Citation: Anonym (Ed.): "XLVII. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\047 (1716), pp. 292-299, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1568 [last accessed: ].


Level 1►

XLVII. Discours

Citation/Motto► Parvula, pumilio χαριτων μια, rota merum fal.

Lucr. L. iv. ii55.

C’est une gentille Naine, une des Graces mais pêtrie de souphre & de salpêtre. ◀Citation/Motto

Level 2► Il y a de certaines choses dans la Lettre suivante, qu’on doit supposer m’être inconnues, à moi qui suis Garçon : ainsi je ne me hasarderai pas à raisonner là-dessus jusqu’à ce que j’y aïe mieux réfléchi ; & cependant je laisserai mon Auteur exprimer à sa maniere l’état où il se trouve.

Level 3► Letter/Letter to the editor► Mr. le Spectateur,

« On voit, par plusieurs de vos Discours, que vous n’êtes pas mal versé dans ce qui regarde en général la Société civile ; mais il y a bien des choses, dont vous ne sauriez avoir une juste idée, dans la vie de Garçon que vous menez, & qui roulent sur l’état du Mariage. C’est la seule raison qui puisse vous justifier de n’avoir rien dit jusques-ici d’une espèce de fort bonnes Gens, qu’on trouve dans le monde, & [293] qu’on y appelle, par dérision, les bequetez de la Poule. Il faut que vous sachiez que je suis du nombre de ces pauvres Innocens, dont on se mocque sous ce titre, parceque je me laisse gouverner par la meilleure de toutes les Femmes. Il seroit digne de vos soins d’examiner quelle est la nature de la Tendresse, & de nous dire, suivant les Principes de votre Philosophie, d’où vient que nos cheres Moitiez en usent avec nous tout comme il leur plaît, qu’elles sont de mauvaise humeur, imperieuses & malignes ; qu’elles parlent quelquefois d’un ton plaintif, & grondent un moment après ; qu’elles tombent en défaillance, & en reviennent aussi-tôt ; qu’elles ont une prodigieuse volubilité de Langue, & la perdent ensuite tout d’un coup, & tout cela, parcequ’elles nous aiment si tendrement, qu’elles ne peuvent pas s’imaginer que nous aïons la même ardeur pour elles. Level 4► Heteroportrait► Je dis, Monsieur, qu’un de ces bons Maris, que les Debauchez & les Libertins appellent bequetez de la Poule, verra jouer tous ces différens personnages à sa chere Moitié, & qu’il en découvrira l’affectation, sans être assez dur pour la taxer d’hypocrisie. Cette espèce de bonnes Gens fourmillent, sur-tout dans la Grande Cité de Londres, & ce sont les véritables bequetez de la Poule : Ils n’ont pas la force d’en venir à une explication avec cette [294] chere Ame, le centre de tous leurs desirs ; c’est pour cela qu’ils la consolent lorsqu’elle ne sent aucun mal ; qu’ils l’appaisent lorsqu’elle n’est point en colere, & qu’ils lui donnent leur bourse quoiqu’ils sachent qu’elle n’en a pas besoin ; mais ils aiment mieux prendre ce parti, que de s’exposer à tout ce manége l’espace d’un mois, qui est le terme ordinaire, que les Femmes de cette trempe emploïent à revenir à elles mêmes, suivant le calcul qu’en ont fait les Maris insensibles & cruels. ◀Heteroportrait ◀Level 4

Il y a plusieurs autres sortes de bequetez de la Poule, qui sont, à mon avis, les meilleurs Sujets de la Reine, & c’est pour cela que votre devoir vous engage à ne souffrir pas qu’on se mocque de nous en public.

