Le Philosophe nouvelliste: Article XXXIII.
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Niveau 1
Article XXXIII.
Par Mademoiselle
Jeanne Distaff,
Sœur uterine
de Monsieur
Bickerstaff.
Du Jeudi 23. au Samedi 25 Juin. 1709.
De mon
Cabinet, le 23.de Juin.
Niveau 2
Metatextualité
Mon Frére, qui est allé faire un
tour à la Campagne, mʼa chargé de lʼOuvrage quʼil avoit à
faire pour aujourdʼhui. Jʼen ai été ravie, & franchement
il me tardoit dʼêtre en possession de sa plume pour rétablir
les idées de certaines choses quʼil met, à mon avis, dans
un faux jour, au préjudice de notre Sexe.
Il ressemble à tous les autres Hommes. Ces Monstres de la
Nature ne peuvent parler de nous que pour en dire du mal,
& cʼest une chose déplorable, quʼil faille écrire pour
leur apprendre les égards quʼils nous doivent. En parcourant
les Papiers quʼil mʼa laissé pour en faire lʼusage que je
voudrois dans cette Feuille, jʼai trouvé la Lettre suivante
lignée par un Homme qui sʼappelle Truman.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, Je ne suis que
depuis peu dans cette Ville, où jʼai lû vos Ouvrages
avec beaucoup de plaisir. Jʼy remarque avec joie que le
Bel Esprit y est employé à rendre Le Siècle plus sage
& plus poli. Cependant, comme jʼai dessein
dʼachetter vos Feuilles volantes, & de les faire
lire à mes Filles, jʼose vous prier de nʼy parler plus,
à lʼavenir, 1du combat dʼAlexandre & de
Thalestris.
Récit général
Je nʼavois que seize
ans, lorsque je fis connoissance avec une Dame
qui sʼest aquise beaucoup de réputation par la Fortune
rapide quʼelle a procuré à son Mari & à tous ceux qui
lui appartiennent. Elle se plaçoit ordinairement près de moi
dans lʼEglise ; mais elle ne me parla que peu ou point du
tout pendant quelques mois. Enfin un jour, après mʼavoir
entretenue de son âge oui lui avoit appris à connoitre le
monde, & de lʼextrême amitié quʼelle avoit pour moi,
elle me dit que certaines choses lui faisoient craindre que
je nʼallasse me rendre malheureuse par mon imprudence, &
former des desseins où je ne pourrois réussir.
A peine avoit-elle fini ces dernieres paroles, que le
Seigneur vint nous joindre, & lui donne la main pour
monter en Carrosse. Quand je fus seule, je fis mille
reflexions sur cette avanture. Jʼadmirois quʼune Femme qui
ne me connoissoit presque point, fit la vertueuse si à
contretems, & vint ainsi me faire penser à une chose à
laquelle il est vraisemblable que je nʼaurois jamais pensé
sans elle. Cependant, que ne peut point la vanité sur-un
jeune Cœur ? Je me disoïs dʼun autre côté, quʼil nʼetoit pas
impossible que ce Seigneur mʼaimât, & que je lʼaimasse
même, sans que je mʼen fusse aperçue, & que je ne serois
pas la premiere dont la beauté auroit fait la fortune. On se
persuade si facilement ce que lʼon souhaite, que jʼallai me
coeffer de cette chimere. Je nʼavois plus que ce Seigneur
dans lʼesprit pendant la Veille, & dans le Sommeil, à
Table, à lʼEglise, aux Promenades, par tout & en tout
tems lʼAmour ou lʼAmbition me rappelloit cet Objet.
Sempronie, cʼétoit le nom de cette Dame, Sempronie, dis-je,
lut bien, malgré-mon silence, ce qui se passoit dans mon cœur, & me voyant au point où elle me
vouloit, elle me propose un soir, en sortant de lʼEglise,
dʼaller faire un tour au Parc de St. James. Je lʼy suivis,
& nous nʼy avions pas été long tems que le Seigneur vint
passer auprès de nous. Jamais je ne fus plus émuë. Mon
visage étoit tout en feu. Ma Compagne, qui mʼexaminoit,
saisit cette occasion de me donner de nouveaux avis & me
dit, Vous nʼavez pas oublié, Mademoiselle, la peine que me
firent les regards que vous lanciez, sur cet Homme, lors que
je mʼen fus apperçue. Vous avez ce que je vous en dis alors.
