Cita bibliográfica: Anonym (Ed.): "XL. Discours", en: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\040 (1716), pp. 240-249, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1563 [consultado el: ].


Nivel 1►

XL. Discours

Cita/Lema► Illa : Quis & me, inquit, miseram, & te perdidit, Orpheu ?
Jamque vale : feror ingenti circumdata nocte,
Invalidasque tibi tendens, heu ! non tua, palmas.

Virg. Georg. iv. 494.

Là dessus elle s’exprima en ces termes : Qui est-ce, mon cher Orphée, qui nous accable l’un & l’autre d’un si grand malheur ? Déjà une nuit sombre m’envelope de tous côtez : Je ne suis plus à vous ; je vous dis un éternel Adieu, & c’est en vain que je vous tends les bras. ◀Cita/Lema

Nivel 2► Relato general► Constance étoit une jeune Demoiselle d’un Esprit & d’une Beauté fort extraordinaires ; mais assez malheureuse pour avoir un Pere, qui avoit acquis de grands Biens par son industrie, & qui faisoit consister son Bonheur à les posseder, ou plutôt à en être lui-même l’Esclave. Theodose étoit le fils puîné d’un Gentilhomme tombé en décadence, qui avoit de l’Esprit, de l’Education, du Savoir & de la Vertu. A l’âge de vingt ans il eut le plaisir de se trouver pour la premiere fois avec Constance, qui étoit alors dans sa quinziéme année. Leurs Maisons [241] paternelles n’étoient qu’à peu de Lieuës l’une de l’autre ; de sorte qu’il eut souvent occasion de la revoir ensuite, & que, par les avantages de sa bonne Mine & d’une Conversation agréable, il fit une si profonde impression sur le cœur de la Demoiselle, que le Tems ne put jamais l’effacer : D’ailleurs il n’etoit pas moins sensible lui-même aux charmes de Constance. Une longue Habitude ne servit qu’à leur découvrir de nouveaux attraits, & à les animer d’une Passion mutuelle qui influa sur tout le reste de leur Vie. Mais au Milieu des Plaisirs innocens qu’ils goûtoient ensemble, il arriva par malheur que les deux Peres devinrent Ennemis irréconciliables, sur ce que l’un s’estimoit trop par sa Naissance, & l’autre par ses Richesses. Le Pere même de Constance porta son animosité si loin, qu’il eut de l’aversion pour Théodose, lui défendit l’entrée de son Logis, & ordonna à sa Fille de ne le voir plus, sous peine d’encourir son indignation. Il n’endemeura pas à cette démarche, &, afin d’ôter à ces Amans l’esperance dont ils se flatoient, qu’il pourroit arriver quelque conjoncture favorable qui aideroit à les réunir, il jetta les yeux sur un jeune Gentilhomme bien fait & riche qu’il destina pour le Mari de sa Fille. Il n’eut pas plutôt pris ses mesures à cet égard, qu’il dit à Constance qu’il avoit dessein de la donner à un tel Gentilhomme, & que les Nôces seroient célèbrées un tel jour. Constance, in-[242]timidée par l’autorité de son Pere, & qui ne pouvoit rien alléguer contre un Mariage si avantageux, en reçut la proposition avec un silence plein de respect, que son Pere ne manqua pas de louër, puisqu’il sied toûjours bien à une jeune Fille en pareil cas. Le bruit de ce Mariage penétra bientôt jusqu’aux oreilles de Théodose, qui, après un long tumulte de différentes Passions qui s’éleverent alors dans son cœur, écrivit à sa Maîtresse le Billet suivant.

« Il y a quelques années que je faisois tout mon Bonheur de penser à ma chere Constance ; mais cela même fait aujourd’hui mon plus grand Suplice. Faut-il donc que j’aie le chagrin de vous voir possedée par un autre ? Les Ruisseaux, les Prairies & les Champs, où nous avons eu de si longs & de si doux Entretiens, me sont devenus insuportables ; la Vie même est un Fardeau que je ne puis soutenir. Puissez-vous vivre long tems heureuse dans ce Monde ! mais oubliez qu’il y ait jamais eu un tel Homme que »

Theodose.

