Cita bibliográfica: Anonym (Ed.): "XXXII. Discours", en: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\032 (1716), pp. 189-194, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1556 [consultado el: ].


Nivel 1►

XXXII. Discours

Cita/Lema► Maximas Virtutes jacêre omnes necesse est,
Voluptate dominante.

Cic. de Finib. &c. L. ii. c. 35.

Lorsque la Volupté domine, il faut nécessairement qu’on néglige les plus grandes Vertus. ◀Cita/Lema

Nivel 2► Je ne connois point de Caractère qui choque plus la Raison, & qui présente une Idée plus ridicule à l’Imagination, que celui d’un Homme d’esprit qui aime le Plaisir & la Joie. Ce Portrait en racourci d’un galant Homme, dont quelques-uns parlent avec mépris ou d’un ton railleur, & que d’autres louënt d’un air fort grave, est dans la bouche de tous ceux qui se mêlent de converser en Ville. Mon Ami Honeycomb l’emploie souvent, & par tout ce qu’il en dit lui-même, je n’ai jamais pû concevoir que son Homme d’esprit qui aime le Plaisir fût autre chose qu’un Yvrogne trop âgé pour se divertir avec les Femmes de mauvaise vie, ou un jeune Libertin qui a quelque vivacité, qui lieroit commerce avec vous, recevroit vos bons Offices, & [190] débaucheroit en même tems votre Sœur, ou coucheroit avec votre Femme. Suivant la description qu’il en donne, un Homme d’esprit doit pousser l’extravagance jusqu’à corrompre des Domestiques, trahir les devoirs de l’Amitié, & se battre avec ses proches Parens, pour venir à bout d’une honnête Fille, quoiqu’il pût avoir des Filles de joie, dont il s’accommoderoit aussi bien, pour un Ecu la pièce ; mais le Crime, tout simple & trop facile, n’est pas de son goût, il faut qu’il le releve par quelque perfidie, & peut-être même par l’Assassinat. Mon Ami s’imagine que la Ville est devenue fort triste, depuis que nous n’entendons plus tant parler de ces impertinentes, qu’il décrit sans y prendre garde, comme les plus infames Scelerats qu’il y ait au Monde, soit à l’égard de l’Amitie, de l’Amour ou de la Conversation.

Lorsque le Plaisir fait le but principal de la Vie, il ne peut que s’élever de tels Monstres, qui s’abandonnent à la recherche de tous les Divertissemens, capables d’étoufer les lumieres de la Raison & les semences de la Vertu, pour substituer à leur place une foule de pensées extravagantes, & tous les desirs criminels d’une Cupidité charnelle.

Le Plaisir se détruit par lui-même, & l’usage constant que l’on en fait en émousse la pointe ; mais quoique nous nous sentions incapables d’en jouïr, nous n’en per-[191]dons jamais l’envie, & nous avons un dégoût general pour toute autre chose. Delà vient qu’un Homme adonné au Plaisir n’a pas un moment de relâche, d’abord qu’il est éloigné de l’objet de sa passion & qu’il souffre, durant ces intervalles, un supplice qu’on ne voudroit pas imposer au plus indigne de tous les Criminels. Prenez le lors qu’il s’éveille un peu trop matin après une débauche, ou la vaine poursuite d’une Femme sans honneur, & vous trouverez qu’il n’y a pas un seul homme au Monde, à qui la Vie soit plus à charge qu’à lui-même. Il ne connoît ni le plaisir qu’on goûte à reflechir la nuit sur un Jour bien emploié, ni la joie du Cœur ni la gaieté de l’Esprit qu’on a le matin après avoir dormi profondément ou sommeillé d’une maniere agréable & tranquille. Il ne sauroit jouïr d’aucun repos dans son Lit, qu’après en avoir banni la Raison & le bon Sens : à moins de cela, il est tourmenté par des reflexions accablantes sur le naturel d’une certaine Femme, qu’il a trouvée tout autre qu’il ne croïoit. Qu’a-t-il gagné par sa Conquête, si ce n’est d’avoir méchante opinion de celle qu’il estimoit beaucoup, deux ou trois jours auparavant, & de se reprocher à lui-même d’avoir fait une injure atroce à l’Homme du Monde qu’il auroit voulu peut-être le moins offenser ?

