Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours VIII.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.7\008 (1759), S. 193-206, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2439 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Discours VIII.

Zitat/Motto► Maximus Virtutes jacere omnes necesse est, Voluptate dominante.

Lorsque le Volupté domine, il faut nécessairement qu’on néglige les plus grandes Vertus. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Cela est exactement vrai, & personne ne songera à le contester ; mais le Spectateur Anglois1 applique cette maxime à l’homme d’esprit qui aime le plaisir, & s’en fait comme une raison de lancer sur lui des anathêmes terribles. Je n’ai jamais voyagé à Londres, & j’ignore jusqu’à un certain point quels sont ses usages, son ton de so-[194]ciété, ses plaisirs domestiques, ses plaisirs particuliers, &c. A en juger par la façon dont leur Spectateur s’est expliqué lorsqu’il a été question de l’une de ces choses, l’Anglois est toujours près des excès, & le plaisir chez lui touche toujours à l’abus. Si je raisonne juste, si les extrêmités se touchent à Londres, comme il nous le fait penser, si l’homme d’esprit qui aime le plaisir, est le débauché, l’yvrogne, le perturbateur, le suborneur, il a raison, & le discours dans lequel il traite cette matiere, est un chef-d’œuvre. Mais en ce cas son Livre n’est généralement utile qu’à sa Nation, & l’Europe en le lisant doit voir en général les choses comme elles ne sont pas, les hommes comme ils ne sont point ; se faire des idées outrées, porter des jugemens injustes, & n’acquérir enfin qu’une connoissance fausse, si elle oublie que la morale ici ne s’est exercée que sur les mœurs Angloises.

[195] J’ai déja démontré la différence excessive qu’il y a entre ce qu’on nomme plaisanterie à Londres, & ce qui est plaisanterie à Paris. Je vois ici autant & beaucoup plus de différence : il faut la faire sentir. C’est le Spectateur Anglois qui va parler, je placerai mes objections & mes réflexions au bas des pages, lorsque ses pensées s’offriront à moi dans un sens qui me paroîtra mériter d’être critiqué, comme général.

Ebene 3► « Je ne connois point, dit-il, de caractère qui choque plus la raison, & qui presente une idée plus ridicule à l’imagination que celui d’un homme d’esprit qui aime le plaisir & la joye2 .

[196] Ce portrait en raccourci d’un galant homme, dont quelques-uns parlent avec mépris ou d’un ton railleur, & que d’autres louent d’un ris fort grave, est dans la bouche de tous ceux qui se mêlent de converser en ville. Mon ami Honeycomb l’employe souvent, & par tout ce qu’il en dit lui-même, je n’ai jamais pu concevoir que son homme d’esprit qui aime le plaisir, fut autre chose qu’un yvrogne, trop âgé pour se divertir avec les femmes de mauvaise vie, ou un jeune libertin qui a quelque vivacité, qui lieroit commerce avec vous, recevroit vos bon offices, & débaucheroit en [197] même-tems votre sœur ou votre femme. Suivant la déscription qu’il en donne, un homme d’esprit doit pousser l’extravagance jusqu’á corrompre des domestiques, trahir les devoirs de l’amitié, & se battre avec ses proches parens, pour venir à bout d’une honnête fille, quoiqu’il put avoir des fiilles <sic> de joye dont il s’accommoderoit aussi bien, pour un écu la piéce : mais le crime tout simple & trop facile n’est pas de son goût ; il faut qu’il le releve par quelque perfidie, & peut-être même par l’assassinat. Mon amis s’imagine que la ville est devenue fort triste, depuis que nous n’entendons plus tant parler de ces impertinens, qu’il décrit, sans y prendre garde, comme les plus infâmes scélérats qu’ils y ait au monde, soit à l’égard de l’amitié, de l’amour, ou de la conversation3 .

