Citation: Armand de Boisbeleau de La Chapelle (Ed.): "Article XXV.", in: Le Philosophe nouvelliste, Vol.1\031 (1735), pp. 347-357, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2298 [last accessed: ].


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Article XXV.

Du Samedi 4. au Mardi 7. Juin 1709.

Du Caffé de White le 6. de Juin.

Level 2► Une Lettre écrite par une jeune Dame qui déplore dʼune maniere fort touchante le malheur de son Amant blessé depuis peu dans un Duel, cette Lettre, dis-je, je mʼengage à exposer la folie de ces Combats singuliers, en examinant les funestes causes qui y entraînent les Hommes. Le lieu où jʼécris ne peut mieux convenir au sujet. On nʼy traite ordinairement que dʼaffaires de Galanterie, ou qui y ont du rapport. LʼArticle des Duels en est une dépendance, si tant est même, quʼà quelques égards, il nʼen soit pas le principal. Tâchons de guérir cette fureur. Nous ne pouvons mieux employer notre tems quʼà démasquer ce faux Point dʼhonneur, en démontrant combien les pré-[348]textes qui le mettent en crédit sont capricieux & frivoles.

Mon entreprise est pourtant fort hardie. Quelque chimerique que soit le fantôme que je combats, cʼest lʼIdole de tous les gens de cœur, & ces gens-là, qui sont en grand nombre, sʼoffenseront de ce que je vas <sic> dire. Je mʼattirerai peut-être des affaires dont un Champion du commun ne sortiroit pas à sa gloire, & où les Heros de Roman, tout invulnerables quʼils sont, ne seroient pas peu embarrassés. Cela ne mʼétonne point. Les reflexions me rassurent. Je connois les Hommes, & je sai très-bien quʼil nʼy en a pas un seul qui ne se batte involontairement. Je leur ferais donc plaisir, si je pouvois abolir une Coûtume, quʼils souhaiteroient eux-mêmes qui fût bannie du monde, quoi que ceux qui ont le plus de courage nʼen aient pas assez pour y résister.

Commençons par lʼexplication dʼun mot dont lʼobscurité pourroit rendre inintelligible tout ce que nous dirions; Il nʼest pas même facile dʼen donner une juste idée ; cʼest le terme de Satisfaction. Un bon Campagnard, ayant eu le malheur de se rencontrer dans la compagnie de trois de nos Braves modernes, où il fut [349] fort maltraité, reçut le lendemain un Billet, où celui de la Troupe qui lʼavoit le plus choqué, offroit de lui donner satisfaction. Voilà qui est plaisant, sʼécria notre Homme ; hier au soir on me dit mille sottises pour mʼéchauffer la bile, & ce matin on sʼimagine de mʼappaiser en me proposant de me percer la bedaine. Cʼest ainsi que le monde est fait à présent. Ce qui constitue un Homme dʼhonneur nʼest pas sa vertu pour éviter des fautes, mais son audace à soûtenir celles quʼil a faites. Ne voyons-nous pas souvent des Filoux de profession qui bravent des gens de la premiére qualité quʼils ont duppés, quoiquʼau fond ces Piliers dʼAcademie ne different des Voleurs de grand chemin que par leur maniere de voler le monde. La patience nʼéchappe-t-elle pas lors que lʼon voit ainsi parmi nous tous les rangs confondus, quʼun Gentilhomme de la plus haute naissance perd la vie par une main plus infame que celle du Bourreau, & que cet indigne Assassin demeure impuni ?

Jʼexaminerai dans la suite, comment on se comportoit autrefois dans les occasions que lʼon décide à présent à la pointe de lʼépée. On verra par lʼexamen de ce qui sʼest pratiqué là-dessus parmi les Nations [350] les plus courageuses, que cette maniere de terminer les quérelles nʼest fondée ni en raison, ni en honneur, & que ce quʼon appelle, Ressentiment, nʼest quʼune Imposture, tissue de Poltronerie, de Mensonge, & de Foiblesse dʼesprit. Ceci ne paroîtroit point douteux si nous avions une bonne Histoire des Quérelles. Quʼun Ouvrage de cette nature seroit utile au public ! A ce défaut, je prie tout le monde de me fournir des Memoires, afin que je puisse embellir ma Dissertation des particularités que lʼon mʼen apprendra. Pour moi, je puis assurer toutes les Quérelles, qui sont venues à ma connoissance, ont été faites par des Ferragus sans cervelle qui ne veulent jamais avoir tort, qui se déclarent les Chevaliers errans de toutes les impertinences que la Coûtume autorise, & qui se croiroient deshonorés en avouant avec sincerité quʼils ont fait une faute.