L’Homme qui court au Plaisir en est tout occupé, & il n’a presque jamais le tems de rendre service à ses meilleurs Amis. [192] Ce n’est pas qu’il n’ait une certaine complaisance & des manieres aisées, dont il s’est formé l’habitude par un long usage du monde ; mais dites-lui vos besoins, vos inquietudes & vos embarras, vous l’y trouverez insensible : il n’a de l’empressement que pour satisfaire ses desirs criminels & brutaux. Il ne connoît pas la solidite de la joie qu’il perd, pour courir après de vains Phantômes. Le Plaisir est comme une Belle qui vous aborde d’un air riant, avec les yeux pleins de feu, & une grace admirable ; mais qui se retire toute en desordre, honteuse & convaincue de son imperfection. Le Plaisir fait la honte de notre jeunesse, & l’ignominie de notre âge avancé.

Retrato ajeno► Honeycomb nous parle quelquefois de ses anciennes débauches, & il voudrait bien qu’on l’en estimât davantage, parce qu’il prétend avoir eu ce qu’on appelle de bonnes Fortunes. Mais j’ai de la peine à croire que le souvenir de ces indignes Fortunes le puisse jamais consoler au milieu de quelque affliction. Il n’y a point, selon moi, d’occasion où le Vice jouë un si triste rôle, que lorsque deux vieilles Personnes se rencontrent, après avoir eu de trop grandes familiaritez dans leur jeunesse. Déclarer à une Vieille édentée qu’elle avoit autrefois un beau ratelier, ou à un Galant qui n’a plus de vigueur qu’il étoit autrefois admiré de toute la Ville, c’est une Satire & non pas un Eloge ; mais les Che-[193]veux gris de ceux qui ont passé leurs jours dans le travail, l’etude & la pratique de la Vertu, les rendent venérables ; & tout le monde souhaiteroit qu’ils fussent immortels. ◀Retrato ajeno

Quoi qu’il en soit, pour revenir plus directement à l’Homme d’esprit qui aime le plaisir & la joie, quelque rang qu’il occupe dans la Societé civile, i1 néglige ses Amis, sa Femme & ses Enfans, & il ne laisse pour tout Heritage à ceux-ci que des Biens hypothequez & des Maladies. Tous ces Miserables, qui font de si tristes Discours à Tyburn, après la tenuë des Assises, éoient à leur maniere, de ces Hommes d’esprit adonnez au plaisir, avant que leurs crimes les eussent conduits à la Potence.

L’irresolution & les remises dans toutes les affaires d’un Homme, sont une suite naturelle de son attachement au plaisir : Le Gentilhomme & le Roturier, qui s’y abandonnent, y trouvent à la fin leur honte & leur ruïne. L’indulgence qu’on a euë, dans tous les Siècles pour cette recherche, est venue sur-tout de ce que des Personnes d’un grand mérite à divers égards ont sacrifié à cette Idole: Leurs bonnes qualitez ont donné du relief à leurs défauts, & un mélange d’Esprit a servi de Passeport à la Folie. Qu’un Homme, qui a passë la meilleure partie de son tems dans la Joie, le Plaisir & les Divertissemens, se rapelle tout ce qu’il a fait ou dit de plus [194] considerable, & il trouvera qu’une fois il piqua jusqu’au vif un de ses Amis qu’il ne voudroit pas avoir fâche, ou qu’il en usa trop cruellement envers un autre, qu’il s’emporta mal à propos dans une certaine occasion, qu’il eut l’imprudence de trop parler une autre fois, qu’il avoit poussé Calomnie trop loin en quelques rencontres ; en un mot, après avoir examiné tous ses plaisirs, il n’en trouvera pas un seul qui puisse donner la moindre satisfaction à son cœur, ni qu’il voulût choisir pour le Caractère spécifique de sa Personne. Ceux qui paroissent les mieux disposez à les goûter n’en recueilleront jamais d’autre fruit ; mais que sera-ce de la plûpart des Hommes qui les poursuivent sans genie & sans discernement ? La Scène est alors de la derniere extravagance, & l’on diroit que des Imbécilles montent sur le théatre pour imiter les Fous. On voit des Plaisirs de cet ordre dans les Repas dissolus & les Réjouïssances tumultueuses du gros de nos Gentilshommes Campagnards, qui se divertissent à éteindre le plutôt qu’ils peuvent cette particule de Raison qui les éclaire lorsqu’ils sont sobres : Ces agréables Débauchez n’aspirent qu’à s’abrutir les Sens avec toute la diligence possible ; ils boivent jusqu’à perdre le goût du Vin, ils fument jusqu’à se crever les yeux, & ils hurlent jusqu’à ce qu’ils ne se peuvent plus entendre.

T. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1