[198] Lorsque le plaisir fait le but principal de la vie, il ne peut que s’élever de rels <sic> monstres, qui s’abandonnent à la recherche de tous les divertissemens, capables d’étouffer les lumieres de la raison, & les sémences de la vertu, pour substituer à leur place une foule de pensées extravagantes, & tous les désirs criminels d’une cupidité charnelle.4

[199] Le plaisir se détruit par lui-même, & l’usage constant que l’on en fait, en émousse la pointe ; mais quoique nous nous sentions incapables d’en [200] jouir, nous n’en perdons jamais l’envie, & nous avons un dégoût pour tout autre chose ; de-là vient qu’un homme adonné au plaisir n’a pas un moment de relâche, d’abord qu’il est éloigné de l’objet de sa passion ; & qu’il souffre, durant ces intervalles, un supplice qu’on ne voudroit pas imposer au plus indigne des criminels. Prenez-le lorsqu’il s’éveille un peu trop matin après une débauche, ou la vaine poursuite d’une femme sans honneur, & vous trouverez qu’il n’y a pas un seul homme au monde à qui la vie soit plus à charge qu’à lui-même.5

[201] L’homme qui court au plaisir en est tout occupé, & il n’a presque jamais le tems de rendre service à ses [202] meilleurs amis. Ce n’est pas qu’il n’ait une certaine complaisance & des manieres aisées, dont il s’est formé l’habitude par un long usage du monde ; mais dites-lui vos besoins, vos inquiétudes & vous embarras, vous l’y trouverez insensible : il n’a de l’empressement que pour satisfaire ses désirs criminels & brutaux . . . . . Le plaisir fait la honte de notre jeunesse, & l’ignominie de notre âge avancé6 .

[203] Honeycomb nous parle quelquefois de ses anciennes débauches, & il voudroit bien qu’on l’en estimât d’avantage, parce qu’il prétend avoir eu ce qu’on appelle des bonnes fortunes ; mais j’ai de la peine à croire que le souvenir de ces indignes fortunes, le puisse jamais consoler, au milieu de quelque affliction. Il n’y a point, selon moi, d’occasion où le vice joue un si triste rôle, que lorsque deux vieilles personnes se rencontrent après avoir eu de trop grandes familiarités pendant leur jeunesse. Déclarer à une vieille édentée, qu’elle avoit autrefois un fort beau ratelier ; ou à un galant qui n’a plus de vigueur, qu’il étoit autrefois admiré [204] de toute la ville ; c’est une satyre, & non pas un éloge7 .

[205] Quoiqu’il en soit, pour revenir plus directement à l’homme d’esprit qui aime le plaisir & la joye, quelque rang qu’il occupe dans la Société Civile, il néglige ses amis, sa femme & ses enfans, & il ne laisse pour tout héritage à ceux-ci, que des biens hypotéqués & des maladies. Tous ces misérables qui font de si tristes discours à Tyburn, après la tenue des Assises, étoient à leur manière de ces hommes d’esprit adonnés au plaisir, avant que leurs crimes les eussent conduits à la potence8 .

[206] L’Auteur nous offre en finissant le tableau des repas dissolus, & des réjouissances tumultueuses des Gentilshommes campagnards de son pays, qui se divertissent à éteindre le plutôt qu’ils peuvent, cette particule de raison, ou plutôt l’instinct qui les éclaire lorsqu’ils sont sobres. « Ces agréables débauchés n’aspirent qu’à s’abrutir, dit-il, avec toute la diligence possible ; ils boivent jusqu’à perdre le goût du vin ; ils fument jusqu’à se créver les yeux, & ils heurlent jusqu’à ce qu’ils ne peuvent plus entendre9 . ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Tome 2, page 221.

2Quand le plaisir est honnête, il est heureux, même pour la Société, que l’homme d’esprit aime à le goûter, parce que ce plaisir est nécessaire, & que son exemple y invite les autres. Je conviens que s’il sort des bornes légitimes, ce sera tout le contraire ; car l’homme d’esprit est un dangereux fondateur de la débauche : mais alors [196] ce Spectateur méprisable perdra le beau nom dont il se sera rendu indigne : on ne le reconnoîtra plus pour un homme d’esprit ; je dis pour cet homme d’esprit, dont les maximes & les goûts sont faits pour avoir une certaine influence dans le monde : on lui donnera unanimement le nom d’yvrogne & de débauché, & il verra fuir l’estime & l’amitié.

