Cita bibliográfica: Armand de Boisbeleau de La Chapelle (Ed.): "Article XXVIII.", en: Le Philosophe nouvelliste, Vol.1\034 (1735), pp. 382-392, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2301 [consultado el: ].


Nivel 1►

Article XXVIII.

Du Samedi 11. au Mardi 14. Juin. 1709.

Du Caffé de Guillaume le 23. Juin.

Nivel 2► Metatextualidad► Je nʼaurois pas repris si tôt le sujet des Duels, si la Lettre suivante ne mʼobli-[383]geoit à me déclarer sur un Point si important. La voici. ◀Metatextualidad

Du 9. Juin.

Nivel 3► Carta/Carta al director► Monsieur,

« Je vous prie de décider, si cʼest affronter un homme que de lʼappeller, un Eveillé. Voyant lʼautre jour entrer dans le Caffé un jeune Homme, avec sa Canne pendue au bouton, & ses talons rouges, je me rappellai aussitôt ce que vous en avez écrit, & je dis à un de mes Amis qui étoit à mon côté, voilà un Eveillé qui entre. Le jeune Homme ayant ouï ce que je disois, vint me chercher querelle, & me demanda satisfaction. Je ne mʼétonnai point de son bruit ; mais sa Proposition me déplut fort, pensant à ce que votre Esprit samilier vous racontoit des gens [384] qui perdent leur vie en de pareilles rencontres. Nous avons remis la partie jusquʼà votre décision, & sʼil saut se battre je compte que vous me servirez de Second, puisque vous avez été la cause du Cartel. Je suis, &c. » ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3

Je décide que le terme nʼest point une injure. Cʼest plutôt un Eloge, puis quʼil désigne un Homme qui peut fournir à tout. Le vrai point de vuë, où vous devez considerer cet Homme-là, pour le reconnoître, est que sa vie ou que son éducation dépendent de la 1 Liste Civile ; quʼil sait tout ce quʼil peut pour paroître plus que ce quʼil est ; que sa vivacité se marque dans les petites secousses quʼil donne à son corps ; quʼil sait de legeres glissades en marchant ; que la doublure de ses habits est de bon goût ; à quoi [385] lʼon peut ajouter dʼautres indices tirés du reste des Ajustemens. Or je demande, quel sujet de querelle il y a dʼappeller un Homme ce quʼil est au pié de la lettre ; cʼest-à-dire, ce que son Tailleur, son Marchand de bas, & sa Lingere lʼont fait être. Si lʼon disoit quʼil nʼest pas un Eveillé, ce seroit un affront, je lʼavoue ; mais à lui soûtenir quʼil en est un, je ne vois pas où seroit le malentendu. En vérité cʼest une chose bien triste que lʼon vous cherche querelle pour dire quʼun Homme est ce quʼil sait tous ses efforts de paroître.

