Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "XXXVI. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\036 (1716), pp. 213-221, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1559 [consulté le: ].


Niveau 1►

XXXVI. Discours

Citation/Devise► Omnem, quæ nunc obducta tuenti
Mortales hebetat visus tibi, & humida circum
Caligat, nubem eripiam :

Virg. Æneid. ii. 604.

Je dissiperai ce Nuage, que les yeux des Hommes ne sauroient pénetrer, & qui vous cache tous les objets des environs. ◀Citation/Devise

Niveau 2► J’ai divers Manuscrits Orientaux, qui me tomberent entre les mains lorsque j’étois au grand Caire. Il y en a un qui a pour Titre, Les Visions de Mirza & que j’ai lû avec beaucoup de plaisir. Mon dessein est de le donner au Public par morceaux, lorsque je n’aurai pas dequoi l’en-[214]tretenir d’ailleurs, & je vais commencer par la premiere Vision, que j’ai traduite en ces termes.

Niveau 3► Récit général► « Le cinquiéme jour de la Lune, qui est une Fète que j’observe toûjours, suivant la coûtume de mes Aieux, après m’être lavé le corps & avoir fait mes Dévotions du matin, je me rendis sur les hautes Montagnes de Bagdat, pour y passer le reste de la journee dans la Priere & la Méditation. Arrivé au sommet je m’y assis, & occupé à reflechir profondement sur la vanité de la Vie Humaine, je me disois à moi-même, Sans doute, l’Homme n’est qu’une ombre & sa Vie n’est qu’un Songe. Après avoir tourné les yeux vers la pointe d’un Roc, qui n’étoit pas éloigné de moi, j’y découvris un Homme en habit de Berger, qui avoit un Instrument de Musique à la main, & qui ne s’aperçut pas plutôt que je le regardois, qu’il en joua d’abord. Le son de cet Instrument étoit d’une si grande douceur, & d’une mélodie si variée, que je n’avois jamais rien entendu de pareil. Cela me fit souvenir de ces divins Concerts qu’on jouë pour les Ames vertueuses à leur arrivée dans le Paradis, & qui servent à effacer les impressions de leurs dernieres Agonies, aussi bien qu’à les mettre en état de goûter les plaisirs de cet heureux Sejour. En un mot, j’étois presque ravi en extase.

[215] Le bruit couroit depuis long-tems qu’un Genie frequentoit ce Rocher, & que diverses Personnes, qui avoient entendu ses Airs harmonieux, ne l’avoient jamais vû lui-même. Quoi qu’il en soit, après m’avoir ainsi elevé l’Esprit à goûter les charmes de sa Conversation, il me fit signe de la main de m’aprocher de lui. J’obéïs avec le respect que nous devons à une Nature d’un ordre superieur, & le cœur penétré de ses doux Accords, je me jettai à ses piez, les larmes à l’œil. Il me sourit d’un air si plein de compassion & si affable, qu’il dissipa tout d’un coup la crainte qui m’avoit saisi. Ensuite il me tendit la main pour me relever, & m’adressa ces paroles, Mirza j’ai entendu vos Soliloques, suivez-moi.