3Mais est-ce là ce qu’on doit entendre par un homme d’esprit qui aime le plaisir! [198] Je ne vois dans tout ce portrait qu’un misérable, qui même manque d’esprit ; qu’un tête chaude, qui n’a tout au plus que la portion de génie qu’il faut pour satisfaire des passions brutales ; & ce n’est pas en homme du monde, en François poli que je vois cela ; c’est en homme seulement : tous les êtres raisonnables, toutes les Nations jugeroient comme moi de cette effigie monstrueuse. Si certaines horreurs, certains crimes, constituent le plaisir en Angleterre, à la bonne heure ; l’homme d’esprit à Londres, qui aime le plaisir, est un être vil, un chef fatal, un scelérat horrible, & le rigoureux Censeur a raison ; mais je ne le pense pas, & je crois au contraire, qu’il a peint d’humeur, ou qu’il a voulu déguiser une personnalité, une critique particuliere, sous les traits d’une censure générale.

4Lorsque le plaisir fait le but principal [199] de la vie, on devient paresseux, inconstant, inutile, quelquefois vicieux, j’en conviens ; mais disons aussi, que sans cet amour un peu violent du plaisir, les arts seroient encore au berceau. Le génie & l’amour de la renommée étoient condamnés à ne leur donner que le premier souffle de vie ; c’est l’amour du plaisir qui leur a communiqué cette ardeur, cette force de constitution si nécessaire, à tout être, pour surmonter la difficulté qui s’oppose à son accroissement & à sa perfection, & pour passer même de la végétation à la vie. Ainsi l’un compense bien l’autre, à moins qu’on ne vueille <sic> regarder les arts comme un malheur. Mais l’homme d’esprit qui aime le plaisir, ne tombe pas ordinairement dans l’excès qu’on lui reproche ici. Il n’appartient guere qu’au sot de s’abrutir & de se laisser corrompre par ce qui originairement ne doit aboutir qu’à rendre aimable. Pour le premier, le plaisir n’est qu’un aiguillon charmant, qui l’anime à correspondre au bonheur des autres : la machine voudroit en vain pancher vers l’abrutissement ; l’esprit la redresse, la tient en lisiere, & la force a respecter cette loi de bienséance & d’honnêteté que lui-même imagina pour sa conservation.

5Je conviens encore, que le plaisir se détruit pas lui-même, & qu’il n’est pas nécessaire de vieillir précisément pour cesser d’y être sensible, quand on s’y est imprudemment livré. Hélas ! c’est une vérité qui subsiste depuis que le génie, ajoutant à la réalité des choses, força les êtres sensibles à reconnoître l’attrait d’une forte séduction. Mais de ce qu’on cesse de trouver le plaisir qu’on cherche, conclurra-t’on que le regret de sa perte doit conduire tout homme à [201] l’excès & au crime ! Celui qui par ses débordemens odieux, a prouvé que cette conclusion n’étoit pas absolument extravagante, étoit né pour la débauche, & par respect humain, s’étoit borné au plaisir, ou avoit d’autres passions que le charme du plaisir avoit jusqu’alors endormies. L’homme d’esprit, qui ne peut plus être heureux par la sensibilité de son cœur, songe à le devenir par la sensibilité des autres. Il imagine pour eux de petits plaisirs, des choses agréables ; il fait des vers légers, des chansons touchantes ; il badine même avec eux sur son état ; il les engage à porter des regards attendris sur sa philosophie intéressante & peut-être sublime ; une main légere & bienfaisante fait répéter à la guitarre, les soupirs qu’il a exprimés en chant ; cette main même s’en glorifie. On a vû les jolies femmes chercher Fontenelle, presqu’expirant, pour badiner encore avec son imagination. Saint-Aulaire, Saint-Evremont, Chaulie, ont reçu les mêmes marques d’honneur ; & dans tout cela je ne trouve rien que de très-naturel. Mais ce qui est naturel & même très-ordinaire dans un Pays, est impossible dans un autre. Tout vient de l’ame, & l’ame est formée par le climat. Cependant, je ne crois point qu’à Londres, la volupté & son génie soient inconnus ou méprisés. C’étoit en [202] Angleterre que Saint-Evremont, à quatre-vingt ans, soupiroit encore, sans passion & sans fruit, pour l’immortelle Hortense, au milieu d’amis Anglois qui chérissoient sa délicatesse, & pleuroient sa fin prochaine en le traitant d’aimable fripon. Je crois au contraire, je suis forcé de croire, que le Spectateur a mal vû, ou s’est mal expliqué, ce qui revient au même pour la postérité qui le lira.

