Voici un morceau très
touchant, & que je crois précieux : il renferme surtout une
excellente leçon pour ceux qui, sortis, à peine, d’un état obscur,
deviennent insolens & ingrats envers ceux qui eurent la générosité
de les en tirer.
Monsieur,
Ne soyez point surpris, Monsieur,
Cette dégradation apparente sous laquelle je suis obligé de paroître, a
été causée par les cruels traitemens que je reçus dans la maison
paternelle jusqu’à l’âge de quinze ans. Mon pere étoit né avec quelque
bien & se fatiguoit beaucoup à en amasser : l’ambi-
Qu’ai-je vû dans cet état ! des horreurs, des infâmies, des crimes
affreux. Mais avant que d’entrer dans ce détail, je dois commencer par
prévenir une question que vous ue <sic> manqueriez pas de me
faire. Comment avez-vous eu la constance de rester
dans une condition où vous avez dû trouver tant à souffrir, si vous
êtes aussi honnête homme que je le suppose ? Parce que j’ai
senti que j’en devoir rougir quand j’ai eu l’âge de raison ; &
qu’alors je n’ai plus eu le courage de me transplan-Mes yeux ne m’ont point abusé : je vous ai trop
reconnu. Si vous sçavez vous taire, j’aurai soin de votre entretien,
& vous ne manquerez jamais d’argent.
Je ne me souviens point que vous ayez été mon frere,
& je suis fâché, pour vous, que vous m’ayez reconnu. Je méprise
l’argent ; mais il est d’autres motifs qui vous répondroient mieux
de mon silence, si vous me connoissiez.
Pour déterminer la bonne opinion que je souhaite que vous preniez de moi,
Monsieur, je vous dirai ingénuement que ce billet de mon frere, tout
impertinent qu’il étoit, me pénétra jusqu’au fond du cœur. S’il avoit
fait la
Je me hâte de revenir à mon sujet, pour écarter de souvenir horrible. Il
est question, Monsieur, de vous apprendre, ce que j’ai vu depuis dix
ans, dans les maîtres que j’ai servis, & dans ceux qui se trouvoient
en société avec eux. Mon tems fut toujours partagé entre le service
& la lecture ; l’une me faisoit supporter l’autre ; je l’adorois
plus que jamais : il semble que la Providence bienfaisante ait voulu
prouver par mon exemple, qu’une passion qui a causé notre malheur, peut
nous en consoler un jour, quand elle n’a pas
La lecture n’alloit point sans la réfléxion ; je faisois quelquefois des
notes sur les sotises, où les horreurs dont j’étois témoin ; & cette
occupation me fortifioit en m’amusant. Je voyois des hommes plus heureux
que moi, mais moins tranquilles, plus menacés ; & tous les jours je
me consolois par les fautes des autres. Ces traits que j’écrivois
étoient quelquefois si affreux, que j’avois de la peine à les croire,
lorsque je venois à les relire ; il n’y a eu que le tems qui m’ait
appris que les hommes sont capables de tout ; mes yeux n’y auroient pas
suffi, & j’aurois toujours douté de mon témoignage. Je n’éprouvois
pas les mêmes doutes, lorsque c’étoient de simples ridicules que je me
rappellois sur mon papier : Oh ! pour cela je croyois toujours au
contraire n’avoir pas tout écrit, ou avoir écrit foiblement ; la raison
en est que les hom-
Vous exigez que je vous dise plus particulierement ce que j’ai vû ! je m’y sens porté pour l’instruction des maîtres qui viendront un jour ; si toutefois ceux qui sont faits pour avoir des valets, sont capables d’avoir des vertus.
J’ai vû des hommes qui ne croyoient guere en Dieu, passer plus de la
moitié du jour à l’Eglise pour pouvoir abuser de la confiance, &
ajouter, le
J’ai vû des hommes plus criminels, peut-être, mépriser le cri de leur conscience naturellement timorée, & dire toute sorte de blasphêmes, pour éblouir des sots, ou des gens dont le suffrage devroit toujours être abhorré, puisqu’ils ne l’accordent jamais qu’à ce qui est digne de haine ou de mépris.
J’ai vû des femmes qui ruinoient leur mari, pour empêcher qu’on ne crut qu’elles pouvoient être maîtrisées.
J’en ai vû d’autres qui n’auroient eu que des vertus, si dans le monde ou elles vivoient, on en avoit voulu souffrir l’apparence ; & qui dans la crainte du ridicule dont on les menaçoit, trahissoient chaque jour leur caractère, & faisoient des horreurs.
J’ai vû le sentiment immolé à la coquetterie, parce qu’il n’étoit pas du bon ton d’aimer.
J’ai vû les amans abonder, dans une semaine, auprès d’une femme qui
n’a-
J’ai vû de grands hommes très-petits : Ils étoient jaloux de tous les mérites. Ils n’étoient peut-être devenus grands que par une suite de cette jalousie.
