Du Caffé de White, le 25. de Juin.
Depuis que je me suis mis sur le pied
d’Operateur pour guérir les Maladies de l’Ame, j’ai fait tout le
bien que j’ai pû, & j’ose me venter de quelques Cures
considerables. Avec tout cela, je ne suis pas la manière des
Vendeurs d’Orvietan qui montent sur le Théatre pour faire leurs
opérations. Je suis une Méthode opposée, Nous avons à Londres quantité
de Médecins, de Chirurgiens, & d’Apothicaires à secrets,
qui, pour s’attirer des chalans, font inserer dans les
Gazettes, qu’ils ont guéri telle ou telle personne de
certains maux qu’ils specifient, en ajoûtant même souvent
des Certificats qu’ils tirent des personnes qu’ils ont
guéries.me contentant de tirer de mes Patiens,
des Certificats de leur guérison & de mon habileté ; & si
j’en instruis le monde, c’est moins pour mon
avantage particulier que pour l’utilité publique. J’ai guéri Mlle.
Spy d’un grand défaut quelle avoit dans la vue. Ce
défaut étoit de tourner perpétuellement les yeux d’un Objet à
l’autre avec tant de langueur, qu’elle donnait aux Galans plus de
vanité que d’amour. Vingt goûtes de mon Encre, placées en certaines
lettres que je lui fis regarder fixement pendant une demi-heure, lui
ont rendu l’usage naturel de la vue, qui consiste à nous guider,
& non à nous égarer. Depuis qu’elle a pris de cette Liqueur que
j’appelle, l’Eau de circonspection, elle
regarde droit devant elle & seroit exposée, pendant un jour
entier, à tous les Lorgneurs de la Ville, qu’elle ne leur denueroit
pas un coup d’oêil. Cette Eau a même cette vertu singuliere qu’il
n’y a point de Fard qui s’embellisse plus un visage ; ce qui doit
néanmoins s’entendre avec quelque distinction. Telle en est la
qualité, qu’elle vous rend laide jusqu’à la difformité, si vous
consultez votre Miroir dans l’unique dessein de vous admirer
vous-même, & que, si vous ne le faites au contraire que dans la
vue déplaire à vos Amis, elle répand de nouvelles
grâces sur toute votre personne. J’avoue pourtant que cette
opération dépend en partie de la disposition des gens qui prennent
le remède. Vous le donneriez inutilement dans le fort de l’accès.
Une nouvelle Mariée de quinze jours, une Dame dont le Mari vient
tout fraîchement d’étre fait Chevalier & en un mot, toutes les
personnes qui font dans la premiere jouïssance d’une Succession
considerable ou de grands Emplois, doivent être préparées avant que
mon Eau de circonspection puisse agir sur elles. Je dois dire enfin,
pour en faire connoître toute l’excellence, que, lors qu’on la prend
dans les règles requises, elle opère sur les autres de même que sur
le Patient. Par l’usage que Mesdames Petulant &
Gad en ont fait, la première a guéri son Epoux de la
Jalousie, & la seconde, tous ses Voisins de la Médisance.
Toutes ces choses m’ont mis en grande réputation & ce qui, joint
à mon âge avancé, m’a rendu fort agréable au beau Sexe. On ne le
croiroit presque pas, si je ne le disois, qu’il n’est point d’Homme
dans la Ville, dont la compagnie soit plus recherchée des Dames que
la mienne. Elles ne se font non plus une affaire de me
rendre visite que d’aller chez leur Lingere. J’en ai eu deux ce matin qui, passant
devant ma porte pour se rendre à l’Eglise, sont venues me saluer,
chemin faisant. Je vous assure que ce ne sont pas des Dames du
commun, & l’on en conviendra quand on saura que côtoient
Damie & Clidamire. Elles m’ont
dit qu’en supposant dans leur Sexe la même distinction que j’ai mise
dans le nôtre, entre les Hommes du bel air,
& ceux du très bel air, elles
souhaitoient de savoir laquelle des deux méritoit le superlatif, ou
le méritoit le plus ; en cas que le Titre leur en appartînt.
