Le Philosophe nouvelliste: Article XXVII.

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Nivel 1

Article XXVII.

Du Jeudi 9. au Samedi 11. Juin 1709.

Du Caffé de White le 9. Juin.

Nivel 2

Pendant que Pacolet à roder parmi les gens d’épée pour y examiner les sources cachées de leurs fréquentes querelles, & qu’il dresse ainsî les Mémoires dont j’aurai besoin dans la suite ; je trouve le loisir de satisfaire la curiosité des Provinciaux qui lisent mes Ouvrages. & qui n’y entendent pas certains mots qui sont fort connus dans la Ville. A leur intention, j’ai déja donné quelques Caractéres ; mais j’en ai oublié un qui, parmi tant de mauvais, est le plus agréable. C’est celui du Petit-Maître. Le Petit Maître est un Homme toujours digne de compassion, & qui se corrigera certainement à la fin, s’il vit assez long-temps pour cela, ses desordres ne venant ni de son choix ni de son inclination, mais de ses passions, trop violent dans la jeunesse pour subir les loix de la Raison, du bon-Sens, de la Civilité & du bon Naturel. Ce pauvre Malheureux n’auroit pas tant de défauts, s’il n’avoit pas un grand fonds de bonnes qualités. L’extrême bonté de son cœur l’expose souvent à être la duppe de ses Camarades, qui quelquefois n’ont pas tant d’esprit que lui. La vivacité de son Imagination communique tant de feu a ses désirs qu’il se trouve plongé dans le crime, avant qu’il ait eu le tems d’y bien reflechir. Avec les plus belles intentions du monde & les plus vertueuses, on le voit abuser perpetuellement, contre le Ciel, contre ses Amis, contre sa Patrie, & contre lui même, des merveilleux talens qu’il a reçus pour des fins très-differentes de l’emploi qu’il en fait. Peut-on imaginer sous le Soleil de condition plus déplorable ? Quel est l’état d’un Homme qui ne fait point d’action qu’il ne condamne, qui ne goûte point de plaisir qu’il ne se reproche, & qui ne trouve de suspension à ses remords que dans la réïteration du crime qui les a causés ? Peut-être ma compassion va-t-elle trop loin ; mais enfin, c’est mon avis, qu’une personne semblable est l’objet le plus digne de pitié qu’il y ait au monde. A juger sainement ces choses, les plus violens accès de la Pierre, de la Goute & des Maladies les plus douloureuses, n’approchent point de ce que soufre une Ame qui est perpetuellement dechirée par des retours de crime & de repentance, de repentance & de crime. On plaint un Impotent qui a perdu un bras ou une jambe. Ne plaindra-t-on point un Homme qui a toute sa Raison, & qui ne peut s’en servir ? Ne vaudroit-il pas mieux pour lui de l’avoir perdue, que de la conserver inutilement, ou que de ne la conserver que pour se rendre plus malheureux ? Aussi peut-on dire que de tous les gens d’un mauvais Caractére, le Petit-Maître est celui qui déplaît le moins, parce qu’il n’est pas toujours dans l’égarement & que, dans ses bons intervales, ce que l’on voit en lui de grand & d’aimable fait une especc de compensation pour ses foiblesses. Mais combien voyons-nous dans ces lieux, de sots Impertinens qui s’efforcent de devenir ce que cet Homme-là souhaite de tout son cœur de n’être point ? Ce sont ses Singes & ses Imitateurs qui sont tout le désordre qui se fait1dans ce Quartier sur les six heures du soir. Cela seul, si je ne me trompe, devroit corriger un Homme qui a du sens. Quand oh voit des Copies si hideuses de soi-même, ne doit-on pas avoir honte de l’Original, & prendre garde à mieux regler des actions qui peuvent servir de modèle ? Ne pense-t’on point que celui qui montre le chemin aux autres se rend complice du crime de tous ceux qui le suivent, & que la contagion de l’exemple d’un Petit Maître s’étend plus loin qu’on ne le croiroit ? À ce propos, observons que les Vices où l’on s’engage par imitation, & que l’on tient, pour ainsi dire, de la seconde main sont toujours les plus choquans. On ne peut donc comprendre que des Hommes, qui parôissent avoir encore le sens-commun, puissent être assez fous pour trouver, dans ces mauvais Exemples, des charmes qui les entraînent contre leurs lumieres. C’est-là cependant ce que l’on ne voit arriver que trop tous les jours. Tel est le bizarre caprice de bien des gens qu’ils veulent être ce qu’ils ne sont point. Cela fait qu’ils abandonnent un genre de vie qui leur est naturel, & où ils pourraient se faire admirer, pour en prendre un autre où ils sont toujours hors de leur élement, & qui ne leur attire que le dernier mépris. Pour cette raison, je ne connois personne dont la métamorphose me donne plus de chagrin que Nobilis. Il a l’humeur fort douce, l’esprit excellent, & toutes les qualités qui pouvoient le faire estimer. S’il se fut attaché aux Etudes qui conviennent à se condition, c’étoit une chose infaillible qu’il auroit fait à quelque heure une grande figure dans les Etats du Royaume. Mais après avoir forcé ses inclinations, il s’est mis sur le pied de dire tout haut des duretés, de vomir des ordures indignes de ce qu’il étoit, & de ce font les gens de sa sorte, & de se dépouiller de son Caractére naturel, pour en revêtir un artificiel, où il n’arrivera pourtant point. Que Nobilis ne se flatte pas, il aura beau faire, il ne deviendra jamais Petit-Maitre. Quelque quantité de vin qu’il avale, quelques obscenités qu’il dégorge ; autant lui vaudroit-il ne boire que de la Ptisane, & aller soir & matin à l’Eglise. Je le lui repete ; il ne sera jamais Petit-Maitre à juste titre. Pour entrer dans cet Ordre, il faut être vicieux involontairement, & non par choix & par études. Excluons-en aussi, pour de semblables raisons, tout ce que 1’on appelle Hommes du bel air, tous les Amans transis, & toute cette espece d’Hermaphrodites qui ne font que se regarder l’un l’autre pendant qu’ils sont avec les Dames. J’exclus de la même prétention ceux dont tout le mérite se borne à vuider la bouteille. C’est le plaisir de boire, & non celui de la Société qui forme leur troupe Bacchique. S’il ne faut que faire du Bruit, battre & assassiner, un Sot animé par le vin est capable de toutes ces prouesses. Je l’ai dit & je le repéte de nouveau, le Petit-Maitre a naturellement de l’esprit, & ces Beuveurs furieux n’en ont ni avant ni pendant leur yvresse. Comme le Petit-Maitre est un Homme qui fait un abus continuel de sa Raison, la Coquette parmi les Femmes est celle qui fait constamment un mauvais usage de sa beauté. Mlle. Tosse en est, si je m’y connois bien, une des plus remarquables. Elle est toujours à faire des choses qui la défigurent, & qui lui ôtent tous les appas. Pour vouloir trop plaire, elle déplait à tout le monde. Sa voix est naturellement douce & agréable ; elle s’avise de grasseyer. Si elle vouloit se servir de ses yeux, elle verroit à une lieuë de distance ; mais quand on passe à ses côtés, elle les ferme a demi, & vous regarde de près, croyant sans doute que cette maniere ajoute quelque chose à ses charmes. Quand il arrive par hazard que son Eventail n’est pas en mouvement, un Cupidon, qui y est peint, est la seule figure qu’elle y étudie. Vous diriez que ce petit Amour & elle se font les doux yeux. Peut-on rencontrer l’heureux moment où cet aimable objet n’occupe point ses regards ? Elle pourra bien alors trouver le loisir de vous rendre un Salut. Il faut néanmoins, pour en obtenir cette faveur, que la quinte l’en prenne, & que ce ne soit pas en présence d’un Homme de plus grande qualité que vous. Telle est son extrême politesse que les personnes les plus considerables sont les seules qu’elle voit dans une Compagnie, & cette Belle, qui éclate de rire dans l’Eglise, & qui se moque de sa propre Mere, peut se composer à merveille en présence d’une Homme qui a de grands bien.

