XLVI. Discours Anonym Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Michaela Fischer-Pernkopf Herausgeber Katharina Jechsmayr Mitarbeiter Stefanie Lenzenweger Mitarbeiter Martin Stocker Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 24.05.2019 o:mws.406 Anonym: Le Spectateur français ou le Socrate moderne. Paris: Etienne Papillon 1716, 284-292 Le Spectateur ou le Socrate moderne 2 046 1716 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Wirtschaft Economia Economy Economía Économie Economia Moral Morale Morale Moral Morale Moral France 2.0,46.0

XLVI. Discours

Hæc memini, & victum frustra contendere Thyrsim.

Virg. Eclog. vii. 69.

Je me souviens de cette dispute, & que Thyrsis y fut vaincu, malgré tout ce qu’il put dire pour sa défense.

Il n’est rien de plus commun que de voir des animositez entre des Partis qui ne peuvent subsister que par leur union : C’est ce que l’ancienne Fable Romaine nous representoit dans la révolte des membres du Corps Humain. Tel est souvent le cas de plusieurs petits Etats liguez contre une Puissance superieure ; ils ont de la peine à bien agir de concert, quoique leur salut en depende Il en est toûjours de même, dans la Grande Bretagne, entre ceux qui possedent les terres, & ceux qui s’appliquent au négoce ; le Marchand est nourri du produit des terres, & le Maître foncier ne s’habille que par l’industrie du Negociant ; malgré tout cela, ils sont toûjours aux prises l’un avec l’autre, & leurs disputes ne finissent pas.

L’hiver dernier, les Chevalier Roger de Coverly & André Freeport, qui ne s’accordent presque jamais, quoique bons amis, nous en donnerent un exemple dans notre Coterie. Sur ce qu’un de la troupe, qui faisoit une histoire, nous dit que la Foi Carthaginoise passoit en Proverbe, pour dire manquer de parole, ou violer une Alliance, Mr. de Coverly ajoûta qu’on ne devoit pas s’en étonner, puisque les Carthaginois étoient les plus grands Negocians du Monde. Il prit occasion de là d’accuser les Marchands en genéral, de n’avoir autre chose en vûë que le profit, sans se mettre en peine des moïens qu’ils emploient pour l’obtenir. « S’ils peuvent gagner facilement, continua-t-il, par des voies honêtes, alors ils les suivent ; mais si elles manquent de toucher au but, ils ne font aucun scrupule d’y ten-dre par la fraude & la supercherie : A quoi servent aussi tous leurs Livres de Comptes ? N’est-ce pas pour duper celui qui se fie à sa memoire ? Supposé d’ailleurs qu’ils n’aient pas un tel dessein, quelle action noble ou genéreuse peut-on attendre de celui qui est toûjours occupé à regler ses Comptes, & à examiner sa dépense ? En un mot, que l’Epargne & & <sic> la Frugalité soient tant qu’on voudra les Vertus du Marchand, son Exactitude poussée jusqu’à la vetille me paroît fort au-dessous de la Charité qu’un Gentilhomme exerce envers les pauvres, ou de l’Hospitalité qu’il pratique à l’égard de ses Voisins. »

Le Capitaine Sentry, qui vit le Chevalier Freeport très-attentif à ce Discours & prêt sans doute à le relever, dit là-dessus, pour rompre les chiens, que, dans toutes les Societez civiles, depuis le plus haut rang jusqu’au plus bas, il y avoit une injuste & secrete Envie, qui engageoit les Hommes à comparer leur état avec celui d’un autre, & à murmurer de ce que leur Voisin étoit en aussi bonne ou meilleure situation qu’eux - mêmes. « C’est ainsi, ajoûta-t-il, que les Officiers civils & militaires se regardent les uns les autres de fort mauvais œil ; le Soldat critique le pouvoir du Courtisan, & le Courtisan se moque de l’honneur du Soldat : ou, pour venir à des exemples d’un ordre inferieur, les simples Cavaliers & les Fantassins d’une Armée, les Chartiers & les Cochers dans les ruës de Londres, se regardent de travers & avec mépris, toutes les fois qu’ils sont en concurrence pour des Quartiers de rafraîchissement, ou le passage de leurs Voitures.