J’ai vû des hommes faire payer à tout ce qui les entouroit, la peine qu’ils se donnoient pour usurper l’estime de tout ce qui étoit placé plus loin d’eux.
J’ai vû des sociétés renvoyer à table les domestiques, pour n’être pas intimidées dans leurs orgies, par l’apparence d’un honnête homme.
J’ai vû des femmes devenir hommes, par aversion pour les devoirs de leur sexe, qu’elles n’étoient pas capables de remplir.
J’ai vû de petits hommes très-orgueilleux, saluer attentivement les valets, afin qu’on put les remarquer par quelque chose.
J’ai vû des dévots dogmatiser le crime ; & j’ai vû des gens d’honneur
ap-
J’ai vû des femmes tromper régulierement deux honnêtes gens par jour, & se coucher tous les soirs sans remords.
J’ai vû l’hypocrisie sans esprit, rendre à une femme en un jour, tout ce que dix ans de galanterie lui avoient fait perdre.
J’ai vû des hommes très-méchans, s’étonner de bonne foi qu’on ne pendit pas les calomniateurs.
J’ai vû des hommes vendre leur honneur, & acheter celui des autres.
J’ai vû un Marchand voler dix sols à un honnête homme malheureux, & prêter la moitié de son bien à un fripon.
J’ai vû des gens condamner impitoyablement des fautes, & se permettre indiscretement des crimes.
J’ai vû des hommes refuser les plus petits secours à un ami infortuné,
& déployer la prodigalité la plus folle devant un ennemi.
J’en ai vû d’autres emporter tous les meubles d’une maison, & y revenir sans honte.
J’ai vû des coquins fréquenter par estime, des gens très-vertueux, & ne pas rougir à cette école.
J’ai vû les contraires, recevoir des applaudissemens très-sinceres de la même personne.
J’ai vû des Juges ne pouvoir pas entendre sans horreur les cris d’un malheureux, & s’exposer tous les jours à faire des misérables par leur négligence à s’instruire.
J’ai vû, enfin, mille choses que je ne sçaurois croire, si on me les disoit, & que je ne sçaurois bien dire après les avoir vûës.
Mais, Monsieur, je vous ai entretenu d’objets bien horribles ! La scène
va changer, & vous allez reconnoître une Providence attentive à
dédommager chaque honnête homme en particulier, de la peine qu’il a à
supporter
J’avois servi successivement dans plusieurs maisons, & je me sentois
non pas au bout de mes épreuves, mais au bout, pour ainsi dire, de ma
curiosité. Je supposois des choses encore plus affreuses que je n’en
avois vû, & je n’étois pas tenté d’y porter mes regards : il est un
point d’expérience où les vices ne peuvent plus nous inspirer que de
l’indifférence ou de l’horreur. C’étoit ce dernier sentiment que
j’éprouvois : mon ame avoit besoin de rencontrer un honnête homme. Je le
trouvai : le Ciel l’avoit fait naître pour moi : quel maître, quel
homme ! Hélas, il n’existe plus que dans mon cœur ; mais il m’est
toujours présent ; toujours je le vois, toujours je l’entends, toujours
j’embrasse ses genoux sacrés . . . . . . . Des hommes criminels trompent
le tems qui les poursuit, & vivent un siécle, un Sage, un Héros est
mort à
Ce fut à la campagne que je le vis pour la premiere fois : l’amour de ses
domestiques m’avoit annoncé ses vertus ; & quand je le vis de plus
près, il me sembla que depuis longtems je les avois éprouvées moi-même :
il étoit dans cette maison pour y faire quelque séjour ; son
valet-de-chambre tomba malade, & il se vit privé des secours
nécessaires pour la toilette. Je lui offris les miens, & il les
accepta. Je m’étois toujours attaché à bien apprendre le service, &
je puis dire qu’aucun domestique ne m’égaloit à cet égard. Il daigna
remarquer mon adresse, & m’en fit des complimens. Ce n’est pas qu’il
fut sensible au frivole avantage d’une boucle bien arrondie ; je crois
qu’il n’avoit jamais estimé dans les choses que leur utilité réelle ;
mais il sçavoit que tous les états ont leurs
La maladie du valet-de-chambre fut plus sérieuse qu’on n’avoit cru ; il resta au lit pendant quinze jours, & pendant tout ce tems je tins sa place auprès du plus aimable des maîtres. Le Ciel qui préparoit mon bonheur, permit qu’en deux ou trois occasions il put connoître que j’avois des sentimens : j’ai bien éprouvé qu’il les adoroit. Il me parla plusieurs fois avec une bonté singuliere ; mais cette bonté néanmoins n’étoit qu’estime. Je n’y voyois nulle foiblesse ; il ne me faisoit nulle confidence, nul discours qui pût me faire penser que l’amour de la nouveauté, (ce qu’on appelle l’engouement) l’attrait de l’indiscrétion, ou le bavardage avoient quelque empire sur son esprit.