Mesdemoiselles, leur ai-je dit, il faut vous mettre à l’essai. Le débat est
important, & je ne dois pas prononcer à la légère. Que je
vous voie un peu danser je vous prie. En disant cela, j’ai pris un Violon de
Poche, & me fuis mis à racler un Menuet. Mes Belles ont passé
aussitôt à l’autre bout de la Salle, & après m’avoir fait une
Révérence plus profonde qu’à l’ordinaire, elles ont commencé. Jamais
on ne vit de Danseuses plus égales. Elles font toutes deux Eleves de
C’est un François Catholique Romain fameux Maître de
Danse.Mr. Isac. C’est tout dire. Tout
vieux que je fuis, j’ai tremblé pour moi-même à la
vue des charmes qu’elles ont étalés.
Ah ! mes Dames, mes Dames, leur ai-je crié,
de grâce, épargnez-moi, vous allez mettre tout
en feu. Elles ont
sourri : Car, pour le dire en passant, on ne doit pas craindre
d’outrer la Métaphore quand on vante les appas d’une Belle, & je
crois avoir ouï dire que quelqu’un, parlant d’une Femme bien faite
qui danse, l’a nommée, un Brasier mouvant de
Beauté. Quoi qu’il en soit, les deux Rivales avoient un air
si libre & si dégagé dans leur action, que l’on auroit pris leur
mouvement plutôt pour un effet nécessaire de la Musique, que pour un
fruit artificiel de l’Etude. Le Menuet étant fini, Clidamire est venue, avec une douceur inexprimable,
me demander le prix. A ses manières engageantes je n’ai pu le lui
resister. Mais Damie s’est aussitôt approchée avec un
grand salut, se faisant les pas du Rigaudon. Quel moyen de ne lui
pas accorder ce qu’elle n’osoit-presque pas demander ? Là-dessus la
contestation s’est échauffée & a duré prés d’une demi-heure.
Enfin, pour terminer la dispute, je les ai faites approcher toutes
deux à la fois pour recevoir la Sentence qu’elles attendoient.
Mesdemoiselles, leur ai je dit, je ne vois aucune différente entre vous, &
votre mérite serait parfaitement égal, si ce n’est que
Clidamire me paroit
plus contente du sien, & que Damie semble se défier d’elle-même. Voici donc mon
avis; vous Clidamire, vous êtes une Fille du bel air, & vous
Damie, du très-bel
air. Car, à mon
jugement, la Beauté perd beaucoup de ses attraits, lors qu’elle n’eu
pas modeste. Tout le monde se plaît à louer une Belle qui ne croit
pas mériter la louange, & l’on se fait un plaisir malin de
mortifier ces personnes vaines qui connoissent trop leur propre
mérite.
De mon Cabinet, le 27. Juin.
La foiblesse de ma poitrine m’oblige souvent d’aller aux Champs pour
y respirer un Air plus libre & plus pur que celui de la Ville.
Mes Promenades sont ordinairement d’un ou de deux Milles tout au
plus, & la derniere que je fis, qui fut à Chelsea, me
fournit une nouvelle preuve de l’utilité des Voyages pour connoître
le monde. C’est l’ordinaire des jeunes Voyageurs, aussitôt qu’ils
sont à terre, de raconter ce qu’ils ont vu dans les
Pays étrangers, le génie des Peuples, leur Gouvernement, leurs
Coutumes. Si je voulois imiter cet Exemple & je crois que je
pourrois faire une Carte bien circonstanciée du Village dont je
viens de parler, à le prendre dès l’endroit Dans le Village de Chelsea, est
l’Hôpital, ou, comme on l’appelle vulgairement, le Collége
des Invalides. Ces Invalides sont des Soldats estropiés, ou
veterans, que l’on soupçonne fort de commettre bien des
vols, sur la route qui est entre le Parc St. James & leur
Maison.où les Voleurs se mettent à l’aguet des Passans
jusqu’au On verra bientôt par la
description que l’auteur en fait, ce que c’est que ce
Caffé.Caffé où les Lettres tiennent leur
assemblée. Un de mes Ancêtres du côté maternel, connu par les Ecrits
du Poëte Johnson, étant Juge à Paix dans sa Ville,
& se promenant quelquefois deguisé pour mieux savoir ce qui se
passe dans retendue de sa jurisdiction, trouvoit sur sa route plus
de desordres qu’il n’en pouvoir corriger & avoit souvent la
mortification devoir faire à des personnes distinguées des choses
dont il ne les auroit jamais cru capables. La même chose m’est
arrivée en visitant ce Lieu qui n’est qu’à deux pas de
la Capitale. En entrant dans la Chambre du Caffé, je n’eus pas le
loisir de saluer la Compagnie, ma vue étant tout à coup distraite
