Le Philosophe nouvelliste: Article XXIII.

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Nivel 1

Article XXIII.

Du Mardi 31. Mai, au Jeudi 2. Juin 1709.

Du Caffé de White le 31. Mai.

Nivel 2

Les Hommes se trouvent si bien dans le Monde, & craignent tant d’en sortir, qu’ils veulent, à toute force, que les personnes qui ont beaucoup de lumieres entendent aussi la Médecine, parce que c’est, à leur avis, la Science la plus nécessaire. Lors que je me produisit dans le Public, je n’y parus d’abord que sur le pié d’Astrologue. A présent on voudroit me faire accroire que je suis grand Medecin. Quelqu’un est venu me prier d’entreprendre la cure de sa Femme qui est, dit-il, sujette à de furieuses vapeurs. Ces vapeurs ne manquent point de la prendre lorsque son Mari lui dispute quelque chose, & le plus petit sujet de colére qu’il lui donne la jette toujours dans les plus terribles Convulsions. Ce n’est pas la premiére fois que j’ai ouï parler d’une pareille Maladie, & je me souviens qu’une Femme, qui en étoit tourmentée, fut guérle par quelques paroles que l’Operateur prononça dans les transports de l’accès. Ces maux viennent originairement de la disposition de l’Esprit. Il importe donc d’en connoître les causes,

Metatextualidad

& si l’Histoire suivante peut être utile aux intéressez, je la leur offre de bon cœur.

Relato general

Une Dame bien faite, & née à Londres avoit épousé en premieres noces un Gentilhomme de Province. C’étoit un de ces Hommes si bons, de qui l’on dit ordinairement qu’ils ne font de mal qu’à eux-mêmes. Il avoit trop de complaisance pour prendre des airs de Maître sur son Epouse, & la Femme avoit trop d’esprit pour laisser à son Mari une autorité qu’il n’auroit pas sû faire valoir. Elle en connut bientôt le foible, & ne manqua pas d’en profiter. La hauteur & l’emportement auroient tout obtenu de l’Epoux. Mais le bruit n’accommodoit pas la Belle qui vouloit garder le decorum, & qui vint à ses fins par une voie aussi courte, & plus honnête. Elle prit le tour d’avoir des Convulsions de commande. Si le Mari faisoit mine de la contredire, ou de lui refuser quelque chose, elle tomboit d’abord en pamoison. Le premier essai qu’elle en fit lui fut heureux. C’étoit un jour maigre, où l’on mangeoit du Poisson. Elle seignit d’avoir une arête au Gosier & contrefit toutes les grimaces d’une personne qui étrangle. Le bon Gentilhomme pâlit a cette vue, courut vire au secours de la Dame, & non sans peine la fit revenir d’un mal quelle n’àvoit point. Contente de l’Epreuve, elle ne voulut pas pousser les choses fort loin ;

Nivel 3

Diálogo

Rassurez-vous, mon cher, lui dit-elle, l’arête est passé.
Le jour suivant elle se plaignit à lui de la médiocrité de son Equipage.