Lorsqu’il partit il me récompensa
Huit jours après il me fit dire qu’il avoit à me parler ; je me rendis à
ses ordres. Je le trouvai triste, abbattu. Peut-être que je ne
dissimulai point assez mon étonnement & ma douleur, en le voyant
dans cet état. Vous me trouvez changé, me dit-il ; un moment peut faire
éclore en nous les sémences de la mort : vous sçaurez un jour ce qui
m’est arrivé, & vous ne trouverez point étrange que la douleur m’ait
abbattu. Au reste, poursuivit-il, je vous parle ainsi parce que je vous
Je ne répondis que peu de mots ; mais la douleur, qui se tait, exprime bien des choses. Allez quitter votre habit, me dit-il, & dans l’instant tâchez de vous en procurer un autre. Voilà le moyen de pouvoir hater ce changement sans qu’il vous en coûte.
Il me présentoit une bourse : je la pris en tombant à ses genoux. Vos sentimens sont des ordres pour moi, lui dis-je ; j’accepte, Monsieur, & je vole à ces ordres, qui m’honnorent trop. Allez, reprit-il ; vous servez dans une maison où vous ne devez pas avoir pris des racines bien fortes ! Annoncez que vous vous retirez, & venez me rejoindre ici. Je pars ce soir pour la campagne, vous viendrez avec moi.
Je ne perdis pas un moment, je voyois trop qu’il avoit besoin de mon qualité chez moi, me dit-il, en me
revoyant ; je vous ai distingué & je suis en état de vous faire du
bien. Mon cœur m’y a porté dès que je vous ai connu ; vous vous
appercevrez que mes sentimens sont encore plus tendres, que vous ne
pouvez même le supposer . . . . . Je ne consulte que les miens en
m’attachant à vous, répondis-je ; je n’ai jamais connu l’intérêt, &
il ne peut faire ni mon attachement, ni mon bonheur, auprès de vous.
Chaque parole qu’il prononçoit étoit accompagnée d’un soupir. Je jugeois
qu’il étoit accablé d’un violent chagrin ; j’aurois pu en connoître la
cause, si j’avois voulu interroger les domestiques ; mais je me faisois
un devoir
Un moment avent de partir, il ouvrit une cassette ; j’étois avec lui, il rassembla plusieurs lettres, & je vis qu’il pleuroit en faisant cette recherche. Je crus devoir m’éloigner par respect ; il me rappella : Ne me quittez point, me dit-il, je sens que je puis me trouver mal, & j’ai besoin de quelqu’un. Je n’osai lui faire des questions, mais je vis bien que l’amour entroit pour beaucoup dans cette triste scène.
Lorsque nous fûmes arrivés, il me fit appeller. C’est ici où l’amour me
condamne à finir mes tristes jours, me dit-il ; vous serez le compagnon
d’un homme malheureux, & vous essuyerez ses larmes. Ce seroit une
occupation bien triste, si vous n’étiez pas né sensible ; mais je sçais
que vous l’êtes, & vous ne m’abandonnerez pas ; il me faut un
honnête homme ; un
Je me jettai encore à ses genoux ; je ne pouvois rien dire ; il étoit dans un état à me consterner, quand même je ne l’aurois pas aimé ; l’excessive douleur dans un honnête homme est faite pour attendrir tous les cœurs. J’osai pourtant le conjurer de m’instruire du sujet de sa peine : il me montra un portrait en miniature : regardez cette femme, me dit-il ; elle m’aimoit, & elle est morte.
Je fondis en larmes par un sentiment plus prompt que la réflexion ; je ne
pensai pas que j’allois rendre les siennes plus abondantes, &
peut-être l’aurois-je pensé en vain . . . . . Voilà la cause de l’état
où vous me voyez, reprit-il ; j’ai tout perdu en perdant cette femme.
Elle étoit l’image des graces, & le modele des vertus : si je vaux
quelque chose, c’est à elle que je le
Je n’employai point les lieux communs de la raison & de la morale
pour lui faire prendre d’autre sentimens. Comme il m’a toujours paru que
c’étoit mal consoler un malade que de l’entretenir da la nécessité de
son mal ; j’épargnai à mon maître tout ce qui pouvoit contrarier le
desir le plus naturel que je connoisse, qui est celui de mourir quand on
est malheureux. Mais je me fis une ressource plus sûre que les maximes :
je lui parlai de la grandeur de sa perte, du bonheur dont il avoit joui,
de tout ce qui avoit rapport à sa passion, & j’esperois qu’un
entretien continuel sur cet objet chéri pourroit lui faire du moins une
sorte de consolation. Mais je me trompois ; le desespoir étoit formé,
& il n’y avoit plus de remede. Je le voyois dépérir chaque jour,
& ce qui
J’ai l’honneur d’être, &c.