Soit dit à leur honneur & gloire ; ce sont ces Messieurs-là qui ont fait passer en mode lʼart de donner satisfaction à un Homme en lui coupant la gorge, ou du moins le menaçant de lui couper. Si lʼon vouloit parler naturellement, on sʼexprimeroit de tout autre maniere, & [351] pour éviter la contradiction dans les termes, Metatextuality► voici, si je ne me trompe, quel devroit être le stile des Cartels de défi. ◀Metatextuality

Level 3► Letter/Letter to the editor► Monsieur,

Hier au soir vous en usates si mal avec moi, que je vous écris ce matin pour vous dire, que vous êtes un sot, & que je vous rencontrerai en tel endroit à telle heure. Mais parce que vous nʼavez ni politesse ni humanité, je vous prie de venir bien monté, & muni de bons Pistolets, afin de me casser la tête, si vous le pouvez, & tout cela pour vous apprendre à vivre. Si vous manquez à mʼaccorder cette grâce, je ne manquerai point à publier par-tout que vous êtes un Faquin. Cʼest à-dire, Monsieur, que je ne vous pardonnerai jamais lʼaffront que vous mʼavez fait, si vous ne mʼen faites pas de nouveaux. Je vous conjure, Monsieur, de vous tenir prêt, & vous obligerez infiniment, &c. ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3

De mon Cabinet le 6. de Juin.

De tous les devoirs de lʼAmitié, le plus incommode, à mon-avis, est celui de donner des Conseils. Lorsque je ne puis mʼen [352] défendre, jʼy use toujours dʼadresse, sachant bien que la plûpart des gens ne vous consultent quʼaprès coup. Peu sʼen fallut que je ne me brouillasse lʼautre jour avec un Homme qui vint me demander ce que je pensois dʼun Mariage quʼil méditoit. Je ne lʼapprouve point, lui dis-je sechement, & jʼai pour cela de bonnes raisons que je ne puis vous communiquer. Comment, me repondit-il, dʼun air embarassé, des raisons que vous ne pouvez me dire ? Je veux absolument les savoir. Mʼapercevant à cette émotion que son parti étoit pris, je me tirai dʼaffaire, en lui repliquant, que la personne dont il me parloit, pour lui, étoit une Dame à laquelle je songeois pour moi-même. Hé bien, mon cher, me dit-il alors, je suis fâché de vous le dire ; vous y pensez trop tard ; car il y a déja deux mois que je lʼai épousée.

Une experience que jʼen fis, il y a long tems, mʼapprit à me tenir toujours ainsi sur mes gardes. Un Pere me vint consulter au sujet de son Fils, qui faisoit, disoit-il, une dépense effroyable à lʼAcademie, & qui prenoit le train de le mettre à la beface. Votre mal, lui dis-je, cʼest pas sans reméde. Attrapez ce petit Fripon ; ne faites pas honneur aux Lettres quʼil tire sur [353] vous ; plus vous en aquiterez, & plus il vous en tombera sur le corps. Je nʼeus pour toute réponse quʼun coup dʼœil plein de colére, & quelques jours après lʼEcolier ayant envoié des Vers, quʼil avoit composés, on me dit que ce Garçon promettoit beaucoup, & quʼil seroit dommage quʼun si beau Génie ne fût pas encouragé. Depuis ce tems-là ni le Pere ni le Fils ne peuvent plus me soufrir.

Les gens de ce Caractére vous demandent des conseils, non quʼils en veuillent, mais afin de se décharger le cœur par cette confidence. Quoiquʼils vous proposent leur affaire comme douteuse, rien nʼest plus facile que de découvrir où ils penchent, & si vous voulez leur plaire, vous nʼavez quʼà donner dans leur sentiment. En cela vous les obligez doublement, vous aplaudissez à leur prudence, & vous secondez leur inclination.