Nivel 3

Diálogo

Une de ses Voisines le portoit plus beau qu’elle. Le Carrosse en étoit bien mieux atellé, quoi qu’il n’y eût pas la moitié tant de bien dans cette Maison-là que dans la leur. Madame, lui répondit-il avec sa douceur ordinaire, vous savez, aussi bien que moi quels font nos revenus, &vous n’ignorez pas que, ce Printems, il m’est mort deux chevaux.
La Dame ne lui donna pas le tems d’achever ; elle perd la parole & s’évanouit Je vous laisse à penser la consternation : Maître & Domestiques, tout s’empresse à ressusciter l’agonisante. A force d’eau fraiche, & d’esprits de corne de Cerf, on lui rend enfin la vie on lui promet aussi de la satisfaire, &, pour prévenir les rechutes, on lui tint parole. Ces rechutes surent néanmoins fréquentes pendant la vie de ce bon Mari qui eut le bonheur de ne la pas faire longue avec elle. Celui-là étant mort, elle ne tarda pas à lui donner un Successeur. Elle se choisit un Galant fort bien fait ; & qu’elle crut gouverner comme le précédent. Mais elle comptoit sans son Hôte. Cet Homme la connoissoit de longue main. Instruit de la Comédie qu’elle jouoit dans son premier Mariage, il résolut en lui-même de lui faire passer l’envie d’y revenir, & de ne perdre point de tems pour cela. L’occasion, qu’il en attendoit, ne fut pas longtemps à se présenter. Un jour qu’ils partaient, par hazard, d’àmeublemens, il fut charmé de faire tomber le discours sur l’inutilité des Vases de Porcelaine. Il déclama contre la sureur de la Mode1qui en remplissoit les Maisons, & contre la folie des Femmes qui se ruïnoient à de pareilles sottises.

Nivel 3

Diálogo

Il ajouta que pour lui, son parti étoit pris, & qu’il avoit fait serment que de toute sa vie, quelque longue qu’elle pût être, ne mettroit jamais vingt écus à ces bagatelles.
A cette harangue, la Dame ne répliqua que par une foiblesse. Le Mari fait l’étonné, il se leve, il crie à l’aide, il soûtint la tête de sa Femme, & lui frappe dans la paume des mains. Les Servantes accourent, jettent de l’eau sur le visage de leur Maîtresse, lui portent au nés tout les bouteilles de sels volatiles, & le tout inutilement. La syncope augmente, la mourante fait la morte, tombe à terre, & ne donne plus aucun signe de vie. Pendant que les Domestiques s’empressent ainsi vainement, ou à la pleurer, ou à la secourir, le Mari approche le visage de celui de son Epouse comme pour l’arroser de ses larmes, & pouvant de la sorte lui parler sans que personne entendît ce qu’il disoit :

Nivel 3

Diálogo

A d’autres, lui dit-il, ma chere, vous n’avez pas trouvé votre Duppe. Comptez que, pour vous contenter, je serai tout ce que mon bien, & ma Condition me permettent de faire. Mais ne vous avisez pas de faire la Comédienne avec moi. Vous avez affaire avec un tout autre Homme que celui que vous meniez par le nés avec ce petit artifice.
Ces paroles la mirent presque dans l’état où elle avoit feint de se trouver. Les Convulsions en redoublerent, & ce furent des agitations effroyables. L’officieux Epoux redoubla ses soins, & s’approchant pour la seconde fois de sa jouë, au moment que la défaillance alloit revenir, il lui dit à l’oreille :

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Diálogo

He bien ! Ma chere, je vous estime de savoir si bien soûtenir la gageure. Vous avez raison de continuer le jeu, puisque vous croyez avoir eu raison de le commencer. Mais je m’en vas prendre congé de vous, & vous ne me reverrez plus que vous n’ayez appris à en user envers moi avec plus de sincérité. Adieu pour jamais ; vous aurez de tems en tems de mes Nouvelles, & je donnerai ordre qu’il ne vous manque rien.
Là-dessus il sort, en disant aux Servantes de n’abandonner point leur Maîtresse, & qu’il alloit lui-même chercher un Médecin. A peine étoit-il au haut de l’Escalier que la Dame, qui s’étoit relevée, courut après lui, le retint par ses habits, le fit entrer par force dans un Cabinet prochain & lui rendit grâces de sa guérison.

Metatextualidad

C’est de la Dame elle même que je tiens cette Histoire, qu’elle me pria de répandre dans le Monde pour l’utilité publique.

De mon Cabinet le 31. Mai.

L’amour de l’Etude ne m’a point encore guéri de la passion des Nouvelles. Le Public ne sauroit m’être indifférent, & je prens toujours beaucoup d’intérêt aux grandes affaires qui se passent à présent dans l’Europe. Quoi que d’autres pensent le contraire, je ne puis m’ôter de la tête que le Roi de France signera enfin les Articles préliminaires de la Paix.