Du Caffé de Guillaume le 9. de Juin.

Metatextualidad

Un de mes Amis n’a communiqué les Vers suivans qu’il a reçus de sa Maîtresse pour derniere réponse. La Belle lui a dit, en les lui donnant, que l’Auteur de cette Pièce avoit gagné son cœur par ce tour spirituel, & que tout autre y prétendroit vainement. C’est assez l’ordinaire que l’Amour tienne lieu de veine Poëtique, & ce Galant s’en est ressenti comme une infinité d’autres. Cependant il n’a pas osé rimer, de plein faut, à l’honneur de sa Dame, Le sujet lui a paru trop grand pour on coup d’essai. Sa prudence lui a suggeré de faire la tentative sur une Confidente, ou sur quelque Bête chérie. Il a cru qu’en agir autrement, ce seroit débuter sur le Parnasse par le Poëme heroique. Vous saurez donc que la Belle a chez elle un Perroquet, qu’elle caresse, qu’elle baise, qu’elle écoute, qu’elle admire, en un mot qui étoit son favori avant que l’Amant le fût. Jaloux de cet Oiseau, il auroit bien pû faire des Vers contre lui ; mais à quoi la Satire auroit-elle abouti ? Le plus sur étoit de faire son Eloge pour le gagner, & voici comme l’Auteur s’y est pris.