Voilà qui va le mieux du monde, repliqua le Chevalier Freeport ; il vous est permis, cher Capitaine, d’interrompre le Discours, si vous le trouvez bon ; mais il faut avec tout cela que j’en dise deux mots à Mr. de Coverly, qui semble croire, à sa mine, m’avoir bien rivé les cloux, lorsqu’il a drapé le Marchand. Je ne lui rappellerai pas les magnifiques Hôpitaux & tous ces autres Edifices publics, que des Marchands ont élevé dans cette grande Ville depuis la Reformation ; mais je me bornerai à l’Epargne & à la Frugalité, qu’il nous accorde. Si le soin de tenir des Comptes, ou de mesurer les choses par la voie la plus infaillible, je veux dire celle du Calcul, n’étoit au dessous de la qualité d’un aussi ancien Baronet que Mr. de Coverly, il préfereroit sans doute notre Economie à son Hospitalité. Si donner tant de Barils de Biere à vuider dans un jour est pratiquer la derniere de ces Vertus, il faut avouër que nous n’aspirons pas à cette gloire ; mais je voudrois bien qu’on examinât, lesquels des uns ou des autres, ou de mes Ouvriers que j’emploie six jours de la semaine, ou des Païsans que mon Antagoniste régalera six jours de suite, nous doivent avoir le plus d’obligation : Pour moi, je croi que les Familles de mes Ouvriers me seront plus redevables, que celles des Païsans ne le peuvent être à Mr. de Coverly ; parceque s’il n’en coûte rien à ceux ci, je mets les autres en état de n’avoir pas besoin de ma liberalité. Le Proverbe Latin sur les Carthaginois ne m’embarrasse guéres, puisque les Romains étoient leurs ennemis declarez : Le malheur est que nous n’avons aucune Histoire écrite par des Carthaginois, qui n’auroient pas manqué sans doute de nous aprendre quelque bon Proverbe sur la Genérosité Romaine, qui envahissoit les autres Nations, & distribuoit leurs terres à ceux à qui elles n’apartenoient pas. Mais puisque mon Antagoniste a pris occasion de cet ancien Proverbe pour attaquer les Marchands, il ne trouvera pas mauvais que j’en allégue un moderne pour leur défense. Lorsqu’un Homme fait banqueroute en Hollande, on dit de lui, qu’il n’a pas bien tenu ses Comptes. Peut-être que cette Phrase nous paroîtroit une maniere douce ou même plaisante de s’exprimer ; mais chez cette Nation exacte, c’est le plus grand reproche que l’on puisse faire à un Homme : Il n’y a pas moins de honte, selon eux, à se tromper dans le calcul de sa dépense, ou du fonds que l’on a pour répondre au païement de ses Dettes, ou à trop hasarder son Crédit, qu’on en trouve, parmi les Nations d’un Esprit plus vif & plus bouillant, à manquer de courage ou de bonne foi. Le Calcul est si bien la mesure de tout ce qu’on estime dans le Monde, qu’on ne sauroit démontrer le succès d’aucune action, ou la justesse d’aucune entreprise, sans y avoir recours. Ceci doit servir de réponse à ce que Mr le Baronnet a dit, qu’on ne peut rien attendre de grand ni de noble d’un Homme qui est toûjours occupé à examiner son Livre de Caisse, ou à regler ses Comptes. Lorsque j’ai reçu mes Cargaisons du dehors, je puis dire à vingt sols près, par le moïen du Calcul, la perte ou le profit qui m’en reviendra ; mais je dois aussi être en état de faire voir que j’avois raison d’entreprendre un tel négoce, soit par mon experience ou celle des autres, ou la grande probabilité qu’il y avoit que les retours répondroient à ma dépense & au risque ; ce qui ne se peut jamais executer sans l’intelligence du Calcul. Par exemple, si je veux négocier en Turquie, il faut que je sache, avant toutes choses, quelles de nos Manufactures y sont propres, & quelles Etoffes de ce Païs là seront ici de bon debit, avec le prix courant des unes & des autres sur les Lieux : Il faut ensuite que je compte les frais de l’embarquement, du transport & des Assûrances ; les droits d’entrée & de sortie ; l’interét de mon argent, & qu’il y ait d’ailleurs un honnête profit pour moi. Où est donc le scandale en tout ceci, & d’où vient que le Marchand est si peu dans les bonnes graces de notre Baronnet ? Cependant il ne renverse pas les cloisons, & ne foule pas les Blez de ses Voisins ; il n’ôte rien à l’industrieux Laboureur ; il païe le travail du Pauvre, il communique ses profits à tout le monde ; par ses Cargaisons & ses Retours, il fait subsister un plus grand nombre de personnes que le plus riche Seigneur n’en sauroit entretenir ; toute la Noblesse même lui est obligée de ce qu’il trouve les moïens de vendre au dehors le produit de leurs terres, & de ce qu’il augmente ainsi leurs revenus ; mais il est certain qu’il ne viendroit jamais à bout d’un si grand détail, s’il n’étoit fort expert dans la science des Nombres.

