnête homme qui
méritoit que la nature fit exprès des cœurs pour lui ;
mais la nature, au contraire, ne lui a reservé que des
cœurs ingrats. Il a aimé, il aime encore un homme
illustre & fameux, auprès de qui il n’a jamais connu
que la douleur ; cet homme l’offensa dans le tems de sa
gloire, & il fut obligé de le quitter ; il est
devenu malheureux, & il est maintenant obligé de le
plaindre. Il passe sa vie entre les plaintes & les
soupirs ; il ne peut penser sans reprocher aux Dieux de
lui avoir donné un cœur sensible. Quelle
situation ! J’en connois de plus tristes ; & je suis
enfin convaincu, qu’on peut reprocher de très-grands
chagrins à l’amitié. Je le suis aussi, que jugeant de
moi par mes principes, on me regardera comme un homme
très-vicieux ; mais l’opinion des hommes me fait peu ;
& la vôtre même, m’est d’avance très-indifférente,
si elle doit sortir de ce gouffre de préjugés où les
hommes les moins méchans puisent sans s’en apercevoir
les arrêts qu’ils prononcent contre quiconque montre un
caractère. L’opinion fait tout, dit-on, & réellement
tout est opinion. Si cela est, tenons-nous fermes quand
nous sommes persuadés d’avoir pris le bon parti ; &
croyons qu’alors, la meilleure opinion, pour nous, c’est
la nôtre. J’ai l’honneur d’être, &c.
Lettre/Lettre au directeur
Réponse. Vous écrivez avec esprit, Monsieur, vous
pensez même avec une sorte de solidité ; car il n’est que
trop prouvé, pour notre malheur, que les hommes ont le
caractère que vous leur donnez ; que la nature, qu’on vante
tant, & que j’adore d’ailleurs, pouvoit faire pour nous
plus qu’elle n’a fait ; & que l’amitié enfin est rare,
incertaine, inconstante, presque impossible, par une suite
du premier état des choses. Mais si la définition lui fait
quelque tort, si la combinaison des peines & des
plaisirs peut excuser celui qui la craint & la fuit ; on
peut répondre aussi, en saveur de celui qui s’y livre, qu’un
moment de ses plaisirs rachete toutes ses peines : c’est un
charme inexprimable ; & si l’on rassemble encore en sa
saveur les raisons que l’on peut tirer de la pureté de sa
source, de l’utilité de son existence, & de la sublimité
de ses vûes, on fera voir, que tout argument
contre elle, devient presque une simple probabilité, &
n’est plus qu’un malheur. Je crois, Monsieur, que si vous
aviez vû Montagne au moment où il rencontra cet homme, qu’il
étoit destiné à aimer, & dont il nous parle avec une
tendresse encore si vive ; vous eussiez été bien embarrassé
à trouver des sillogismes contre l’heureux sentiment qui
l’emporta. J’ai dit dans un de mes Cahiers : il n’appartient
qu’à l’amour de causer des peines dont on le remercie : Je
me trompois, car cette vérité peut également s’appliquer à
l’amitié, Au surplus, Monsieur, chacun doit aller au bonheur
par la route que lui trace son caractère. Je pense même que
si cette maxime étoit généralement suivie, la Société y
gagneroit, car personne ne seroit trompé : l’ami de tout le
monde, c’est-à-dire, l’homme fait pour n’aimer
rien, seroit toujours un foible ami, & pourroit être un
ami malheureux ; les moindres peines l’accableroient ; il se
croiroit esclave & regretteroit son indépendance. Quand
l’amitié en est reduire aux regrets, elle se permet bientôt
les reproches ; & cela ne forme plus qu’un commerce
odieux & funeste. Ainsi je ne condamne point le parti
que vous avez pris ; mais je condamnerai le plaisir que vous
paroissez attacher à vous en vanter ; & les hommes les
plus circonspects ne vous feront pas plus de grace que moi.
Songez que l’amitié est une idole ancienne, & vous
sçavez quelles armes l’idolâtrie attaquée, mit de tout tems
dans la main des hommes, pour sa défense ! Vous devez avoir
cette réflexion écrite sur votre table, toutes les fois
qu’il vous prendra envie d’écrire contre l’amitié.
Lettre/Lettre au directeur
Réponse.