Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "XXXIX. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\039 (1716), pp. 234-239, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1562 [consulté le: ].


Niveau 1►

XXXIX. Discours

Citation/Devise► Si quid ego adjuëro, curámve levasso,
Quæ nunc te coquit, & versat in pectore fixa,
Ecquid eric pretii ?

Enn. ap. Tull. de Senect. C.i.

Que me donnerez-vous, si je puis vous être de quelque secours, & diminuer le chagrin qui vous ronge, & qui s’est emparé absolument de votre Esprit ? ◀Citation/Devise

Niveau 2► Les recherches après le Bonheur, & les moïens d’y parvenir, ne sont pas si néccessaires ni si utiles au genre Humain, que l’art de se consoler & d’être inébranlable au milieu des afflictions. Le contentement de l’Esprit est tout ce que nous pouvons attendre dans ce Monde ; si nous voulons aspirer plus haut, il n’y a pour nous que des traverses & des chagrins à essuïer. Nous devrions emploïer tous nos efforts & toute notre étude à nous rendre tranquiles ici bas, & heureux dans le Siècle à venir.

Il est certain que, si tout le Bonheur, qui se trouve dispersé entre tous les Hommes, étoit réuni en un seul, il ne seroit pas capable de le rendre fort heureux. Tout au contraire, si les calamitez de toute l’Espèce venoient à resider en une seule Per-[235]sonne, elles en feroient une Créature très-miserable.

La Lettre suivante, qui n’est pas une Pièce en l’air, comme j’ai raison de le croire, quoique le Seing, qui est au bas, soit un Nom suposé, m’a fourni l’occasion d’entamer ce Sujet. La voici telle que je l’ai reçuë.

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Mr. le Spectateur,

« Je suis du nombre de vos Disciples, & je tâche de pratiquer vos Maximes ; ce qui vous disposera, sans doute, à compâtir à mon état, que je vous découvrirai en peu de mots. Il y a trois années ou environ qu’un Gentilhomme, que vous auriez aprouvé vous-même, je m’assure, me fit la Cour dans la vûë de m’épouser. Il avoit tout le mérite qu’on peut souhaiter, aux biens de la Fortune près ; de sorte que mes Parens, qui avoient tous de l’estime pour sa Personne, ne voulurent pas admettre sa Passion & nous satisfaire tous deux. Pour moi, je m’en remis absolument à la conduite de ceux qui connoissoient le monde mieux que moi ; mais je vivois toujours dans l’esperance qu’il se trouveroit quelque conjoncture favorable qui me rendroit heureuse avec l’Homme, que je préferois, dans mon cœur, à toute la terre, bien resoluë, si je ne pouvois l’obtenir, de n’en avoir jamais aucun autre. Il n’y a guéres plus de trois mois que je reçus [236] une de ses Lettres, où il m’apprenoit qu’il avoit herité d’un Bien considerable par la mort d’un de ses Oncles, & qu’il n’en ressentoit de la joie que dans l’esperance que cet Heritage éloigneroit tous les obstacles qui s’étoient opposez à notre Bonheur mutuel. Je vous laisse à deviner, Monsieur, quels furent mes transports à la vûë de cette Lettre, qui fut suivie de plusieurs autres, toutes pleines de ces marques de tendresse & de satisfaction, que Personne au Monde ne pouvoit mieux sentir ni exprimer d’une maniere plus vive que lui-même. Mais helas ! aurai-je la force de vous le dire ? par la Poste, qui arriva la semaine derniere, j’eus une Lettre d’un de ses Amis intimes, qui m’anonçoit que cet infortuné Gentilhomme, après avoir reglé toutes ses affaires, & sur le point de venir ici, étoit mort d’une Fiévre en très-peu de jours. Je ne saurois vous exprimer la douleur qui m’accable, quoique je m’attache aux exercices de Pieté & à la lecture des Livres de Dévotion, mais pénétrée des bons & salutaires Avis que vous donnez souvent au Public, il me semble que vous feriez un acte de Charité tout extraordinaire si vous me prêtiez votre secours dans une si triste conjoncture. Du reste, si après avoir lû ma Lettre, vous vous trouvez d’humeur à railler & à badiner plutôt qu’à me départir vos [237] consolations, je vous prie de la jetter au feu, & de n’y penser plus ; mais si vous êtes sensible à ma Disgrace, dont le poids, je l’avouë, est au dessus de mes forces, vos Conseils peuvent aider beaucoup à me soutenir, & obligeront infiniment l’affligée. »