Ce Point sera plus facile à régler quand nous aurons vu ce que les plus sages Nations ont pensé de lʼusage de lʼEpée ; car alors on conclurra sans peine, si cʼest une chose qui nous fasse honneur ou non, de la tirer souvent.2 Une illustre République dʼItalie sʼest conservée depuis plusieurs siécles, sans permettre à ses Sujets de manier ce dangereux instrument, laissant ce soin à cette partie du Genre Humain qui sait métier & marchandise de se faire couper bras [386] & jambes. Mais pourquoi courir si loin pour les Exemples que nous cherchons ? Nʼen trouvons-nous pas chez nous ? Voyez les beaux & sages Réglemens de la Milice, dans nos Villes les mieux policées. A lʼimitation de ces braves Républicains dʼItalie, nos Bourgeois ont des gens à leurs gages, qui portent les .armes pour eux, & lʼAvanturier qui se charge de cet emploi sʼexpose, pour trente sous par jour à tous les dangers. Il se transporte aux lieux de lʼexercice, il approche la lumiere dʼun Fusil à deux doigts de sa joue, il le décharge, & crie ensuite, Vive le Roi, avec aussi peu dʼémotion, quʼil en auroit à se défaire dʼun bon Poulet. Nʼest-ce pas une chose admirable que lʼattrait dʼun si petit gain puisse inspirer tant de mépris pour le peril ? Sur quoi fondé va-t-on donc se mettre en tête quʼil y a beaucoup dʼhonneur à faire des actions courageuses, puis quʼil en sait tant tous les jours pour des motifs si bas ? Que lʼon ne dise point de mal de notre Milice de Londres.3 Cʼest peut-être le plus ancien Corps militaire quʼil y ait dans lʼUnivers. Cependant je [387] ne sais si lʼon pourroit me produire un Exemple, que les querelles survenues entre ces Héros, se soient terminées lʼépée à la main. Dans toutes nos vieilles Chroniques, je nʼai trouvé quʼune seule A vanture qui faillit à causer effusion de sang ; encore se passa-t-elle en présence de tous les Officiers Généraux qui étoient presque tous aussi4 Juges de Paix. Le fait est curieux & mérite dʼêtre rapporté. Mrs.Crabtry & Maggot, lʼun Chapelier & lʼautre Fromager, faisont quelquefois négoce ensemble, étoient le premier Capitaine, & le second Major Général dʼun Régiment de Milice. Crabtry avoit [388] tiré sur le dernier pour quelque somme qui lui étoit duë en balance de Compte. Lʼénoncé de la Lettre de change portoit sur Maggot & Compagnie, qui sont les termes dont les Marchands usent ordinairement quand il y a une Societé de Commerce. Un jeune Homme, qui étoit porteur du Billet, & qui ne savoit pas ces termes du métier, crut bonnement quʼil sʼagissoit de quelque affaire du Regiment, & alla tout droit chez Mr. Stick, quʼil avoit vû passer devant sa porte, en qualité de Lieutenant de Maggot. Ce Stick, aussi ignorant que le Garçon, accepta la Lettre pour lʼhonneur du Corps, & la paya. Le Major Général requis dʼen faire le remboursement ne fit quʼen rire, & voilà grand bruit. Le Lieutenant jetta feu & flammes, & prit pour son Second Mr. Armstrong Officier 5 du Comptoir. Celui-ci porta le Cartel de défi écrit en Parchemin, où lʼon voyoit en Lettres grisonnées, Stick contra Maggot. A cette vuë la discorde cessa ; le Major se mit à la raison, paya, & ils furent aussi bons Amis que jamais. [389] Cʼest ainsi que le grand cœur de nos Bourgeois se soumet à lʼautorité civile.6 Sʼil en étoit autrement, que deviendroit notre Liberté ? Si le Bien & la Valeur pouvoient agir dans toute leur étendue ; Si les illustres Guerriers, dont nous venons de parler, tiroient des Lettres de change comme ils manient une Epée, ces dangereux Capitaines, capables tout à la fois de payer une Armée & de la commander, seroient trop puissans pour lʼEtat. Cʼest une espece de bonheur pour nous, que chez eux lʼhonneur céde au profit, & que le plus riche est toujours le plus brave. Jʼai vu dans la Ville un Capitaine que la baisse des Fonds publics éleva, en deux jours, au grade de Colonel ; & un de mes Amis, qui nʼétoit que Major, se vit bientôt à la tête de son Régiment, parce quʼil eut le bonheur dʼêtre chargé dʼEaux de vie quand elles encherirent. Par cette idée si juste de lʼhonneur, ces Corps Militaires se conservent toujours en bon ordre, sans per-[390] ni Drapeaux, ni Bandolieres. Au lieu que dans les autres Troupes, où lʼon juge des choses avec moins de solidité, ne voyez que des façons de Spectres efflanquez & nʼayant que la peau sur les os. Dans cette Armée on mesure les services dʼun Homme à la grosseur de ls Pance, & le plus gras est celui7 qui a été le plus souvent à lʼaction.

