Le Philosophe nouvelliste: Article XXVI.

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Niveau 1

Article XXVI.

Du Mardi 7. au Jeudi 9. Juin. 1709.

De mon Cabinet, le 8. de Juin.

Niveau 2

Metatextualité

J’ai lû avec plaisir & avec approbation la Lettre suivante, & j’ordonne expressément à mes Commis d’y avoir égard dans la distribution des rangs auxquels ils rapportent les differens Caractéres. Celui-ci est particulier, & je n’entends point qu’on le confonde avec d’autres.

Niveau 3

Lettre/Lettre au directeur

Monsieur, « Votre Feuille de l’autre jour m’a inspiré la noble envie d’avoir un rang parmi les Illustres dont vous y parlez. Si vous avez égard au mérite & aux soins de parvenir, j’espere de me pousser. Je ne néglige pour cela ni travaux ni dépenses, & si mes Amis ne me flattent point, je n’ai pas perdu mon tems depuis que je suis à Londres. Le détail en seroit trop long. Pour abréger, vous saurez que tous les Cochers me connoissent déja & ne veulent plus me prendre ; que j’ai eu trois accommodemens à faire pour des Filles que j’avois enlevées ; que, pour me décharger de mes Bâtards, je les prête à des Mendians ; 1que je sors toujours de la Comédie à la fin du premier Acte ; que j’ai donné plus d’une fois des marques de mon courage dans les Cabarets ; que le 2Dr. Wall est mon intime, & que, s’il étoit utile au Public de terminer le different de Mrs. Martin & Sintilaer, on ne pourroit choisir de Juge que l’experience y ait rendu plus propre que moi. Car je puis dire avec le Poëte :

Citation/Devise

Quœ regio in Villa nostri non plena laboris ?
Dans tous les lieux d’honneur mon nom s’est fait connoître.
Dispensez-moi de vous entretenir plus long-tems de ces bagatelles ; vous comprenez assez les suites naturelles d’une si belle conduite. Ce n’est point pour cela que j’ai mis la main à la plume. Je vois avec douleur qu’il se forme un nouvel Ordre de gens, qui, prenant à la lettre ce que vous disiez, sans avoir égard à l’esprit, usurpent le titre d’Hommes du bel air, & s’en forgent même de nouveaux. Ces gens là sont les Femmes. Dans les Endroits publics ils s’appellent l’un Catherine, & l’autre, Nicole ; ils s’accostent en pliant le genou & en se présentant la jouë. Ils ne cessent de parler contre le beau Sexe ; ils ne font que de minauderies ; ils reçoivent leurs visites au lit, & s’étudient à mille autres gentillesses semblablss qui ne me paroissent avoir ni sens ni raison. Je vous écris donc, Monsieur, pour vous prier d’exclurre de notre rang cette nouvelle espece d’Hermaphrodites. J’ai encore un autre grief à vous communiquer. Le mal n’est pas sans remede, il n’y faut qu’un peu de prudence. Voici ce que c’est. Depuis quinze jours que l’on dit par tout que la Paix va se conclurre, un nombre infini de jeunes gens sont allez joindre notre Armée en qualité de Volontaires, & se sont vantés en partant de couper les oreilles à tous les François. Ces Braves-là pourroient bien s’être mécomptés. Si la Guerre continue, nous les reverrons ici au premier jour, & gare un déluge d’Hommes du bel air qui vont rafiner sur la mode des Poches & des Perruques. Ils supplanteront le vrai mérite, & confondront tout si vous n’avez pas la bonté de leur assigner un rang à part. Je ne puis m’adresser, Monsieur, à personne qui soit plus propre que vous pour prévenir cet abus, & j’ose vous assurer que je parle au nom d’une grande quantité de gens de ma distinction. »
Mon Correspondant a raison ; il ne doit pas être mis dans la foule ; mais le titre d’Homme du bel air ne lui convient pas. Celui d’Eveillé lui conviendra mieux ; Le Drôle a trouvé le secret d’aller à la Comédie sans qu’il lui en coûte jamais rien. On voit en cela son économie. Il met ses Enfans en apprentissage chez des Mendians, afin qu’ils sâchent le seul métier qu’il leur laissera. On remarque en cela sa prudence. A ces traits on ne peut se méprendre sur son Caractére. Je ne le connois point personnellement ; mais je suis assuré par sa Lettre qu’il pend sa Canne à l’un des boutons de son Just-au-corps, & qu’il porte des souliers à talons rouges : car ces deux choses-là appartiennent essentiellement à l’habit de son Ordre.

Metatextualité

Mon Esprit familier est de retour & vient de me rendre cette Réponse du Roi de France.

A Versailles le 13. Juin 1709.

Louis XIV.
Au Sieur
Bickerstaff.