6En France, c’est dans le plaisir que l’on conclut les affaires. L’homme d’esprit qui l’aime & le goûte journellement, joint ordinairement l’équité & la bonté, à la politesse & à l’agrément, il devient philosophe, & quand on a la philosophie & la sensibilité, on est porté à faire du bien, à [203] faire des heureux ; parce qu’on n’estime plus que foiblement les fumées dont s’entêtent les foibles mortels. . . . . Le plaisir a fait les arts tels qu’ils sont, & les arts ont rendu célébres le petit nombre d’Empires où il s’est trouvé des Princes & des Ministres qui ont compris que l’on devoit les mettre au nombre des choses essentielles.

7Oui, lorsqu’un débauché s’avise de raconter ses bonnes fortunes, il ne mérite que du mépris & ne peut inspirer que de l’horreur. Si lui-même, dans l’âge avancé, retrouve un des objets qui contribuerent à son avilissement, il éprouve, en le voyant, ce sentiment affreux qu’il fait naître par ses récits ; & il est ordinaire que des plaisanteries grossieres, des complimens insultans, soient l’expression des sentimens & des pensées qui viennent l’accabler à son aspect. Mais les commerces que le vrai plaisir a fait, n’ont point une fin qui puisse arracher des remords, ni des injures ; la galanterie reste, pour remplacer le plaisir qu’on ne peut fixer, & l’on apprend même à plaire avec deux personnes que l’âge a mis dans cette situation. Elles se rencontrent avec une satisfaction dont l’honnêteté est le moindre témoignage ; souvent même elles s’entretiennent avec une confiance respectable, & si elles peuvent s’obliger mutuellement, il suffit que le hazard en fasse naître l’occasion ; l’esprit, ni l’artifice, n’auront pas besoin de s’employer pour en faire une obligation à celui des deux qui aura l’heureux pouvoir de la saisir. Voilà comme j’ai vû le plaisir finir dans les commerces qu’il avoir formés. J’oserois même dire, qu’il n’y a pas de plus honnêtes gens que les amans à qui la nature a donné une ame honnête & une imagination délicate ; & ces gens-là, [205] dans la vicillesse la plus reculée, sont encore vûs avec intérêt.

8Il est vrai que trop souvent l’homme d’esprit qui a préféré le plaisir à ses affaires, meurt ruiné, & ne laisse que des regrets à ses enfans. Mais il ne sera jamais obligé de se faire les reproches que le crime arrache aux scélérats dont parle ici l’Auteur. Il pourra bien finir par aller à l’Hôpital, mais il n’ira jamais à la Grêve. Ce tableau même qu’on nous présente ici est affreux, & suffiroit pour faire voir combien l’Auteur avoit mal vû le plaisir.

9Des Gentilshommes campagnards ne sont, dans aucun Pays du monde, des exemples à citer contre l’amour du plaisir. Lorsqu’un Prince, à Avignon, (Lettres de Madame du Noyer) fit si cruellement éprouver à son Hôte, jusqu’où peut aller la fureur de la débauche, il n’étoit pas encore aussi grossier, aussi yvre, aussi violent que finit toujours par l’être, dans ses parties, l’animal féroce qu’on designe par Gentilhomme campagnard. Mais cette férocité est bannie aujourd’hui de notre Nation, & le plaisir y a fait des hommes nouveaux.