C’est à cela que se reduit la frugalité du Marchand, & le Gentilhomme doit suivre une pareille route, à moins qu’il n’ait honte d’être lui-même son Econome, & qu’il ne veuille que son Intendant prenne sa place. Le Gentilhomme, non plus que le Marchand, ne peut jamais rendre compte du succès d’aucune entreprise qu’à la faveur du Calcul. Si la Chasse, par exemple, est tout son trafic, il ne lui en doit revenir que la tête du Cerf, pour servir à l’ornement de sa grande Sale, & le museau du Renard, pour être cloué à la porte de son Ecurie. Mr. de Coverly connoît sans doute tout le prix de ces retours ; mais s’il avoit bien calculé par avance tous les frais de la Chasse, j’ai trop bonne opinion de lui pour ne pas croire, qu’il auroit pendu tous ses Chiens, plutôt que d’y avoir ruiné tant de bons Chevaux, & fait un aussi terrible dégât que la Foudre dans les Blez de ses Voisins. D’ailleurs, si tous ses Ancêtres avoient eu le même principe, il pourroit se vanter aujourd’hui que sa Famille ne s’est jamais deshonorée par aucune alliance avec la Bourgeoisie ; un Marchand de son Nom n’auroit jamais eu l’honneur d’emploïer tout son Bien, pour obtenir une place dans la Gallerie des Coverlys, ni osé prétendre à sortir de la même tige. Mais notre Baronet a été fort heureux de ce que le Marchand voulut païer si cher pour son ambition. En un mot, c’est le sort d’un bon nombre de Gentils-hommes de se voir réduits à ceder l’Héritage de leurs Peres à de nouveaux Maîtres, qui ont été plus exacts qu’eux à tenir leurs Comptes ; & il ne faut pas douter que celui qui s’est acquis un Domaine par son industrie, ne merite beaucoup mieux de le posseder, que celui qui l’a perdu par sa négligence. »