Niveau 4► Récit général► Alors il me conduisit jusqu’à la plus haute cime du Rocher, & après m’y avoir placé, il me dit, Tournez les yeux à l’Est, & dites-moi ce que vous voïez. Je vois, lui dis-je, une grande Vallée, & un prodigieux courant d’eau qui la traverse. La Vallée que vous voïez, ajoûta-t il, est la Vallée de Misere, & le Courant d’eau fait partie de l’immense Océan de l’Eternité. D’où vient, repris-je, que cette Eau fort d’un Brouillard épais à l’un de ses bouts, & se perd à l’autre dans une sombre Nuée ? Ce que vous voïez, me répondit-il, est cette portion de l’Eternité qu’on appelle [216] Tems, qui se mesure par le cours du Soleil, & qui doit s’écouler jusqu’à la fin du Monde. Examinez à present, continua-t-il, cette Mer qui est ainsi bornée par des tenebres à ses deux bouts, & ditez-moi ce que vous y découvrez. J’y vois, lui dis je, un Pont qui la traverse par le milieu. Ce Pont, me dit-il, que vous voïez est la Vie humaine, considerez-le bien à votre loisir. Après en avoir fait une revûë plus exacte, je trouvai qu’il y avoit soixante-dix Arches entieres, & plusieurs rompues, qui jointes ensemble, pouvoient aller au nombre de cent ou environ. Lorsque je comptois les Arches, le Genie me dit qu’il y en avoit eu d’abord jusqu’à mille ; mais qu’un Déluge avoit emporté celles qui manquoient, & laissé le Pont dans l’état ruïneux où je le voïois. Mais, ajoûta-t-il, n’y découvrez-vous pas autre chose ? J’y vois, lui dis-je, une infinité de monde qui passe dessus, & un Nuage épais à l’un & à l’autre bout. Je vis d’ailleurs un grand nombre de Passagers, qui tomboient dans l’eau à travers le Pont, & je m’aperçus qu’il y avoit quantité de Trapes cachées, sur lesquelles ils n’avoient pas plutôt mis le pié, qu’ils s’enfonçoient & disparoissoient tout d’un coup. Ces Trapes étoient si nombreuses à l’entrée du Pont, que, de cette foule de monde qui sortoit du Nuage, il y en avoit plusieurs [217] qui échouoient d’abord. Elles n’étoient pas si fréquentes vers le milieu, mais vers l’extrêmité des Arches entieres elles se multiplioient beaucoup. Il n’y avoit au reste qu’un petit nombre de Personnes qui clopinoient sur les Arcades rompues, mais qui fatiguées, par une si longue marche, tomboient l’une après l’autre dans le sein de ce vaste Océan.

Je contemplois cette surprenante Fabrique, & la grande varieté d’objets qu’elle m’offroit, lorsque je me sentis accablé d’une profonde mélancolie à la vûë de tant de Personnes qui venoient à succomber, au milieu de la Joie & des Plaisirs, & qui s’acrochoient à tout ce qui les environnoit pour sauver leur vie. Quelques-uns, qui regardoient vers le Ciel d’un air fort pensif, s’éclipsoient tout d’un coup au milieu de leurs Spéculations. Il y en avoit une infinité d’autres qui couroient avec ardeur après de petites Vessies pleines d’air qui brilloient à leurs yeux & qui dansoient en leur présence ; mais lors qu’ils se croïoient sur le point de les atteindre, le pié venoit à leur manquer, & ils culbutoient en bas. Malgré cette diversité d’Objets, qui causoit une espèce de confusion, j’en observai quelques uns avec des Cimeterres, & d’autres avec des Phioles à la main, qui alloient & venoient sur le Pont, & qui [218] ne faisoient aucun scrupule d’en pousser un grand nombre sur les Trapes, qui ne sembloient pas être dans leur chemin, & qu’ils auroient pû éviter si on ne les avoit forcez à changer de route.

Lorsque le Genie s’aperçut que je m’abandonnois à ce triste spectacle, il me dit d’en détourner la vûe, & d’examiner s’il y avoit quelque autre chose que je ne comprisse pas. Là-dessus je lui demandai ce que signifioient ces grandes Volées d’Oiseaux, qui voltigoient autour du Pont, & qui s’y perchoient de tems en tems ; ce que vouloient dire ces Corbeaux, ces Harpies, ces Vautours, ces Cormorans, & surtout ces petits Garçons aîlez qui se perchoient en foule sur les Arcades du milieu. Ces Oiseaux, me répondit-il, sont la Superstition, l’Avarice, l’Envie, le Desespoir & l’Amour, avec toutes les autres Passions & les Soucis rongeans qui tourmentent les Hommes.

