Discours VIII.
Maximus Virtutes jacere
omnes necesse est, Voluptate dominante.
Lorsque le Volupté domine, il faut
nécessairement qu’on néglige les plus grandes Vertus.
Cela est
exactement vrai, & personne ne songera à le contester ; mais le
Spectateur AngloisTome 2,
page 221. applique cette maxime à l’homme d’esprit
qui aime le plaisir, & s’en fait comme une raison de lancer sur lui
des anathêmes terribles. Je n’ai jamais voyagé à Londres, & j’ignore
jusqu’à un certain point quels sont ses usages, son ton de so-ciété, ses plaisirs domestiques, ses plaisirs particuliers,
&c. A en juger par la façon dont leur Spectateur s’est
expliqué lorsqu’il a été question de l’une de ces choses, l’Anglois est
toujours près des excès, & le plaisir chez lui touche toujours à
l’abus. Si je raisonne juste, si les extrêmités se touchent à Londres, comme
il nous le fait penser, si l’homme d’esprit qui aime le plaisir, est le
débauché, l’yvrogne, le perturbateur, le suborneur, il a raison, &
le discours dans lequel il traite cette matiere, est un chef-d’œuvre.
Mais en ce cas son Livre n’est généralement utile qu’à sa Nation, &
l’Europe en le lisant doit voir en général les choses
comme elles ne sont pas, les hommes comme ils ne sont point ; se faire
des idées outrées, porter des jugemens injustes, & n’acquérir enfin
qu’une connoissance fausse, si elle oublie que la morale ici ne s’est
exercée que sur les mœurs Angloises.
J’ai déja démontré la différence excessive qu’il y a entre
ce qu’on nomme plaisanterie à Londres, & ce qui est plaisanterie à
Paris. Je vois ici autant & beaucoup plus de
différence : il faut la faire sentir. C’est le Spectateur Anglois qui va
parler, je placerai mes objections & mes réflexions au bas des
pages, lorsque ses pensées s’offriront à moi dans un sens qui me
paroîtra mériter d’être critiqué, comme général.
« Je ne connois point, dit-il, de
caractère qui choque plus la raison, & qui presente une idée plus
ridicule à l’imagination que celui d’un homme d’esprit qui aime le
plaisir & la joyeQuand le plaisir
est honnête, il est heureux, même pour la Société, que l’homme
d’esprit aime à le goûter, parce que ce plaisir est nécessaire,
& que son exemple y invite les autres. Je conviens que s’il
sort des bornes légitimes, ce sera tout le contraire ; car
l’homme d’esprit est un dangereux fondateur de la débauche :
mais alors ce Spectateur méprisable perdra le beau
nom dont il se sera rendu indigne : on ne le reconnoîtra plus
pour un homme d’esprit ; je dis pour cet homme d’esprit, dont
les maximes & les goûts sont faits pour avoir une certaine
influence dans le monde : on lui donnera unanimement le nom
d’yvrogne & de débauché, & il verra fuir l’estime &
l’amitié..