XLVI. Discours Hæc memini, & victum frustra contendere Thyrsim. Virg. Eclog. vii. 69. Je me souviens de cette dispute, & que Thyrsis y fut vaincu, malgré tout ce qu’il put dire pour sa défense. Il n’est rien de plus commun que de voir des animositez entre des Partis qui ne peuvent subsister que par leur union : C’est ce que l’ancienne Fable Romaine nous representoit dans la révolte des membres du Corps Humain. Tel est souvent le cas de plusieurs petits Etats liguez contre une Puissance superieure ; ils ont de la peine à bien agir de concert, quoique leur salut en depende Il en est toûjours de même, dans la Grande Bretagne, entre ceux qui possedent les terres, & ceux qui s’appliquent au négoce ; le Marchand est nourri du produit des terres, & le Maître foncier ne s’habille que par l’industrie du Negociant ; malgré tout cela, ils sont toûjours aux prises l’un avec l’autre, & leurs disputes ne finissent pas. L’hiver dernier, les Chevalier Roger de Coverly & André Freeport, qui ne s’accordent presque jamais, quoique bons amis, nous en donnerent un exemple dans notre Coterie. Sur ce qu’un de la troupe, qui faisoit une histoire, nous dit que la Foi Carthaginoise passoit en Proverbe, pour dire manquer de parole, ou violer une Alliance, Mr. de Coverly ajoûta qu’on ne devoit pas s’en étonner, puisque les Carthaginois étoient les plus grands Negocians du Monde. Il prit occasion de là d’accuser les Marchands en genéral, de n’avoir autre chose en vûë que le profit, sans se mettre en peine des moïens qu’ils emploient pour l’obtenir. « S’ils peuvent gagner facilement, continua-t-il, par des voies honêtes, alors ils les suivent ; mais si elles manquent de toucher au but, ils ne font aucun scrupule d’y ten-dre par la fraude & la supercherie : A quoi servent aussi tous leurs Livres de Comptes ? N’est-ce pas pour duper celui qui se fie à sa memoire ? Supposé d’ailleurs qu’ils n’aient pas un tel dessein, quelle action noble ou genéreuse peut-on attendre de celui qui est toûjours occupé à regler ses Comptes, & à examiner sa dépense ? En un mot, que l’Epargne & & <sic> la Frugalité soient tant qu’on voudra les Vertus du Marchand, son Exactitude poussée jusqu’à la vetille me paroît fort au-dessous de la Charité qu’un Gentilhomme exerce envers les pauvres, ou de l’Hospitalité qu’il pratique à l’égard de ses Voisins. » Le Capitaine Sentry, qui vit le Chevalier Freeport très-attentif à ce Discours & prêt sans doute à le relever, dit là-dessus, pour rompre les chiens, que, dans toutes les Societez civiles, depuis le plus haut rang jusqu’au plus bas, il y avoit une injuste & secrete Envie, qui engageoit les Hommes à comparer leur état avec celui d’un autre, & à murmurer de ce que leur Voisin étoit en aussi bonne ou meilleure situation qu’eux - mêmes. « C’est ainsi, ajoûta-t-il, que les Officiers civils & militaires se regardent les uns les autres de fort mauvais œil ; le Soldat critique le pouvoir du Courtisan, & le Courtisan se moque de l’honneur du Soldat : ou, pour venir à des exemples d’un ordre inferieur, les simples Cavaliers & les Fantassins d’une Armée, les Chartiers & les Cochers dans les ruës de Londres, se regardent de travers & avec mépris, toutes les fois qu’ils sont en concurrence pour des Quartiers de rafraîchissement, ou le passage de leurs Voitures. Voilà qui va le mieux du monde, repliqua le Chevalier Freeport ; il vous est permis, cher Capitaine, d’interrompre le Discours, si vous le trouvez bon ; mais il faut avec tout cela que j’en dise deux mots à Mr. de Coverly, qui semble croire, à sa mine, m’avoir bien rivé les cloux, lorsqu’il a drapé le Marchand. Je ne lui rappellerai pas les magnifiques Hôpitaux & tous ces autres Edifices publics, que des Marchands ont élevé dans cette grande Ville depuis la Reformation ; mais je me bornerai à l’Epargne & à la Frugalité, qu’il nous accorde. Si le soin de tenir des Comptes, ou de mesurer les choses par la voie la plus infaillible, je veux dire celle du Calcul, n’étoit au dessous de la qualité d’un aussi ancien Baronet que Mr. de Coverly, il préfereroit sans doute notre Economie à son Hospitalité. Si donner tant de Barils de Biere à vuider dans un jour est pratiquer la derniere de ces Vertus, il faut avouër que nous n’aspirons pas à cette gloire ; mais je voudrois bien qu’on examinât, lesquels des uns ou des autres, ou de mes Ouvriers que j’emploie six jours de la semaine, ou des Païsans que mon Antagoniste régalera six jours de suite, nous doivent avoir le plus d’obligation : Pour moi, je croi que les Familles de mes Ouvriers me seront plus redevables, que celles des Païsans ne le peuvent être à Mr. de Coverly ; parceque s’il n’en coûte rien à ceux ci, je mets les autres en état de n’avoir pas besoin de ma liberalité. Le Proverbe Latin sur les Carthaginois ne m’embarrasse guéres, puisque