Ce Billet fut rendu dès le soir même à Constance qui s’évanouït en le lisant ; mais elle eut bien de plus grandes allarmes le lendemain matin, lorsque deux ou trois Messagers vinrent coup sur coup à son Logis pour s’informer de Théodose qui étoit sorti de sa chambre environ minuit, & [243] qu’on ne retrouvoit plus. La profonde Mélancholie, qui l’avoit saisi depuis quelque tems, faisoit tout craindre à son égard. Constance persuadée qu’il n’y avoit que le seul bruit de son Mariage qui pût le réduire à quelque extrémité fâcheuse, étoit inconsolable : Elle se reprochoit la trop grande facilité qu’elle avoit eue à y donner les mains, & regardoit son nouvel Amant comme le Meurtrier de Théodose : En un mot, elle résolut de s’exposer à toute l’indignation de son Pere, plutôt que de consentir à un Mariage qui lui paroissoit si criminel & si plein d’horreur. Le Pere, satisfait d’être délivré de Théodose & de pouvoir garder son argent, ne se mit pas fort en peine du refus obstiné de sa Fille ; & trouva les moïens de s’excuser auprès de son prétendu beau-Fils, qui n’avoit accepté ses offres que par des vûes d’interêt, sans que l’Amour y eût aucune part. Constance ne chercha plus de remède à son mal que dans la Dévotion & les Exercices de Piété ; elle s’y adonna d’une telle maniere qu’au bout de quelques années elle obtint une certaine tranquillité d’Esprit, & qu’elle résolut de passer le reste de ses jours dans un Cloître. Son Pere fut si peu choqué de ce dessein, qui alloit à épargner sa bourse, qu’il y consentit de bon cœur, & qu’il la mena lui-même à une Ville voisine, pour en voir l’execution : Elle étoit alors dans la vingt-cinquiéme année de son âge, & dans toute la fleur de sa beauté. [244] D’ailleurs il y avoit ici un Religieux, qui étoit en grande réputation pour sa Vertu & sa Vie exemplaire ; & comme les Catholiques Romains, qui se trouvent accablez sous le poids de quelque Epreuve, s’adressent à leurs plus célèbres Confesseurs, pour en obtenir des Avis charitables ; notre Affligée voulut se confesser à ce bon Religieux.

Mais revenons à Théodose qui, le même jour de son départ, se rendit à un Couvent de la Ville où Constance alla demeurer ensuite, & qui, après avoir exigé le secret de tous les Peres, ce qu’on ne refuse pas en certaines occasions importantes, se fit de leur Ordre, avec une ferme résolution de ne penser plus à sa Maîtresse, qu’il croïoit mariée à son Rival depuis le jour fixé pour les Nôces. Plein d’ardeur pour se dévoüer à la Religion, il avoit si-bien étudié, qu’il ne tarda pas à recevoir les Ordres Sacrez, & qu’en peu d’années il devint célèbre par la sainteté de ses mœurs, & les pieux sentimens qu’il inspiroit à tous ceux qui conversoient avec lui. C’étoit le saint Homme, que Constance avoit choisi pour être le Dépositaire de ses plus secrètes pensées, quoiqu’elle ignorât son veritable Nom, & qu’il n’y eût personne qui connût sa Famille que le seul Prieur du Couvent. Le gai, l’aimable Théodose portoit aujourd’hui le Nom du pere François, & il étoit si déguisé par sa longue barbe, sa tête rase, & l’Habit de l’Ordre, qu’on [245] n’auroit jamais trouvé l’Homme du Monde dans le vénérable Religieux.

Un matin qu’il étoit enfermé dans son Confessionnal, notre belle Affligée vint se prosterner à son côté, & lui ouvrit l’état de son ame : après lui avoir fait l’Histoire d’un Vie pleine d’innocence, elle ne put retenir ses larmes, quand elle vint à toucher ces endroits où il avoit eu lui-même tant de part. « Je crains, lui dit-elle, que ma conduite, n’ait cause la mort d’un Homme, qui n’avoit d’autre défaut que celui de me trop aimer. Il n’y a que Dieu seul qui sache jusques à quel point je l’aimois lorsqu’il étoit en vie, & quelle a été ma douleur depuis sa mort. » Elle fit ici une pause, & leva ses yeux baignez de larmes vers le bon Pere Confesseur, qui étoit si ému de son triste recit, qu’à peine eut-il la force de lui dire, d’une voix entrecoupée de sanglots & de soupirs, de vouloir continuer son Histoire. Elle obéit à ses ordres ; & au milieu d’un torrent de larmes, elle acheva de lui exposer tout ce qu’elle avoit sur le cœur. Le bon Religieux sentit une si vive émotion de l’état où il voïoit sa Pénitente, qu’il ne put arrêter le cours de ses larmes, & que, dans les transports de son agonie, la planche, sur laquelle il étoit assis, branloit sous lui. Constance qui le crut touché de compassion, envers elle, & pénétré d’horreur pour son Crime, lui parla du Vœu, où elle étoit resolue de s’engager, comme d’une dé-[246]marche capable d’expier ses fautes, & du seul sacrifice qu’elle pouvoit offrir à la memoire de Théodose A l’ouïe de ce Nom, qu’il n’avoit pas entendu prononcer depuis si long-temps, & à la vûe d’une fidelité sans exemple, de la part d’une Demoiselle, qu’il croïoit, depuis bien des années, entre les mains d’un autre ; le bon Pere, qui s’étoit déja un peu affermi, éclata de nouveau, & fondit en larmes. Au milieu des intervalles de sa douleur, à peine avoit-il la force d’exhorter sa Pénitente, accablée sous le poids de son affliction, à prendre courage & à se consoler, — de lui dire que ses péchez lui étoient pardonnez, — que son Crime n’étoit pas si grand qu’elle se l’imaginoit, — qu’elle ne devoit pas s’affliger outre mesure. A la faveur de ces courtes périodes, il se remit assez bien pour lui donner l’Absolution dans les formes, & la prier de revenir le lendemain, afin qu’il l’encourageât à executer ses pieuses intentions, & qu’il lui départît de salutaires avis à cet égard. Constance se retira pleine d’un nouveau zèle, & ne manqua pas de se rendre le jour suivant auprès de son Directeur. Théodose qui s’étoit muni de bonnes & saintes pensées, propres à cette occasion, anima sa Pénitente, le mieux qu’il lui fut possible, à remplir tous les devoirs de la Vie Religieuse qu’elle vouloit embrasser, & à bannir de son Esprit ces craintes mal fondées qui le tyrannisoient, avec promesse de lui donner de tems en tems ses avis charita-[247]bles d’abord qu’elle auroit pris le Voile béni. « Les Regles, ajoûta-t’il, de nos differens Ordres, ne permettent pas que je vous aille voir ; mais comptez que je me souviendrai toujours de vous dans mes Prieres, & que je vous instruirai souvent par mes Lettres. Marchez avec joïe dans la glorieuse Carriere qui vous est ouverte, & vous trouverez bien-tôt cette Paix & cette Satisfaction de l’Ame que le Monde ne sauroit donner. »