Ce portrait en raccourci d’un galant homme, dont
quelques-uns parlent avec mépris ou d’un ton railleur, & que
d’autres louent d’un ris fort grave, est dans la bouche de tous ceux qui
se mêlent de converser en ville. Mon ami Honeycomb
l’employe souvent, & par tout ce qu’il en dit lui-même, je n’ai
jamais pu concevoir que son homme d’esprit qui aime le plaisir, fut
autre chose qu’un yvrogne, trop âgé pour se divertir avec les femmes de
mauvaise vie, ou un jeune libertin qui a quelque vivacité, qui lieroit
commerce avec vous, recevroit vos bon offices, & débaucheroit en même-tems votre sœur ou votre femme. Suivant la
déscription qu’il en donne, un homme d’esprit doit pousser
l’extravagance jusqu’á corrompre des domestiques, trahir les devoirs de
l’amitié, & se battre avec ses proches parens, pour venir à bout
d’une honnête fille, quoiqu’il put avoir des fiilles <sic> de joye
dont il s’accommoderoit aussi bien, pour un écu la piéce : mais le crime
tout simple & trop facile n’est pas de son goût ; il faut qu’il le
releve par quelque perfidie, & peut-être même par l’assassinat. Mon amis s’imagine que la ville est
devenue fort triste, depuis que nous n’entendons plus tant parler de ces
impertinens, qu’il décrit, sans y prendre garde, comme les plus infâmes
scélérats qu’ils y ait au monde, soit à l’égard de l’amitié, de l’amour,
ou de la conversationMais est-ce là
ce qu’on doit entendre par un homme d’esprit qui aime le
plaisir! Je ne vois dans tout ce portrait qu’un
misérable, qui même manque d’esprit ; qu’un tête chaude, qui n’a
tout au plus que la portion de génie qu’il faut pour satisfaire
des passions brutales ; & ce n’est pas en homme du monde, en
François poli que je vois cela ; c’est en homme seulement : tous
les êtres raisonnables, toutes les Nations jugeroient comme moi
de cette effigie monstrueuse. Si certaines horreurs, certains
crimes, constituent le plaisir en Angleterre, à la bonne
heure ; l’homme d’esprit à Londres, qui aime le plaisir, est
un être vil, un chef fatal, un scelérat horrible, & le
rigoureux Censeur a raison ; mais je ne le pense pas, & je
crois au contraire, qu’il a peint d’humeur, ou qu’il a voulu
déguiser une personnalité, une critique particuliere, sous les
traits d’une censure générale..
Lorsque le plaisir fait le but principal de la vie, il ne
peut que s’élever de rels <sic> monstres, qui s’abandonnent à la
recherche de tous les divertissemens, capables d’étouffer les lumieres
de la raison, & les sémences de la vertu, pour substituer à leur
place une foule de pensées extravagantes, & tous les désirs
criminels d’une cupidité charnelle.Lorsque le plaisir fait le but principal de la
vie, on devient paresseux, inconstant, inutile, quelquefois
vicieux, j’en conviens ; mais disons aussi, que sans cet amour
un peu violent du plaisir, les arts seroient encore au berceau.
Le génie & l’amour de la renommée étoient condamnés à ne
leur donner que le premier souffle de vie ; c’est l’amour du
plaisir qui leur a communiqué cette ardeur, cette force de
constitution si nécessaire, à tout être, pour surmonter la
difficulté qui s’oppose à son accroissement & à sa
perfection, & pour passer même de la végétation à la vie.
Ainsi l’un compense bien l’autre, à moins qu’on ne vueille
<sic> regarder les arts comme un malheur. Mais l’homme
d’esprit qui aime le plaisir, ne tombe pas ordinairement dans
l’excès qu’on lui reproche ici. Il n’appartient guere qu’au sot
de s’abrutir & de se laisser corrompre par ce qui
originairement ne doit aboutir qu’à rendre aimable. Pour le
premier, le plaisir n’est qu’un aiguillon charmant, qui l’anime
à correspondre au bonheur des autres : la machine voudroit en
vain pancher vers l’abrutissement ; l’esprit la redresse, la
tient en lisiere, & la force a respecter cette loi de
bienséance & d’honnêteté que lui-même imagina pour sa
conservation.
Le plaisir se détruit par lui-même, & l’usage constant
que l’on en fait, en émousse la pointe ; mais quoique nous nous sentions
incapables d’en jouir, nous n’en perdons jamais l’envie,
& nous avons un dégoût pour tout autre chose ; de-là vient qu’un
homme adonné au plaisir n’a pas un moment de relâche, d’abord qu’il est
éloigné de l’objet de sa passion ; & qu’il souffre, durant ces
intervalles, un supplice qu’on ne voudroit pas imposer au plus indigne
des criminels. Prenez-le lorsqu’il s’éveille un peu trop matin après une
débauche, ou la vaine poursuite d’une femme sans honneur, & vous
trouverez qu’il n’y a pas un seul homme au monde à qui la vie soit plus
à charge qu’à lui-même.Je conviens
encore, que le plaisir se détruit pas lui-même, & qu’il
n’est pas nécessaire de vieillir précisément pour cesser d’y
être sensible, quand on s’y est imprudemment livré. Hélas !