Pardonnez-moi la liberté que je prends dʼy revenir, pavois
pour votre défunte Mére, une affection si tendre que je ne
saurois que veiller un peu sur votre conduite. A la saveur
de cette obligeante préface, elle prit un air fort sevére,
& me dit en substance, « que cet Homme étoit dangereux ;
quʼil ne cherchoit quʼà mʼabuser ; quʼil lʼavoit souvent
priée de lui ménager un rendez-vous avec moi ; & quʼelle
lui avoit déclaré tout net quʼelle nʼen seroit rien, à moins
quʼil ne jurât de mʼépouser que nʼen ayant pu obtenir ce
serment, elle ne voyoit que lʼabsence qui pût me sauver du
péril dont jʼétois menacée ; quʼelle avoit une
Maison dans la Province où nous pourrions palier
tranquillement la belle Saison, que là je me deferois
peu-à-peu dʼune passion qui nʼavoit déja que trop gagné sur
moi & quʼelle me conjuroit, par tout ce que jʼavois de
plus cher au monde, dʼaccepter lʼoffre quʼelle me faisoit. »
Cette invitation fut faite avec tant dʼempressement, &
de démonstrations dʼamitié que je la suivis à la Campagne.
Dans lʼenfoncement du Jardin il y a voit une espece de
Labyrinthe, & au milieu de ce Labyrinthe couloit un
petit Ruisseau qui arrosoit un Berceau couvert de Jasmins.
Cʼétoit dans ce lieu si paisible & si agréable, que je
passois presque tous les jours y mʼoccupant à la lecture de
quelques Romans où de quelques Poësies. Je ne sortois de ma
retraite que lorsque la lumière commençoit à me manquer. Un
soir que la frâicheur du Zaphire, le murmure de lʼeau, &
léchant des Rossîgnols, avoient augmenté la douce indolence
que rapproche de la nuit inspiré naturellement, à la fin des
grandes chaleurs de la journée, un soir, dis-je, que je
goûtois cet innocent plaisir, & presque à lʼheure que jʼavois coutume de me retirer, quʼelle fut
ma surprise de voir sʼavancer vers moi ce Seigneur que je
nʼy attendois pas ! Je nʼavois pas sû, jusquʼà ce moment-là,
quʼil fût dans le lieu où nous demeurions. Il me sembla
remarquer, à son air, quʼil rouloit dans son esprit quelque
dessein qui lʼinquietoit, & jʼeus le loisir, avant quʼil
mʼeût approchée, de faire réflexion que jʼétois trahie. Le
vif ressentiment que jʼen conçus mʼinspira le courage dont
jʼavois besoin. Lʼavouerai-je pourtant ? Quand je le vis
entrer sous le Berceau, mon cœur se révolta contre moi-même
en sa faveur, & je sentis une secrette joie de
lʼesperance, dont je me flattai, quʼil pouvoit bien ne venir
que pour me faire une respectueuse déclaration de son Amour.
Cette illusion répandit, sur mon visage & dans mes yeux,
une tendresse qui ne fit apparemment quʼenflamer ses desirs.
Lʼagitation de son ame parut dans son discours. Il nʼy eut
rien de lié ; il parloit comme sʼil eût voulu que je ne
pénétrasse pas son dessein, & que néanmoins jʼy
consentisse. Son desordre me fit revenir en partie à
moi-même & mais non pas assez pour exprimer librement ce
que je pensois de lʼindignité de son entreprise :
Il se peut que ces paroles lui parurent favorables au
dessein brutal quʼil méditoit, & que me voyant dans la
même confusion où il se trouvoit, il crut que cʼétoit pour
les mêmes motifs. Quoi quʼil en soit, il se mit à mes pieds,
où il me parla du silence qui regnoit aux environs, des
ténèbres qui alloient couvrir la Nature, & de lʼardente
passion qui le possedoit. Ce nʼétoit que flames pures,
quʼamour éternel, que ravissemens suprêmes, & autres
images pareilles que les scelérats empruntent du Ciel, pour
servir de prélude à des actions infernales. Comme jʼétois
encore assise sur le Garon, dʼoù je nʼavois pas eu la force
de me releverm ce Téméraire eut lʼinsolence de vouloir me
prendre entre ses bras. Alors ne pouvant plus douter de mon
malheur, & dans mon desespoir ne pouvant plus recourir
quʼà la générosité de mon ennemi, je fis un effort pour me
debarrasser de ses mains, & pour me jetter à ses pieds.
La douleur mʼempêcha dʼen dire davantage, mais jʼen
avois dit assez pour émouvoir mon Amant. Il me parut
interdit, & son morne silence sembloit me demander
excuse de son crime. Sempronie, qui se tenoit
cachée pour jouir de plus près du fruit de sa trahison &
sentit bien quʼelle avoit manqué son coup, & pour cacher
son jeu, sortit de son embuscade en criant comme une
furieuse,
Cet impertinent reproche acheva de faire revenir ce
Seigneur entièrement à lui-même. En regardant sa Parente, il
fit un éclat de rire, dont cette Femme, toute hardie quelle
étoit, fut démontée & se tournant ensuite de mon coté.
