Sire, La surprenante
Nouvelle, que votre Majesté refuse de signer des
Articles que vos Ministres ont demandés, pour ainsi
dire, à genoux, m’oblige de vous écrire à-présent. Mon
Nom est peut être encore trop obscur pour avoir pénétré
jusque dans vos Etats. Mais n’y ayant pas un seul
Habitant de l’Europe qui ne se ressente pour quelque
chose de l’influende vos Actions, ce n’est
pas tant mon intérêt personnel que celui du genre humain
que je plaide, en me plaignant à vous-même de votre
procedé. La Multitude, éblouïe de l’éclat qui environne
les Souverains sur le Thrône, croit, à la verité, qu’il
ne doit être permis à personne de blâmer ce que font de
grands Princes, ou que, si le droit en appartient à
quelqu’un, ce ne peut être à un petit Particulier dont
l’approbation & les censures font également
méprisables. Mais vôtre Majesté fait mieux juger des
choses. Le soin, que vous avez pris, pendant tout le
cours de votre Regne, de faire fleurir les Sciences,
montre assez ce que vous avez cru des Gens de Lettres,
qu’ils font les Distributeurs de la Gloire, qu’elle
passe par leurs mains aux siécles suivans ; & que
sans eux il n’en est point qui puisse être solide ou
durable. Par rapport aux Hommes même, qui font la plus
petite figure sur le Théatre du Monde, la vie est trop
courte pour y borner ses vues. Notre Ame ne peut se
renfermer dans ces étroites bornes. Elle mesure ses
désirs à la durée de son existence, & cherche à
vivre éternellement avec honneur dans la mémoire de Posterité. Cette espece d’immortalité, à
laquelle tous les Hommes aspirent, est un des plus
nobles motifs qui animent & qui soutiennent la
Vertu. Si l’effet n’y répond pas toujours, c’est en
partie la faute des personnes qui érigent des Monumens à
l’honneur des Hommes illustres. Les Historiens, les
Poëtes, &les Orateurs prostituent indignement leur
nom & leur savoir ; sans égard à leur propre
réputation, ils brouillent, & confondent toutes les
idées, & d’une maniére à flêtrir toute la beauté de
leurs Ouvrages, ils marquent témérairement au coin de la
gloire des actions qui doivent couvrir de honte ceux qui
les louent, & ceux qui les ont faites. C’est ce
lâche abus des talens de Esprit qui a seduit votre
Majesté depuis tant d’années, & qui d’une vie, qui
pouvoit fournir les plus beaux exemples à tous les
Monarques, en a fait un Modèle que les bons Princes ne
sauroient trop soigneusement éviter. De-là le mauvais
usage que vous avez fait de tant de belles &
d’excellentes qualités qui brillent dans votre
personne ; qualités, dont vous avez perdu l’avantage, en
faisant servir à l’appui de la Tyrannie ce qui soutient
d’ordinaire les plus doux & les
plus justes Gouvernemens. Que vous sert-il d’avoir été
Maître indulgent dans votre Maison, d’avoir comblé de
bienfaits tous vos Ministres sans en excepter même
les
2malheureux, d’avoir recompensé
le mérite dans toute retendue de votre Royaume, & de
l’avoir été même chercher
3dans des Pays étrangers
où il se cachoit à vos yeux ? De quoi, dis-je, vous
servent tant de Vertus personnelles, lorsque tout le
lustre en est effacé par une Ambition démésurée, &
qui fait d’autant plus de mal au monde, qu’elle y est
couverte des plus beaux dehors ? Oserai-je
prier votre Majesté de faire attention sur elle-même ?
Dans le silence des Passions, étudiez votre Ame,
étudiez-en les facultés & les foiblesses. Voyez que
votre vie ne se soûtient que par les alimens, le repos,
& le sommeil qui vous sont communs avec tous les
Hommes. Si vous faites reflexion sur toutes ces choses,
se peut-il que vous ne sentiez pas les égards que vous
devez à la Nature Humaine ? Par quelle erreur, par
quelle illusion avez-vous pu vous persuader que tant de
milliers de Créatures, qui vous ressemblent, n’ont été
faites que pour étendre les Conquêtes d’un seul Homme,
au péril de leur propre existence ? Pensez-y bien.
Croyez-vous que telle ait été l’intention de Dieu qui
les a formées ? Et si vous ne le croyez pas, de quelle
horreur votre Majesté ne doit-elle point être saisie à
la vue des ravages affreux que votre Orgueil a fait
parmi les Etres de votre espece ? Qu’au printems, qu’à
la fleur de votre âge, environnné de Flateurs, &
tenant la Victoire enchaînée, que dans les torrens de la
prosperité, votre Majesté, enivrée de tant de succès, se
soit fait ces fausses idées de Grandeur, & les ait
suivies, il n’y a peut-être pas de quoi s’en étonner. Mais lorsque la Vieillesse, les
Revers, les Calamités publiques, les Maladies, lors que
tout, en un mot, conspire à vous faire rentrer dans
vous-même, juste Ciel ! se peut-il que vous ne sentiez
point de remords ? Quand on est affligé soi-même,
peut-on être insensible aux maux d’autrui ? Le chagrin
se soulage-t-il à méditer des supplices, & la
douleur fut-elle jamais cruelle ? Je ne dois pas avertir
votre Majesté que ce que je viens de dire est du plus
grand serieux, & de la derniere importance. Vous
vous piquez de zèle pour la Religion. Si vous la
connoissez, faut-il que l’on vous prie d’arrêter
l’effusion du sang humain, & de ne pas perdre
l’occasion qui se présente de donner la Paix à vos
Peuples ? Il est tems que le Charme, qui vous fit
chercher la gloire dans les homicides & dans
l’oppression, se dissipe. Souvenez-vous que le grand
jour approche, où le Monde doit disparoître à vos yeux.
Dans ce moment redoutable, où la Terre & la Mer
rendront tous leurs Morts, & où vous comparoîtrez
avec vos Sujets devant l’auguste Tribunal du Souverain
Juge, que direz-vous, Roi de France, que direz-vous en présence de ces millions de personnes
que vous fîtes perir par l’Epée, & dont votre
Orgueil abregea la vie ? Sera-ce en rendre compte à Dieu
que de lui dire, Ces gens-là sont morts pour ma gloire ;
je les ai sacrifiez à mon Ambition ? Je le repete ; ce
grand Jour approche ; mais il s’en prépare un autre qui
en sera le prélude. Les Nations, trop justement
irritées, ont conjuré votre perte ; elles marchent à
grands pas, & s’avancent vers votre Palais ; elles
courent vous porter les derniers coups que la vengeance
leur inspire, votre repentance seule peut les arrêter.
Reveillez-vous, Monarque, sortez de votre léthargie, ne
vous laissez pas endormir à l’encens dangereux qu’on
vous prodigue ; abbatez les Statues qui vous égalent à
l’Immortel ; apprenez à être véritablement grand. Je
suis, avec un profond respect, votre généreux
Ennemi,
Isaac Bickerstaff.