Je ne sai si je me suis fait entendre dans ce que je vous ai dit jusques-ici, sur l’état d’un Homme bequeté de la Poule ; mais je prendrai la liberté de vous donner un détail de ce qui se passe entre moi & mon Epouse. Level 4► Exemplum► Vous saurez donc qu’on ne me regarde pas comme un Niais dans le monde, qu’on a voulu essaïer diverses fois de quelle maniere je recevrois un affront, & que l’évenement s’est toujours déclaré en ma faveur ; malgré tout cela, il n’y a point d’Esclave en Turquie qui le soit autant que je le suis de ma chere Moitié. Elle a beaucoup d’esprit, & l’on [295] peut dire en général que c’est une fort jolie Femme. J’ai pour elle une si grande passion, qu’elle me cause toutes les inquiétudes imaginables, si vous en excluez celles de la Jalousie. L’assurance que j’ai de sa fidelité, m’engage, du moins si je me connois, à trouver quelque chose d’aimable dans tout ce qu’elle fait, quoique souvent il n’y ait rien de plus opposé à mon humeur. Elle me regarde quelquefois d’un air imperieux, sous prétexte que je n’ai pas fait assez de cas de son avis en certaine compagnie où nous étions ensemble. Je ne saurois m’empêcher de sourire à la vûe du joli dépit qu’elle témoigne, & alors elle m’accuse de la traiter comme un Enfant. En un mot, notre principale Dispute roule sur la superiorité du Genie. Elle forme sans cesse des argumens là-dessus, ausquels je réponds avec beaucoup d’indolence : Tu es bien jolie, ma chere Mignonne. Elle me replique d’abord : Tout le monde sait que j’ai autant d’esprit que vous, & il n’y a que vous seul qui l’ignoriez. Je lui repete de nouveau : En verité, mon Cœur, vous êtes fort jolie. Là-dessus elle s’échape, elle renverse tout ce qui l’environne, elle frape des pieds, & s’arrache la Coifure. Fi, fi, lui dis-je alors, mon Amie, comment est-ce qu’une Femme d’aussi bon sens que vous peut tomber [296] dans un pareil ecart ? En verité, mon Cher, me dit elle, vous me faites enrager quelquefois ; oui, vous me désolez, avec votre sotte maniere de me traiter comme une belle Idiote. Eh bien, qu’est ce que jai <sic> gagné pour l’avoir mise de bonne humeur ? Rien du tout ; mais il faut que je la convainque par mes actions, que j’ai bonne opinion d’elle ; que je lui donne ma bourse, & que pendant un jour & demi de suite je condamne tout ce qui lui déplaît, & que je loue tout ce qu’elle approuve. J’aime si tendrement cette chere Mignonne, que je ne vois presque jamais aucun de mes Amis, & que je n’ai point de repos dans les Compagnies où elle n’est pas ; mais lorsque je retourne au Logis, elle est toute chagrine, parce, dit-elle, qu’il n’y a que sa beauté qui m’ait obligé de revenir si-tôt. Je n’ose pas rire à cette occasion ; &, quoiqu’un des plus zélez Membres de l’Eglise Anglicane qu’il y ait dans le Royaume, je me vois forcé à dire des invectives contre le Gouvernement, parcequ’elle est entêtée pour les Whigs. Nous raisonnons alors de Politique à perte de vûe, & je lui donne enfin un baiser, qu’elle prend pour un hommage rendu à son grand savoir. Je lui fais même d’ordinaire quelques demandes sur la Constitution de l’Etat ; elle y répond par des généralitez qui se trouvent dans [297] 1 l’Oceana de Harington ; je la félicite d’une si heureuse memoire, & aussi-tôt elle m’embrasse. Pendant que je l’entretiens dans cette bonne humeur, elle badine devant moi, quelquefois elle danse au milieu de la chambre, ou joue un Air sur son Epinette, elle varie sa mine & ses charmes d’une telle maniere, qu’elle me donne un plaisir continuel ; en un mot, elle fera mille singeries, si je lui accorde qu’elle est fort sensée ; mais si elle soupçonne que je l’aime à cause de son badinage, elle revêt d’abord un air grave & serieux. ◀Exemplum ◀Level 4

C’est là un abregé de mes penibles travaux, & je supporte mon esclavage d’aussi bonne grace que la plûpart des autres Maris ; mais je m’adresse à vous en faveur de tous ceux qui sont bequetez de la Poule en général, & je vous prie de vouloir publier une dissertation pour notre défense. Vous avez, à ce que j’ai ouï dire, de très bonnes Autoritez qui peuvent servir à notre Cause, & vous nous parlerez sans doute du fameux Socrate, & de sa résignation Philosophique à sa Femme Xantippe Vous rendrez par-là un grand service à tout le monde, puisque les bequetez de la Poule sont fort [298] considerables soit à l’égard de leur nombre ou de leur qualité, non seulement dans les Villes, où ils sont les plus riches ; mais aussi dans les Cours, où ils sont les plus soumis. Lorsque vous aurez bien réfléchi sur l’état du Mariage, vous en examinerez, s’il vous plaît, toutes les Avenues & les Faubourgs ; vous nous rendrez un compte exact de l’esclavage où se trouvent les Bergers fidèles, & les Amans irrésolus ; ces Bergers qui ne peuvent abandonner leurs Belles, quoique leur persévérance entraîne leur ruine ; ces Amans qui n’osent pas se marier, quoiqu’ils ne puissent jamais être heureux sans leurs Maîtresses, qu’ils ne sauroient obtenir à d’autres conditions.

Vous pouvez d’ailleurs embellir votre Discours par divers Exemples pris des Hommes fiers, hautains, enjouez & opiniâtres, qui sont tous en secret, malgré tout ce qu’ils en peuvent dire ou penser, Esclaves de leurs Femmes ou de leurs Maîtresses. Je vous prie en dernier lieu d’insister sur ce que les Savans & les Héros de tous les siècles ont eu le sort d’être bequetez de la Poule ; & que les Revêches, qui ont secoué le joug de la Tendresse, ne doivent leur délivrance qu’à l’Ambition, à l’Avarice ou à quelque autre Passion plus infame qui les domine. J’aurois mille au-[299]tres choses à vous dire là-dessus ; mais je craindrois que ma chere Moitié, qui me voit occupé à écrire, ne voulût, suivant sa louable coutume, examiner ma Lettre, si je ne la cacherois au plus vîte. Je suis, Monsieur, tout à vous. »

Nathanael Juchoir. ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3

T. ◀Level 2 ◀Level 1

1Ce Livre Anglois, est un in Folio impr. à Londres en 1656. Il a pour titre, La République d’Oceana. L’Auteur y travailla par ordre de Cromvel, auquel il est dédié, & qui lui avoit promis de suivre son Plan ; mais il n’en fit rien.