Nivel 3

Cita/Lema

A une Dame, sur son Perroquet. Dans les tems fabuleux où l’en dit que nos Belles A des Amans mortels faisoient fort les cruelles,
La Chronique galante ajoute que les Dieux
Rarement sans succès leur faisoient les doux yeux.
Sur un point toutefois cette ancienne Chronique
D’une maniere obscure, à mon avis, s’explique ;
Prétendant que ces Dieux, auprès de nos Beauté,
Dûrent se travstir, pour en être écouté.
Leda, pour Jupiter, auroit été trop sage,
Si le Dieu n’eût du Cigne emprunté le plumage.
Que sai-je, belle Iris, Oiseau charmant
Ne cache point chez vous quelque pareil Amant ?
Vos yeux, des Immortels méritant tout l’hommage,
Les pourroient, s’il le faut, abbaisser davantage,
Que ce beau Perroquet est fier de vos faveurs !
On diroit qu’il en sent le prix & les douceurs.
Quels regards amoureux ! Quels transport de tendresse !
Venus en est jalouse ; & bientôt la Déesse,
Bannissant pour jamais les Pigeons de sa Cour,
Fera des Perroquets le Symbole d’Amour.
Je trouve cette Proposition allez raisonnable, de donner la préference au Perroquet, si le Pigeon est banni. Le premier représente l’état d’un Amant qui recherche ; & le dernier est l’image d’un Amour qui possede. Mais pour accommoder les choses, ne pourroit-on point faire comme les gens qui attellent un troisiéme Cheval à un Carrosse ? A cet Exemple, le Char de Venus sera tiré par deux Pigeons précédés d’un Perroquet. Aussi bien faut-il être Perroquet pour gagner le cœur des Belles, & Pigeon pour le conserver. Je conseille donc au Galant Auteur de cette Pièce, d’imiter l’Oiseau qui lui a fourni le sujet. Quand on veut plaire aux Dames, il ne faut ni se taire avant la faveur, ni parler après l’avoir obtenuë.

De mon Cabinet le 10. de Juin.

Metatextualidad

Tant de jeunes gens m’écrivent pour savoir le rang de distinction qui leur appartient, que je ne sai où trouver le tems de leur répondre. Je dois pourtant avoir égard à celui qui m’a fait tenir la Lettre suivante ; car il m’y dit, au bas, qu’il lui faut incessamment retourner à l’Academie, & qu’avant que de sortir de Londres, il seroit bien aise d’y avoir été quelque chose. Ecoutons-le parler lui-même.

A Monsieur Bickerstaff,
Censeur général de la Grande Bretagne.

Nivel 3

Carta/Carta al director

Monsieur, Il y a trois mois que je suis Majeur, & j’en ai passé six à Londres où je suit venu de l’Université. En arrivant ici on m’addressa chez un Certain Bublebow, qui me fournit à son gré de tout ce qu’il crut convenir à un Homme de mon ordre. Je lui demandai Certificat qu’il ne me manquoit rien, Il me répondit qu’il y penseroit, & sur ce que je retournai hier à la charge, il me dit qu’il y avoit pensé, & qu’il me falloit encore 60. ou 80. Pistoles de nipes, pour être complet. J’ai commandé tout cela, & je vous prie de me dire en quelle classe de gens vous me mettrez quand je serai équippé de la sorte. Apprenez-moi ce que je sai, & me croyez, &c.
Quelque envie que j’aie d’encourager les Novices, je ne sai bonnement où placer celui-ci. Je ne puis deviner par sa Lettre quelle est sa personne, ni en quoi consistent ses habits. Mais en passant chez Bublebow, je saurai de quelle figure est la Tabatiere de ce jeune Homme, & cela me donnera des lumieres. Il ne me manqueroit rien si je savois de quelle espece de Tabac il prend par le nez. Si c’est du Seville ou du 2Moisi.

1C’est environ à cette heure-là que les gens de qualité qui demeurent près de la Cour, sortent de table, & prennent le chemin des Caffés, &c.

2Une grande quantité de Tabac gâté que les Anglois tourverent sur la Flote d’Espagne qui fut prise ou brûlée à Vigo en 1703. avoit mis ce goût à la mode, qui a duré plusieurs années, & qui enfin a passé. Dans ce tems-là les jeunes gens auroient cru être à la vieille mode, & sans discernement, s’ils avoient pris d’autre Tabac. Le tems & plusieurs friponneries qui se faisoient à cette occasion dans les Boutiques des Parfumeurs on aboli cette impertinente coûtume.