Helas, dis-je alors en soupirant, l’Homme donc a été fait en vain, puis qu’il est abandonné à la misere durant sa vie, & qu’il est englouti par la Mort ! Le Genie, émû de compassion envers moi, me dit de ne regarder plus à l’Homme dans la premiere Scène de son Existence, lorsqu’il se met en chemin pour arriver à l’Eternité ; mais de tourner les yeux sur ce Nuage épais où le Courant [219] entraîne les differentes Genérations des Hommes. J’obéis à ses ordres, & (soit qu’il me fortifiât la vûë d’une façon toute extraordinaire, ou qu’il dissipât une partie de ce Nuage qui étoit d’abord impenétrable à mes yeux) je vis que la Vallée s’ouvroit de ce côté-là, s’étendoit en un vaste Océan, à travers le milieu duquel passoit un gros Rocher de Diamant qui le divisoit en deux parties égales. Mais l’une demeura toûjours ensevelie sous les ténèbres, où je ne voïois goute, pendant que l’autre me parut semée d’une infinité d’Isles couvertes de Fleurs & de Fruits, & environnées d’une eau qui ressembloit à du Crystal. J’y pouvois distinguer des Personnes revêtuës d’Habits manifiques, avec des Guirlandes sur la tête, qui se promenoient entre les Arbres, se couchoient au bord des fontaines, ou se reposoient sur des Lits de fleurs : J’y entendis en même tems une harmonie confuse d’un chant d’Oiseaux, d’un bruit de Cascades, de Voix Humaines & d’Instrumens de Musiques, en sorte que la Joie s’empara de mon cœur à la vûë & à l’ouïe d’une si agréable Scène. J’aurois souhaité les aîles d’un Aigle, pour voler au plutôt à cet heureux Sejour ; mais le Genie m’avertit qu’on ne pouvoit s’y rendre qu’à travers les Portes de la Mort qui s’ouvroient à toute heure sur le Pont. Les Isles, continua-t-il, que [220] vous voïez si fraîches & si verdoïantes, & qui vous paroissent couvrir toute la surface de l’Océan aussi loin que votre vûë se peut étendre, sont plus nombreuses que le Sable qui est sur le bord de la Mer ; il y en a des millions & des milliards, outre celles qui s’offrent à vos yeux, au delà de tout ce que votre Imagination en peut concevoir. C’est le Sejour destiné aux Gens de bien après la Mort, qui, suivant les differentes Vertus qu’ils auront pratiquées, ou le degré qu’ils auront atteint, doivent être distribuez sur ces Isles, dont chacune forme un Paradis, où abondent toute sorte de Plaisirs, proportionnez au goût & aux qualitez de ceux qui les habitent. N’est-ce pas là un Sejour après le quel vous devez soupirer ? N’est-il pas digne, Mirza de vos soins & de vos peines ? La Vie nous paroît-elle malheureuse, puis qu’elle vous fournit l’occasion d’obtenir une si grande Récompense ? Devez-vous craindre la Mort, qui vous transporte à un si heureux Etat ? Ne vous imaginez donc pas que l’Homme ait été fait en vain, puisqu’il doit jouïr d’une Gloire éternelle. Après avoir goûté un plaisir extrême à la vûë de ces Isles fortunées, je supliai le bon Genie de me dire ce qu’il y avoit de l’autre côté du Rocher de Diamant, qui paroissoit couvert d’affreuses ténèbres. Il ne me répondit pas un seul mot, & lors [221] que je voulus insister de nouveau, je m’aperçûs qu’il s’étoit éclipsé. ◀Récit général ◀Niveau 4 Je tournai donc la vûë vers les Objets qui avoient occupé mon attention, mais au lieu de l’Océan, du Pont & des Isles, je ne vis que la longue & profonde Vallée de Bagdat avec des Bœufs, des Brebis & des Chameaux, qui paissoient sur les Collines. » ◀Récit général ◀Niveau 3

C. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1