Niveau 3

Lettre/Lettre au directeur

Monsieur, « J’ai reçu votre longue Epître, & vous dirai librement que j’ai vû un tems où il y avoit dans la Grande Bretagne de grandes Ames qui n’auroient pas permis que l’on prît avec moi les airs de familiarité que vous preniez. Il me semble qu’un cœur généreux ne devroit pas le servir de tout l’avantage que les conjonctures lui donnent sur un Homme dont les Amis ne sont plus en crédit. Cependant, ayant quelques égards pour ce que vous pourriez a dire de moi à la posterité, je ne veux pas me brouiller tout-à-fait avec vous. J’ai donc une grâce à vous demander, c’est que, si vous ou les vôtres vivez jusqu’au dix-neuviéme Siècle, vous ayez la bonté de faire mes Complimens aux gens de ce siécle-là, & de leur dire que Mr. Boileau a reglé les comptes que j’ai avec eux. Je serois bien aise de vous voir ici. C’est une chose plaisante que ce Prince m’invite à l’aller voir, ou qu’il croie que j’accepterai l’invitation. Oh ! que je m’en donnerai bien garde ! Je me souviens trop de ce qu’il fit à un3Homme d’Esprit, de mes Amis, qu’on mit à la Bastille pour la seule raison, que ce judicieux & spirituel Auteur pourroit, à quelque heure, écrire certaines choses qui nuiroient à là reputation du Monarque. C’est là sa méthode envers les personnes éclairées qui le connoissent.4II est banni ou en fait emprisonner la plûpart. À quelques-uns il donne des Pensions, à peu près comme les Piliers d’Academie partagent les profits avec ceux qui remarquent leurs tours de filouterie, afin de leur imposer silence. Cette derniere Maxime me paroit prudente, & je connois bien des gens à qui je conseille de la suivte avec moi. Si le Sieur Casse ne me fait pas tenir incessamment 200. Livres Sterlin, je publierai par tout de quelle maniere il s’est enrichi. J’en attends 300. de la part du Sieur Soilet pour avoir fait accroire à son Associé qu’il a emprunté au Denier quatre, pour le compte de la Compagnie, de l’argent qu’il a tiré de sa bourse. Les Princes absolus tirent de leurs Peuples tout ce qu’ils veulent, ne mesurant la justice qu’à l’étendue de leur pouvoir. Pourquoi ne profiterai-je pas de même, de la crainte ou du respect que l’on a pour mes lumieres ? J’enjoins donc à toutes les personnes qui auront fait quelque Action qu’il leur est important que le Public ignore, de m’envoyer aussitôt l’argent du Secret. Je le mérite bien peut-être autant qu’une Femme ou qu’un Valet de Chambre. Ces Domestiques ne peuvent dire ce qu’ils voient qu’à de petites gens de leur sorte. Mais, moi, je puis en instruire toute la terre, mes Contemporains & la Posterité. Que l’on prenne là-dessus ses mesures. Il faut se corriger ou me gagner.

Du Caffé de White, le 8. de Juin.

A peine mon Esprit familier m’a-t-il remis la Lettre de Louis XIV. qu’au lieu de m’entretenir de ce qu’il a remarqué à la Cour de France, il a repris son Office de Gardien, & m’a questionné sur les pensées que j’ai euës, & sur les Avantures qui m’ont occupé pendant son Voyage. Je lui ai confessé que, pendant ce court court espace de temps, j’avois eu souvent bésoin de son assistance, & cela sur tout depuis que je m’étois mis en tête de combattre la fureur des Duels.