Eleonore. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Un revers en Amour est plus difficile à suporter que tout autre ; la Passion elle-même atendrit & surmonte le Cœur d’une telle maniere, qu’il n’est pas en état de soutenir les disgraces qui lui arrivent. A l’égard de tous les autres accidens, l’Esprit recueilli en lui-même en soutient le choc avec toute la force qui lui est naturelle ; mais un Cœur amoureux est sapé par les fondemens, & croule sous le poids des Assauts qui attaquent sa passion favorite.

Dans les afflictions ordinaires de la Vie, on cherche à se consoler par la lecture des Livres de Morale, qui peuvent en effet être alors d’un grand secours. Mr de S. Evremond n’aprouve pas cette méthode ; mais il voudroit qu’on lût des Auteurs divertissans capables d’exciter la joie dans l’Esprit, & il s’imagine que Dom Quixote soulageroit plûtôt un cœur abatu, que Plutarque ou Seneque sous prétexte qu’il est plus aisé de faire diversion au Chagrin que de le vaincre. Il y a des Temperamens sans doute, à qui cela peut être de quelque usa-[238]ge. Pour moi, j’aurois plutôt recours à des Auteurs d’une toute autre espèce, qui nous fournissent des Exemples de toutes les calamitez ausquelles la Nature Humaine se trouve exposée ici-bas.

Si notre Affliction est fort pesante, nous avons de quoi nous consoler, puisqu’il y en a bien d’autres qui, avec plus de Mérite & de Vertu, souffrent autant que nous. Si notre affliction est legere, nous aurons moins de peine à nous consoler, puisqu’il s’en trouve une infinité de plus mal-heureux que nous-mêmes. Une perte soutenuë en Mer, une Maladie qui nous retient au Lit, ou la Mort d’un Ami, sont si peu de chose, comparées avec des Roïaumes entiers reduits en cendres, des Villes saccagées, des forçats de Galere, des Miserables qui gemissent dans les Fers & tous ces desastres qui poursuivent la Nature Humaine, qu’on doit rougir de sa foiblesse, si l’on vient à plier sous de tels coups de la Fortune.

Que l’inconsolable Eléonore se souvienne, qu’à l’heure même qu’elle regréte son Amant défunt, il y a des Personnes en divers endroits du Monde sur le point de faire naufrage, qu’il y en a d’autres qui, alarmées aux approches de la Mort, demandent grace & misericorde pour leur repentance tardive, qu’il y en a d’autres qui expirent dans les douleurs d’un infame Suplice, ou au milieu de quelque rude calamité ; & alors elle trouvera que ses Cha-[239]grins disparoissent à la vûë de ceux qui sont plus terribles & plus effraïans.

D’ailleurs je voudrois qu’elle considerât que ce qui lui paroit aujourd’hui comme le plus grand malheur, n’est peut-être pas tel en lui-même. Du moins je ne doute pas que nos Ames separées de nos Corps n’aient des idées bien differentes de celles que nous avons dans ce Monde ; & que les choses, que nous traitons aujourd’hui d’Infortunes & de Revers, ne se trouvent au bout du compte des Benedictions, & des Graces.

Enfin l’Esprit, qui a quelque goût pour la Pieté y cherche naturellement son azile dans les afflictions. Metatextualité► J’en donnerai un Exemple digne de remarque dans le discours suivant, & tel qu’un Prêtre Catholique Romain me le rapporta lorsque je voïageois en France & que je me trouvai avec lui dans le même Coche. Cette Avanture, arrivée à deux Personnes qui s’aimoient tendrement, peut servir à faire voir que la Religion est d’une grande influence pour calmer le trouble qui démonte Eleonore. ◀Metatextualité Mais si une Foi corrompuë & une Pieté mal reglée, fournissent des motifs de consolation aux affligez, que ne doit-on pas attendre de l’une & de l’autre, lors qu’elles sont fondées sur l’Ecriture Sainte & sur les plus vives lumieres de la Raison ?

L. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1