Il y a pourtant des occasions où je ne puis me permettre cette petite malice. Hier jʼeus pitié dʼun Pére qui vint me demander où je lui conseillois de placer son Fils, en me nommant deux Marchands, entre lesquels il étoit en balance. Je ne crus pas quʼil fallut badiner sur un choix dont pouvoir dépendre, non seulement [354] la fortune, mais aussi la vertu de ce jeune Homme. Les deux Maisons sont également riches, mais lʼusage quʼon y fait des richesses est bien different, & cette difference est si grande quʼon sʼen apperçoit dès la premiere entrevuë.

En entrant chez Paul, vous découvrez un air qui sent tout-à-la-fois le Négociant & lʼHomme de naissance. Les Domestiques y paroissent pleins de respect pour leur Maître, & de joie de leur condition. Vous voyez en cet Homme là des manieres aisées, civiles, agréables. Il vous dépêche avec cette honnête confiance qui marque la droiture du cœur. Sa table vous présente une image dʼabondance, & de noblesse, que la justice & la frugalité accompagnent.

Après avoir dîné chez lui, nous allames rendre visite à lʼautre Marchand qui sʼappelle Avaron. Celui-ci nʼest accostable quʼà bonnes enseignes. Ses gens vous questionnent sur votre nom & sur vos affaires, comme si vons étiez en Pays ennemi. Avez-vous satisfait à leur circonspecte curiosité ? On vous fait entrer dans une Maison que lʼon peut appeller une noble Solitude. Cette Maison est vaste, & lʼon nʼy voit presque personne. Le [355] Maître du Logis étoit dans lʼenfoncement dʼune grande Sale, dʼoù à peine il daigna sʼavancer quelques pas pour nous recevoir. Ce ne fut pas sans nous examiner des pieds à la tête, comme si notre Physionomie lui eût paru suspecte. Or en cela jʼavois lʼavantage sur lui, le connoissant de longue main pour un Ladre. Aussi je lui en donnai de bonnes pendant le peu de tems que nous fumes dans sa compagnie. Sur ce quʼon vint à parler de la grandeur de sa Maison, & des grands biens quʼon lui donnoit dans le monde, jʼeus lʼadresse de faire venir sur le tapis Mr. Paul, dʼen vanter les manieres, dʼen exalter le bonheur. Mr. Paul, me dit alors Avaron, est un bon homme, & fort riche. Tout le monde ne peut pas faire la figure quʼil fait, & pour moi je suis la Maxime quʼil faut sʼétendre selon son lit. La Maxime est excellente, lui repliquai-je, & vous faites bien de vous y tenir. Chacun doit connoitre ses forces, & cʼest sagesse en vous de faire moins de dépenses, puisque vous nʼen avez pas les moyens. Jugez du plaisir que lui fit mon compliment. Il en pâlit ; ces riches Taquins ne se plaignent jamais que par orgueil, & ne se disent pauvres que pour avoir le plaisir de [356] se faire dire quʼils ne le sont pas. Je ne pouvois donc le mortifier davantage quʼen le prenant au mot, & croyant sur sa parole quʼétant un des Hommes les plus opulens de la Ville, il en étoit un des plus vilains.

Sortis de chez lui nous primes le chemin de la Bourse en faisant entre nous quelques reflexions sur ces differens Caractéres. Mon Ami me parut charmé de celui dʼAvaron. On peut être assuré, disoit-il, cet homme-là ne fera pas banqueroute. Je ne pus conserver le sens froid à lʼentendre parler de la sorte, & lui peignis de mon mieux les traits opposez de ces deux Personnages. Aprenez, lui dis-je, à connoitre les gens. Paul enrichit le Public en sʼenrichissant lui-même. Lʼopulence dʼAvaron est une Calamité générale. Le premier fait du Négoce une Profession dʼHonneur ; le second en fait un Art méchanique. Lorsque lʼun gagne, il est mille autres personnes qui ont part au profit. Lors que lʼ autre accumule, cʼest aux dépens de tous ceux avec qui il fait des affaires. En un mot, celui-là est un bon Bourgeois, &celui-ci est un Courtaud de boutique. Ma peinture porta coup, & le jeune Homme doit être placé chez Paul, où il ap-[357]prendra tout-à-la fois, & à gagner du bien, & à en jouïr. Je ne puis pas me vanter que mon conseil lʼait sauvé de la Potence ; mais je puis dire au moins quʼil mʼaura lʼobligation de ne lʼavoir pas méritée. Il apprendra chez son Maître à respecter les Loix sans les craindre, comme il auroit appris chez lʼautre à les craindre sans les respecter. ◀Level 2 ◀Level 1