les Romains étoient leurs ennemis declarez : Le malheur est que nous n’avons aucune Histoire écrite par des Carthaginois, qui n’auroient pas manqué sans doute de nous aprendre quelque bon Proverbe sur la Genérosité Romaine, qui envahissoit les autres Nations, & distribuoit leurs terres à ceux à qui elles n’apartenoient pas. Mais puisque mon Antagoniste a pris occasion de cet ancien Proverbe pour attaquer les Marchands, il ne trouvera pas mauvais que j’en allégue un moderne pour leur défense. Lorsqu’un Homme fait banqueroute en Hollande, on dit de lui, qu’il n’a pas bien tenu ses Comptes. Peut-être que cette Phrase nous paroîtroit une maniere douce ou même plaisante de s’exprimer ; mais chez cette Nation exacte, c’est le plus grand reproche que l’on puisse faire à un Homme : Il n’y a pas moins de honte, selon eux, à se tromper dans le calcul de sa dépense, ou du fonds que l’on a pour répondre au païement de ses Dettes, ou à trop hasarder son Crédit, qu’on en trouve, parmi les Nations d’un Esprit plus vif & plus bouillant, à manquer de courage ou de bonne foi. Le Calcul est si bien la mesure de tout ce qu’on estime dans le Monde, qu’on ne sauroit démontrer le succès d’aucune action, ou la justesse d’aucune entreprise, sans y avoir recours. Ceci doit servir de réponse à ce que Mr le Baronnet a dit, qu’on ne peut rien attendre de grand ni de noble d’un Homme qui est toûjours occupé à examiner son Livre de Caisse, ou à regler ses Comptes. Lorsque j’ai reçu mes Cargaisons du dehors, je puis dire à vingt sols près, par le moïen du Calcul, la perte ou le profit qui m’en reviendra ; mais je dois aussi être en état de faire voir que j’avois raison d’entreprendre un tel négoce, soit par mon experience ou celle des autres, ou la grande probabilité qu’il y avoit que les retours répondroient à ma dépense & au risque ; ce qui ne se peut jamais executer sans l’intelligence du Calcul. Par exemple, si je veux négocier en Turquie, il faut que je sache, avant toutes choses, quelles de nos Manufactures y sont propres, & quelles Etoffes de ce Païs là seront ici de bon debit, avec le prix courant des unes & des autres sur les Lieux : Il faut ensuite que je compte les frais de l’embarquement, du transport & des Assûrances ; les droits d’entrée & de sortie ; l’interét de mon argent, & qu’il y ait d’ailleurs un honnête profit pour moi. Où est donc le scandale en tout ceci, & d’où vient que le Marchand est si peu dans les bonnes graces de notre Baronnet ? Cependant il ne renverse pas les cloisons, & ne foule pas les Blez de ses Voisins ; il n’ôte rien à l’industrieux Laboureur ; il païe le travail du Pauvre, il communique ses profits à tout le monde ; par ses Cargaisons & ses Retours, il fait subsister un plus grand nombre de personnes que le plus riche Seigneur n’en sauroit entretenir ; toute la Noblesse même lui est obligée de ce qu’il trouve les moïens de vendre au dehors le produit de leurs terres, & de ce qu’il augmente ainsi leurs revenus ; mais il est certain qu’il ne viendroit jamais à bout d’un si grand détail, s’il n’étoit fort expert dans la science des Nombres. C’est à cela que se reduit la frugalité du Marchand, & le Gentilhomme doit suivre une pareille route, à moins qu’il n’ait honte d’être lui-même son Econome, & qu’il ne veuille que son Intendant prenne sa place. Le Gentilhomme, non plus que le Marchand, ne peut jamais rendre compte du succès d’aucune entreprise qu’à la faveur du Calcul. Si la Chasse, par exemple, est tout son trafic, il ne lui en doit revenir que la tête du Cerf, pour servir à l’ornement de sa grande Sale, & le museau du Renard, pour être cloué à la porte de son Ecurie. Mr. de Coverly connoît sans doute tout le prix de ces retours ; mais s’il avoit bien calculé par avance tous les frais de la Chasse, j’ai trop bonne opinion de lui pour ne pas croire, qu’il auroit pendu tous ses Chiens, plutôt que d’y avoir ruiné tant de bons Chevaux, & fait un aussi terrible dégât que la Foudre dans les Blez de ses Voisins. D’ailleurs, si tous ses Ancêtres avoient eu le même principe, il pourroit se vanter aujourd’hui que sa Famille ne s’est jamais deshonorée par aucune alliance avec la Bourgeoisie ; un Marchand de son Nom n’auroit jamais eu l’honneur d’emploïer tout son Bien, pour obtenir une place dans la Gallerie des Coverlys, ni osé prétendre à sortir de la même tige. Mais notre Baronet a été fort heureux de ce que le Marchand voulut païer si cher pour son ambition. En un mot, c’est le sort d’un bon nombre de Gentils-hommes de se voir réduits à ceder l’Héritage de leurs Peres à de nouveaux Maîtres, qui ont été plus exacts qu’eux à tenir leurs Comptes ; & il ne faut pas douter que celui qui s’est acquis un Domaine par son industrie, ne merite beaucoup mieux de le posseder, que celui qui l’a perdu par sa négligence. »