c’est une vérité qui subsiste depuis que le génie, ajoutant à la
réalité des choses, força les êtres sensibles à reconnoître
l’attrait d’une forte séduction. Mais de ce qu’on cesse de
trouver le plaisir qu’on cherche, conclurra-t’on que le regret
de sa perte doit conduire tout homme à l’excès
& au crime ! Celui qui par ses débordemens odieux, a prouvé
que cette conclusion n’étoit pas absolument extravagante, étoit
né pour la débauche, & par respect humain, s’étoit borné au
plaisir, ou avoit d’autres passions que le charme du plaisir
avoit jusqu’alors endormies. L’homme d’esprit, qui ne peut plus
être heureux par la sensibilité de son cœur, songe à le devenir
par la sensibilité des autres. Il imagine pour eux de petits
plaisirs, des choses agréables ; il fait des vers légers, des
chansons touchantes ; il badine même avec eux sur son état ; il
les engage à porter des regards attendris sur sa philosophie
intéressante & peut-être sublime ; une main légere &
bienfaisante fait répéter à la guitarre, les soupirs qu’il a
exprimés en chant ; cette main même s’en glorifie. On a vû les
jolies femmes chercher Fontenelle, presqu’expirant, pour badiner
encore avec son imagination. Saint-Aulaire,
Saint-Evremont, Chaulie, ont reçu les mêmes marques d’honneur ;
& dans tout cela je ne trouve rien que de très-naturel. Mais
ce qui est naturel & même très-ordinaire dans un Pays, est
impossible dans un autre. Tout vient de l’ame, & l’ame est
formée par le climat. Cependant, je ne crois point qu’à Londres,
la volupté & son génie soient inconnus ou méprisés. C’étoit
en Angleterre que Saint-Evremont, à quatre-vingt
ans, soupiroit encore, sans passion & sans fruit, pour
l’immortelle Hortense, au milieu d’amis Anglois qui chérissoient
sa délicatesse, & pleuroient sa fin prochaine en le traitant
d’aimable fripon. Je crois au contraire, je suis forcé de
croire, que le Spectateur a mal vû, ou s’est mal
expliqué, ce qui revient au même pour la postérité qui le
lira.
L’homme qui court au plaisir en est tout occupé, & il
n’a presque jamais le tems de rendre service à ses
meilleurs amis. Ce n’est pas qu’il n’ait une certaine complaisance &
des manieres aisées, dont il s’est formé l’habitude par un long usage du
monde ; mais dites-lui vos besoins, vos inquiétudes & vous embarras,
vous l’y trouverez insensible : il n’a de l’empressement que pour
satisfaire ses désirs criminels & brutaux . . . . . Le plaisir fait
la honte de notre jeunesse, & l’ignominie de notre âge avancéEn France, c’est dans le plaisir que
l’on conclut les affaires. L’homme d’esprit qui l’aime & le
goûte journellement, joint ordinairement l’équité & la
bonté, à la politesse & à l’agrément, il devient philosophe,
& quand on a la philosophie & la sensibilité, on est
porté à faire du bien, à faire des heureux ; parce
qu’on n’estime plus que foiblement les fumées dont s’entêtent
les foibles mortels. . . . . Le plaisir a fait les arts tels
qu’ils sont, & les arts ont rendu célébres le petit nombre
d’Empires où il s’est trouvé des Princes & des Ministres qui
ont compris que l’on devoit les mettre au nombre des choses
essentielles..