par un nombre infini de Colifichets qui pendoient à la muraille
& au Plancher. N’étant un peu remis, je vis venir à moi un Homme
maigre & délié mais d’une contenance fort posée. Je ne pus
deviner d’abord si c’étoit la lecture ou la mauvaise humeur qui lui
avoit donné cet air de Philosophe. Mais’ je m’apperçus bientôt qu’il
étoit de la Secte que les Latins nommoient
Gingivistae, & que nous appelions en
Langue vulgaire, Arracheurs de dents. Cette
découverte m’inspira du respect pour le personnage car la Méthode de
ses profonds Naturalistes qui retranchent la partie malade sans
s’amuser à la guérir, m’a toujours paru très-sensée. L’amour que je
porte, au Genre Humain me fit donc concevoir beaucoup d’estime pour
le Sieur C’est effectivement le
vrai nom du Maître de ce Caffé, qui étoit Barbier, de sa
premiere profession. On verra plus bas ce qui lui fait
donner le Titre d’Antiquaire.Salter. C’est le nom de cet éminent Barbier, ce
fameux Antiquai-re. Si ce n’est qu’on a communement
l’injustice de distinguer les gens bien plus par leur condition que
par leurs talens, ce Personnage-là feroit une belle figure dans
cette classe d’Hommes, que je serois d’avis que l’on distinguât par
le nom de Grotesques. Il a eu le malheur
assez ordinaire aux grands Génies, de perdre leur tems à tour, parce
qu’ils s’attachent à trop de choses. Si, au lieu d’apprendre à
toucer une vingtaine d’Instrumens pour les premieres notes d’un Air,
le Sieur On ne pouvoit presque
passer devant sa Maison, lors qu’il y étoit, que l’on
entendît son Violon, qu’assurément il ne manioit pas avec
délicatesse.Salter s’étoit bonné à
racler la boyau, il auroit pû parvenir, avant la fin de sa vie, à
jouer passablement le Savetier de notre Coin
&c. Mais voilà son humeur. Il commence tous les Airs, & n’en
finit aucun. Je dois pourtant confesser qu’il repeta, devant moi,
tout le Carillon de l’Eglise de C’est le nom de la Cathedrale de cette Ville-là, fameuse
par l’Université, qui se vante d’être le Boulevart de
l’Orthodoxie, & qui l’est depuis longtems du Jacobitisme.Christ à Oxford, mais il m’avoua que ce qu’il
en faisoit étoit moins pour le plaisir qu’il y prenait
que pour donner un témoignage public de son Orthodoxie. D’un autre
côté, si cet Homme avoit voulu se borner à l’Anatomie, ne pouvoit-il
pas prétendre avec le tems à savoir couper des jambes, comme il
arrache les dents ?
Je voudrois bien que l’on me dit d’où vient qu’il n’est point de
Métier où l’on devienne plus ridicule que dans la profession de la
barbe. Les Barelliers braillent toujours. Un Savetier chante du
matin au soir, & ne fait autre chose. Mais pourquoi faut-il
qu’un Barbier soit essentiellement Politque, Musicien, Anatomiste,
Poëte, & Naturaliste ? Le savant Vossius nous apprend que le sien lui peignoit la
tête en cadence sur la mésure des Vers ïambiques, & de fait il
n’y a presque peint en un siécle où l’on n’ait vû quelqu’un de ces
Illustres dont les Auteurs graves se sont fait un devoir de nous
conserver la mémoire. Lisez l’Histoire de Dom
Quichotte ; vous verrez que le Barbier y fait un des
principaux Personnages, & lors que j’y pense, il me semble que
l’on ne doit plus s’étonner de ce que l’Homme de Chelsea
écrit son nom à l’Espagnole, & se fait appeller Le
Vice Admiral Munden,
& quelques autres Officiers de Mer, qui frequentoient
cette Maison, avoient donné, au nom de leur Hôte, cette
terminaison Espagnole, que tout le
monde lui donnoit à leur imitation.Dom
Saltero. Il descend en droite ligne de ce fameux Ami
du Chevalier de la Manche, & je notifie à tous ces graves
Bourgeois qui vont voiries Curiositez de sa Salle, que les Pistolets
à double Canon, les Taiges, les Côtes de Maille, l’Escopette, &
l’Epée de Tolede que l’on y montre, sont toutes choses La plûpart de ces curiositez,
vraies ou prétendues, furent données au Sieur Salter par le Vice-Amiral Munden, & quelques autres
Officiers de Mer qui avoient commandé sur les côtes
d’Espagne & dans la
Mediterranée.qui furent laissées par Dom
Quichotte à son Ancêtre, & qui de cet Ancêtre ont
passé de Père en Fils à Dom Saltero.