Mademoiselle, me dit dʼun air fort obligeant, prenez
désormais garde aux gens que vous frequentez. Après quʼil se
fut retiré, la Traitresse qui mʼavoit livrée versa un
torrent de larmes pour me féliciter de ma délivrance. Depuis
ce tems-là, ce même Seigneur mʼa souvent recherchée en
honnête homme. Mais jʼai toujours rejetté civilement les
propositions quʼil mʼa faites, prévoyant que si je déviais
jamais la Femme, il ne manquera point, dans quelque moment
de mauvaise humeur, de me reprocher que lʼaffaire du Berceau
étoit un jeu de Comédienne. Ajoutez à cela que je me fais gloire de mépriser un Homme, qui a été
capable de former le dessein de me deshonorer. Si toutes les
Femmes en faisoient autant, lʼInnocence seroit le seul
ornement des Belles, & lʼaffectation de plaire par
dʼautres endroits ne regarderoit que les personnes de notre
Sexe qui nʼont point de vertu. Il y a mille fois plus de
contentement à vaincre ses passions quʼà les satisfaire,
& lors quʼon a eu le bonheur de remporter une victoire
pareille à la mienne, on peut se trouver parmi les Blondins,
& les Hommes à bonnes fortunes, avec aussi peu de danger
que lʼon en court pendant lʼEté dans les champs parmi les
Sauterelles & les Papillons.
Niveau 3
Dialogue
Voyez-vous, mon Enfant,
ajouta-t-elle, jʼapperçois tout ce que vous faites ;
je ne remarque que trop que ce jeune Seigneur y qui
sʼassied vis-à-vis vous occupe toute entière. Vous
ne regardez que lui à travers votre Eventail y aux
momens même de la dévotion publique, où vous devriez
vous attacher à dʼautres objets. A ces mots, je
rougis, je pâlis, je voulus parler & ne pus rien
dire. Voyant mon embarras, elle continua de la
sorte : Ne vous allarmez pas, ma chère, de la
confidence que je vous fais de ma découverte. Si je
ne vous aimois pas, je ne vous en auroit rien dit.Ce
Seigneur est mon Parent ; mais votre
honneur mʼest plus cher que tour celui qui me peut
revenir de ce parentage.
Niveau 3
Dialogue
Mylord, lui dis-je en
tremblant, jʼespere que lʼembarras où vous me voyez
ne vous inspirera pas trop dʼaudace. Helas ! que
peut une pauvre Fille qui nʼa pour défense que sa
propre Vertu ? Considerez aussi le lieu où nous
sommes.
Niveau 3
Dialogue
Ah ! Mylord, lui dis-je,
ayez pitié de moi, je vous le demande à
genoux. Que ne puis-je le faire plus humblement,
& dʼune manière plus propre à vous toucher !
Oui, Mylord, je me mets à vos pieds, pour défendre
ma Vertu, comme vous vous êtes mis tout-à-lʼheure
aux miens pour lʼattaquer. Sacrifierez-vous à
lʼindigne plaisir dʼun moment, toute lʼinnocence,
tout le bonheur de ma vie ? Pourrez-vous vous
résoudre à plonger dans le crime, une personne qui
vous aime, qui vous cherit, qui vous adore ?
nʼaura-t-on pris tant de peine pour mʼélever à la
Vertu, & pour former ma Raison ? Nʼaurai-je
moi-même cultivé si soigneusement ces somences de
lʼéducation, que pour devenir le jouët de vos
passions, & le mépris de tout le monde ? Au nom
de Dieu, Mylord, rappellez ce que vous êtes & ce
que je suis. Ne profanez pas un temple consacré à
lʼhonneur, & sanctifié par la religion. Si je
vous ai offensé, percez-moi le sein, je ne mʼy
oppose pas. Que je meure dʼune main si chere, sans
me voir ravir par elle ce qui mʼest plus cher que la
vie.
Niveau 3
Dialogue
Ah ! indigne mortel,
nʼest-ce donc que pour venir en Voleur déshonorer ma
Maison que vous vous êtes dérobé si sécrettement de
la Ville ?
Metatextualité
Si jamais je remets la main à la
plume, jʼai encore mille millions de choies à dire contre
les Hommes.
1Voyez ci-dessus l’Article XXXI.