Niveau 3

Dialogue

« En verité, m’a-t-il dit, s’il étoit permis de rire dans un sujet si tragique, je vous divertirois bien en vous racontant la figure que faisoit certain Homme qui mourut au même temps que moi, lorsque ce Philodophe, dont je vous parlois il y a quelque temps, me fit noyer dans une Cuve d’eau froide. Vous saurez qu’au sortir du Monde, les Hommes sont distribuez en differentes demeures, selon la maniere dont ils ont vêcu, ou sont morts. A l’instant que je cessois de vivre, j’eus la compagnie d’un Esprit qui venoit de perdre son Corps dans un Duel. On nous examina tous deux. Quand on fut mon Histoire, tout le monde s’attendrit ; je vis dans tous les yeux des sentimens de bonté & de compassion qui me rejouirent. C’étoit à qui me feroit l’accueil le plus obligeant, & le plus propre à me consoler. On convint tout d’une voix que j’étois bien heureux d’avoir perdu la vie avant que d’en avoir abusé. On ajouta, qu’on m’assigneroit un sejour bien éloigné de celui de mon Compagnon, étant juste de separer les Sots des Innocens. Ce n’est pas, dit un des Assistans, qu’il n’y ait une grande affinité entre un Homme qui n’a fait aucun usage de sa Raison pendant une longue vie, & un Enfant qui meurt avant que cette Raison soit développée. Mais ce que l’on peut dire à la confusion de celui qui se présente, c’est que sa Sotise a été volontaire, & dès que l’on fait le sot à dessein, la Justice veut que l’on en soit puni. Alors il se fit une grande cohue autour de ce mort, & comme on l’avoit vû passer par la Porte des fins prématurées, quelqu’un lui demanda ce qui l’y avait conduit. C’est, s’écria-t-il, que j’ai servi de Second. Socrate, qui prenoit quelque intéret au sort de cet Homme, parce qu’il avoit lui-même péri d’une façon violente, Socrate, dis-je, s’en approchant, se prit à l’interroger, avec ces manieres fines & railleuses dont il fut si bien se servir autrefois pour arracher aux vivans l’aveu de leurs fautes. Monsieur, lui dit-il, apprenez-moi, s’il vous plaît, le sujet de votre quérelle. Le Mort. Je l’ignore ; mail nous le saurons bientôt lorsque celui pour lequel je me battois sera venu ici ; car il a été blessé à mort. Socrate. Oserai-je vous demander, Monsieur, si vous aviez du bien ? Le Mort. Oui, Monsieur, j’en avois, que j’ai laissé en bon ordre. Je fis mon Testament la veille de cette rencontre. Socrate. Lûtes vous ce Testament avant que d’y apposer votre Seing ? Le Mort. Sans doute. Comment, lui répliqua Socrate, un Homme a la patience de lire son Testament, où il ne s’agit que de terres, & il n’a pas la curiosité de faire un question qui doit décider de sa vie ? A ces mots, cet illustre Grec tourna le dos à notre Homme qui fut aussitôt environné d’un nombre infini de petit Spectres. C’étoient les Esprits de gens qui pendant leur vie avoient joué le personnage de Bouffons & de Parasites, & qui s’étoient fait casser la tête pour des impertinences. Chacun de ces Esprits-là se divertit aux dépens de mon Compagnon de voyage, & il y avoit dequoi pâmer de rire des questions qu’on lui faisoit sur la Quarte, sur la Tierce, & autres termes usitez dans les Salles d’armes. Tout cela le fit enfin rentrer en lui-même. Des reflexions sur les derniers momens de sa vie, lui arracherent de profonds soûpirs, & ces tristes paroles, Helas ! que le sentiment du crime est accablant lors qu’il vient trop tard pour s’en repentir ! »
Pacolet alloit continuer sur ce ton, lors qu’il s’apperçut, comme il me l’a dit, qu’il n’étoit pas encore temps de prendre un air si serieux.

Niveau 3

Dialogue

« Vous avez à faire, a-t-il ajouté, à cette partie du Genre Humain qui n’entend rien à un raisonnement grave, s’il n’y est préparé peu à peu. Si vous voulez combattre avec succès la coûtume des Duels, il faut rire & badiner avec vos Auditeurs, afin de les attirer. Quand vous les aurez à vos railleries, le visage de Censeur & de Juge ne les étonnera point. Pensez-vous en effet que les sujets de badinage vous manquent, & que cette matiere n’abonde en ridicule ? Que dites-vous, par exemple, d’un Homme de mérite qu’un Fat vient prier de se faire égorger pour sa querelle, & qui suit aveuglément sur le Pré ce Fat-là, dans la compagnie duquel il y auroit honte que d’honnêtes gens le vissent ailleurs ? Que feroit-ce encore si l’on s’avisoit de dresser le Catalogue des principales personnes qui font le plus de bruit dans cette espéce de Chévalerie ? Ne paroitroit-il pas fort plaisant de trouver de l’honneur à revendre parmi des gens qui ne savent pas même ce que c’est que l’honneur ? Et qui ne rougiroit devoir son nom dans une liste de personnages dont tout le monde se moque, & que toute la terre méprise ? Voilà des Ouvertures qui pourront embellir votre Ouvrage. L’entreprise que vous avez formée est importante : Qu’elle occupe tout votre Esprit, & ne l’abandonnez point que vous n’ayez épuisé là matiere. D’autres ont écrit là-dessus, je l’avouë. Quantité d’Ecrivains habiles s’y font exercez avant vous. Mais vous avez des lumieres & des secours que tous les Ecrivains n’ont pas. Quand l’experience ne vous auroit rien appris, je m’offre de vous conduire par tout où vous voudrez. Que ne savez-vous point déja par vous-même ? Vous êtes depuis si tong-tems répandu dans le monde, que vous connoissez le fort & le foible du cœur humain. Vous avez souvent fréquenté les faux Braves. Vous n’ignorez pas en quoi consistent leurs divertissemens, & leurs plaisirs, à-la tête desquels ils mettent celui de se battre ; témoin ce François qui dit assez plaisamment, au sujet de l’Edit qui défendoit les Duels, le Roi avoit interdit le Jeu & le Théatre ; à cette heure il défend les Duels ; à quoi prétend-il donc que les Gentils-hommes se divertissent ? »

1On rend l’argent à ceux qui sortent à la fin du I. Acte.

2Ces trois Medecins s’étoient mis en reputation pour la cure des maux que l’on ne gagne guére que dans les lieux de débauche. Wall, encore en vie en 1722, est Auteur d’une Brochure contre le crime d’Onan.

3C’est apparemment du Comte de Bussi que l’Auteur veut parler.

4On a dit que Charles Parin fut obligé de prendre la fuite pour n’avoir pas supprimé tous les Exemplaïres de l’Histoire Amoureuse des Gaules, qu’il avoit eu cedre du rechercher pour les faire perir.