Si ce que je viens de dire passe pour un Eloge, je n’ai pu le
refuserà son grand mérite. Qu’il n’aille pourtant pas se croire en
droit, avant que d’en avoir obtenu ma permission, d’imposer tels
noms, qu’il trouve à propos, aux raretez qu’il a ramassées. La
liberté qu’il prend à cet égard est de dangereuse conséquence, &
je la declare abusive. Il y a dans cette Chambre un Coffre, que
Salter dit être un coffre de
mort, & contenir le corps, ou les reliques d’un Saint
Espagnol qui avoit fait des
Miracles, & que les Anglois
prirent, je ne sai où. Il y a si long-tems que je n’ai passé
chez cet Homme, que je ne me souviens qu’imparfaitement des
contes qu’il fait aux badaux.Certaine Curiosité
qu’il montre aux Anglois ne peut que tromper
les Dévots, scandaliser les gens de bien, & favoriser
l’Hétérodoxie. Il y a aussi un Chapeau de paille qui, de ma science
certaine, a été fait dans une de nos Provinces, & que le présent
Possesseur dit avoit été celui de la Sœur de la
Suivante de la Femme de
Ponce Pilate. A ce que je sai de ce Chapeau, comme
je viens de le dire, ajoutez, s’il vous plaît, que les Juifs ne
mettoient de la paille à rien, depuis qu’on leur avoit commandé de
faire des Briques sans paille. Je soutiens que ce qu’il en dit &
rien, c’est la même chose, ou que ce n’est tout au-plus que du
Savoir, & de l’Antiquité que l’on emploie à tromper le Public.
J’ai vu là encore certaines autres choses que je n’y veux plus
souffrir. Par exemple la Femme nue en Porcelaine, & certain
Instrument Italien que l’on peut appel-er une prison ambulante. Je lui enjoins
particulièrement de n’exposer plus à la vue des gens ces deux
vilaines choses-là, sous peine de perdre Outre la chambre du Caffé, il y avoit d’autres
Apartemens où l’on beuvoit du Ponch. Le Maître de la Maison
faisoit grand negoce de cette loqueur, & en beuvoit
lui-même beaucoup, l’aimant à la passion.le
privilège de foire du Ponch, de n’avoir plus la per-mission Salter
avoit alors ou a peut-être encore un vieux Manchon grisatre
tout pelé, qu’il tenoit toujours au nés, pour s’échauffer le
visage. On le reconnoissoit d’un quart de lieuë à cette
attitude.de porter un Manchon l’Hiver, ou de ne
venir plus La Femme de Salter n’étoit pas des meilleures &
n’avoit pas toujours tort de gronder son Mari. Quand le
Gaillard pouvoit s’échapper pour aller à Londres, sous quelque prétexte, il ne
revenoit guères qu’à des heures indues, & ne revenoit
jamais qu’il en eût au-delà des gardes.à
Londres qu’accompagné de sa Femme.
Quelques Lecteurs trouveront
peut-être que je me suis trop étendu sur les affaires de cet
Operateur. Mais je prie ces Lecteurs de se souvenir que c’est mon
plan de considerer les Hommes à proportion de leur mérite, & non
par rapport au rang qu’ils tiennent dans le Monde. Un
Homme judicieux qui lira ceci dans quelqu’un des Caffés de la Ville,
n’a qu’à tourner la tête sur les gens qui sont à ses côtés, pour y
voir que Dom Saltero n’est pas la seule personne
de son Caractere. Au moins y remarquera-t-il que la plupart des
Politiques rapportés à la Classe distinctive qui leur appartient,
Les petites gens qui
raisonnent des affaires d’Etat veulent toujours pour guérir
le mal, que l’on arrache la partie qui les incommode. Un
Ministre ne charrie-t-il pas droit à leur avis, il faut le
faire pendre. Un roi vit-il trop long-tems à leur
fantaisie ? Ses Sujets devroient se soulever & lui faire
rancher la tête.doivent être placés avec les
Arracheurs de dents.