Faisons une autre remarque importante sur la Discipline de ces Troupes. Il y a. quelque justice quʼon fasse voir aux Anglois ce quʼils ont pour leur argent, & quʼon les rende, en quelque façon, témoins oculaires des avantages quʼils achetent si cher. Cʼest pour cela quʼon leur représente ici toutes les Batailles qui se donnent dans les Pays étrangers. Il paroit y avoir un inconvenient dans lʼexecution de ces sanglantes journées. Cʼest quʼil faut nécessairement quʼil y ait dʼun coté une Armée battue, & de lʼautre une Armée victorieuse. Cette difficulté se leve par lʼordre quʼon a établi, que la plus vieille Compagnie ait lʼavantage, & que la derniere prenne la fuite. Jʼai eu le [391] plaisir de voir une fois une de ces Actions où le Prince Eugene poussa Catinat de rue en rue jusquʼà ce que lʼon vint à un Amphithéatre destiné au Combat des Ours & des Dogues. A ce lieu fatal tout se dissipa de crainte des Gladiateurs, des Mâtins, des

Taureaux & des Bêtes sauvages qui auroient pu se jetter sur des Troupes accoûtumées à se battre pour gagner leur vie, mais non pour la perdre.

Nous avons vu que des Nations sages se sont point consister la gloire à se battre, non pas même pour la Patrie, & que dans les murs de cette grande Ville on vit fort bien en honneur & en reputation sans cela. Je voudrois que lʼon mʼapprît en vertu de quelle différence dans le Climat, dans les Alimens, dans lʼEducation, ou dans les Emplois, les Hommes jugent si differemment de lʼessence des choses, que lʼun se rend ridicule, & méprisable sʼil ne travaille pas à la conservation de son Individu, pendant que lʼon applaudit à lʼautre de ce quʼil cherche à le détruire.

En approfondissant cette matiere, il se présente une question, qui est le fruit des Observations que jʼai faites dans mes Voyages. Dʼoù vient quʼen Espagne, un Homme dʼhonneur sait lâchement assas-[392]siner celui qui ne lʼa quelquefois offensé quʼavec beaucoup de politesse, & quʼen Angleterre on envoie des Cartels si polis à des gens qui vous ont quelquefois offensé de la maniere la plus lâche ? Oa vous tue-là par-un esprit de vengeance, & ici lʼon sʼégorge par civilité. A cet égard il y a des profondeurs dans le coeur humain que je ne puis pénétrer, jusquʼau retour de Pacolet qui est à présent auprès dʼun Duelliste blessé dans le Combat, & qui va de tems en tems visiter la personne qui a fait le coup. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1On appelle ainsi en Angleterre les fonds qui font assignez pour la Maison du Roi, & pour l'entretien de la Couronne. Il y a beaucoup de Pensions qui en sont tirées, & la plupart des personnes qui ont ces Pensions là, ou ne les méritent guères, ou en font un assez mauvais usage. L'orgueil, & l’oisiveté ne leur manquent point. Ces renflons sont souvent mal payées.

2Les Venitiens ne voulurent pas s’engager dans la Guerre de la grande Alliance en 1702. Cette République se sert ordinairement des Etrangers, la plûpart Allemand & Suisses, dans ses Troupes de Terre.

3Ils ne sont sujets ni à la casse, ni à la reforme.

4Cette Histoire, de l’invention de l'Auteur, n'est mise ici pour tourner en ridicule les Milices Angloises, qui certainement le méritent bien. La plupart des Officiers subalternes ne sont que de petits Marchands ou Artisans qui prennent ces emplois, les uns par sotte Ambition pour faire de la dépense, & les autres par avarice, pour plumer le Bourgeois. Chaque Maison, ou à peu près, doit fournir un firme Soldat avec les Armes & sa dépense. Si l’on ne fournit que le Soldat, les Officiers vous comptent 30 sous par jour pour les accoûtremens. Si vous n'envoyez personne, il vous en coûte un Ecu. On peut juger par-là des jolis profits que ces Messieurs peuvent faire. Heureusement on n'a pas souvent besoin de leurs secours, & les Parlemens n'ont jamais eu dessein de les rendre nécessaire.

5Le Comptoir est une des Prisons de la Ville, & ce Mr. Armstrong Officier, est un Sergent, en bon François, digne Second d’un si digne Lieutenant !

6On a souvent proposé de mettre les Milices sur un meilleur pié pour les rendre plus utiles ; mais l'amour de la Liberté publique s'est toujours opposé à ce dessein.

7Les jours d’exercice pour les Milices font presque toujours des occasions de débauche pour les Officiers & pour les Soldats.