Honeycomb nous parle quelquefois de ses anciennes
débauches, & il voudroit bien qu’on l’en estimât d’avantage, parce
qu’il prétend avoir eu ce qu’on appelle des bonnes fortunes ; mais j’ai
de la peine à croire que le souvenir de ces indignes fortunes, le puisse
jamais consoler, au milieu de quelque affliction. Il n’y a point, selon
moi, d’occasion où le vice joue un si triste rôle, que lorsque deux
vieilles personnes se rencontrent après avoir eu de trop grandes
familiarités pendant leur jeunesse. Déclarer à une vieille édentée,
qu’elle avoit autrefois un fort beau ratelier ; ou à un galant qui n’a
plus de vigueur, qu’il étoit autrefois admiré de toute la
ville ; c’est une satyre, & non pas un élogeOui, lorsqu’un débauché s’avise de raconter ses
bonnes fortunes, il ne mérite que du mépris & ne peut
inspirer que de l’horreur. Si lui-même, dans l’âge avancé,
retrouve un des objets qui contribuerent à son avilissement, il
éprouve, en le voyant, ce sentiment affreux qu’il fait naître
par ses récits ; & il est ordinaire que des plaisanteries
grossieres, des complimens insultans, soient l’expression des
sentimens & des pensées qui viennent l’accabler à son
aspect. Mais les commerces que le vrai plaisir a fait, n’ont
point une fin qui puisse arracher des remords, ni des injures ;
la galanterie reste, pour remplacer le plaisir qu’on ne peut
fixer, & l’on apprend même à plaire avec deux personnes que
l’âge a mis dans cette situation. Elles se rencontrent avec une
satisfaction dont l’honnêteté est le moindre témoignage ;
souvent même elles s’entretiennent avec une confiance
respectable, & si elles peuvent s’obliger mutuellement, il
suffit que le hazard en fasse naître l’occasion ; l’esprit, ni
l’artifice, n’auront pas besoin de s’employer pour en faire une
obligation à celui des deux qui aura l’heureux pouvoir de la
saisir. Voilà comme j’ai vû le plaisir finir dans les commerces
qu’il avoir formés. J’oserois même dire, qu’il n’y a pas de plus
honnêtes gens que les amans à qui la nature a donné une ame
honnête & une imagination délicate ; & ces gens-là, dans la vicillesse la plus reculée, sont encore
vûs avec intérêt..
Quoiqu’il en soit, pour revenir plus directement à l’homme
d’esprit qui aime le plaisir & la joye, quelque rang qu’il occupe
dans la Société Civile, il néglige ses amis, sa femme & ses enfans,
& il ne laisse pour tout héritage à ceux-ci, que des biens
hypotéqués & des maladies. Tous ces misérables qui font de si
tristes discours à Tyburn, après la tenue des
Assises, étoient à leur manière de ces hommes d’esprit adonnés au
plaisir, avant que leurs crimes les eussent conduits à la potenceIl est vrai que trop souvent l’homme
d’esprit qui a préféré le plaisir à ses affaires, meurt ruiné,
& ne laisse que des regrets à ses enfans. Mais il ne sera
jamais obligé de se faire les reproches que le crime arrache aux
scélérats dont parle ici l’Auteur. Il pourra bien finir par
aller à l’Hôpital, mais il n’ira jamais à
la Grêve. Ce tableau même qu’on nous présente ici est affreux,
& suffiroit pour faire voir combien l’Auteur avoit mal vû le
plaisir. .
L’Auteur nous offre en finissant le tableau des repas
dissolus, & des réjouissances tumultueuses des Gentilshommes
campagnards de son pays, qui se divertissent à éteindre le plutôt qu’ils
peuvent, cette particule de raison, ou plutôt l’instinct qui les éclaire
lorsqu’ils sont sobres. « Ces agréables débauchés n’aspirent qu’à
s’abrutir, dit-il, avec toute la diligence possible ; ils boivent
jusqu’à perdre le goût du vin ; ils fument jusqu’à se créver les yeux,
& ils heurlent jusqu’à ce qu’ils ne peuvent plus entendreDes Gentilshommes campagnards ne
sont, dans aucun Pays du monde, des exemples à citer contre
l’amour du plaisir. Lorsqu’un Prince, à Avignon, (Lettres de
Madame du Noyer) fit si cruellement
éprouver à son Hôte, jusqu’où peut aller la fureur de la
débauche, il n’étoit pas encore aussi grossier, aussi yvre,
aussi violent que finit toujours par l’être, dans ses parties,
l’animal féroce qu’on designe par Gentilhomme campagnard. Mais
cette férocité est bannie aujourd’hui de notre Nation, & le
plaisir y a fait des hommes nouveaux. .