Constance fut si animée par le discours du Pere François, qu’elle fit son Vœu dès le lendemain. D’abord qu’on eut achevé toutes les Cérémonies de sa Réception ; pour suivre la coutume, elle se retira dans son Appartement avec l’Abbesse.

Celle-ci informée, dès la nuit précedente, de tout ce qui s’étoit passé entre le Pere François & sa Novice, remit à la derniere un Billet de l’autre, qui lui écrivoit en ces termes :

« Pour vous faire goûter les prémices de ces joïes & de ces consolations que vous devez attendre de la Vie que vous venez d’embrasser, je dois vous avertir que ce Théodose dont vous déplorez la Mort, est encore en vie, & que le Pere, à qui vous vous êtes confessé, étoit autrefois ce Théodose que vous plaignez tant. Le mauvais succès de nos Amours nous attirera plus de bonheur, que nous n’en aurions pû esperer de leur réussite. La Providence a disposé de nous pour no-[248]tre avantage, quoique ce n’ait pas été selon nos desirs. Oubliez que Théodose soit au Monde ; mais souvenez-vous qu’il y a un Homme qui ne cessera de prier Dieu pour vous en qualité du Père »

François.

Constance qui, à la vûe de ce Billet, refléchit sur le ton de voix, les manieres & l’émotion de son Confesseur, ne manqua pas d’y trouver d’abord Théodose Après avoir pleuré de joïe ; « C’est assez, dit-elle, Théodose est en vie ; je passerai le reste de mes jours en paix, & sans aucun chagrin. »

Toutes les Lettres que le Pere lui écrivit ensuite, sont gardées dans le Monastere où elle résidoit, & l’on en fait souvent la lecture aux jeunes Religieuses, pour leur inspirer la Vertu & de bonnes résolutions. Il y avoit dix années ou environ que Constance étoit ici, lorsqu’une Fièvre maligne y survint, qui emporta une infinité de gens, au nombre desquels se trouva Théodose Sur le point de mourir, ce bon Pere lui envoïa sa Bénédiction conçue en des termes fort tendres ; mais attaquée alors du même mal, elle étoit déja en délire & hors d’état de la recevoir. Peu de jours après, Constance eut un de ces bons intervalles qui précedent d’ordinaire la Mort dans les Maladies de cette nature : de sorte que l’Abbesse, avertie par les Medecins qu’elle n’en pouvoit pas revenir, lui dit [249] que Theodose venoit de la devancer, & que dans ses derniers momens, il lui avoit envoïé sa Bénédiction. Constance la reçut avec un plaisir extrême, & supplia l’Abbesse de permettre qu’elle fût enterrée auprès de Théodose « Mon Vœu, ajoûta-t’elle, ne s’étend pas au delà du Tombeau, & je me flate que ma demande ne sauroit le violer. » Elle mourut bien-tôt après & on lui accorda sa Requête.

On voit encore aujourd’hui leurs Tombes avec une courte Inscription Latine gravée au dessus, où il est dit mot pour mot : « Ici reposent les Corps du Pere François & de la Sœur Constance : Ils s’aimoient durant leur Vie, & la Mort ne les a point séparez. » ◀Relato general ◀Nivel 2

C. ◀Nivel 1