Metatextualidad

Je croi qu’il aura égard à la Lettre suivante que je lui ai fait tenir par mon Esprit familier, & dans laquelle je l’exhorte à en user de bonne foi dans cette Conjoncture, sous peine, s’il ne le fait pas, d’encourir de ma part des Censures qui le seront connoître à la posterité.

A Londres le 31. de Mai.

Isaac Bickerstaff,
Ecuyer de la Grande Bretagne,
A Louis XIV.
Roi de France.

Nivel 3

Carta/Carta al director

Sire, La surprenante Nouvelle, que votre Majesté refuse de signer des Articles que vos Ministres ont demandés, pour ainsi dire, à genoux, m’oblige de vous écrire à-présent. Mon Nom est peut être encore trop obscur pour avoir pénétré jusque dans vos Etats. Mais n’y ayant pas un seul Habitant de l’Europe qui ne se ressente pour quelque chose de l’influende vos Actions, ce n’est pas tant mon intérêt personnel que celui du genre humain que je plaide, en me plaignant à vous-même de votre procedé. La Multitude, éblouïe de l’éclat qui environne les Souverains sur le Thrône, croit, à la verité, qu’il ne doit être permis à personne de blâmer ce que font de grands Princes, ou que, si le droit en appartient à quelqu’un, ce ne peut être à un petit Particulier dont l’approbation & les censures font également méprisables. Mais vôtre Majesté fait mieux juger des choses. Le soin, que vous avez pris, pendant tout le cours de votre Regne, de faire fleurir les Sciences, montre assez ce que vous avez cru des Gens de Lettres, qu’ils font les Distributeurs de la Gloire, qu’elle passe par leurs mains aux siécles suivans ; & que sans eux il n’en est point qui puisse être solide ou durable. Par rapport aux Hommes même, qui font la plus petite figure sur le Théatre du Monde, la vie est trop courte pour y borner ses vues. Notre Ame ne peut se renfermer dans ces étroites bornes. Elle mesure ses désirs à la durée de son existence, & cherche à vivre éternellement avec honneur dans la mémoire de Posterité. Cette espece d’immortalité, à laquelle tous les Hommes aspirent, est un des plus nobles motifs qui animent & qui soutiennent la Vertu. Si l’effet n’y répond pas toujours, c’est en partie la faute des personnes qui érigent des Monumens à l’honneur des Hommes illustres. Les Historiens, les Poëtes, &les Orateurs prostituent indignement leur nom & leur savoir ; sans égard à leur propre réputation, ils brouillent, & confondent toutes les idées, & d’une maniére à flêtrir toute la beauté de leurs Ouvrages, ils marquent témérairement au coin de la gloire des actions qui doivent couvrir de honte ceux qui les louent, & ceux qui les ont faites. C’est ce lâche abus des talens de Esprit qui a seduit votre Majesté depuis tant d’années, & qui d’une vie, qui pouvoit fournir les plus beaux exemples à tous les Monarques, en a fait un Modèle que les bons Princes ne sauroient trop soigneusement éviter. De-là le mauvais usage que vous avez fait de tant de belles & d’excellentes qualités qui brillent dans votre personne ; qualités, dont vous avez perdu l’avantage, en faisant servir à l’appui de la Tyrannie ce qui soutient d’ordinaire les plus doux & les plus justes Gouvernemens. Que vous sert-il d’avoir été Maître indulgent dans votre Maison, d’avoir comblé de bienfaits tous vos Ministres sans en excepter même les2malheureux, d’avoir recompensé le mérite dans toute retendue de votre Royaume, & de l’avoir été même chercher3dans des Pays étrangers où il se cachoit à vos yeux ? De quoi, dis-je, vous servent tant de Vertus personnelles, lorsque tout le lustre en est effacé par une Ambition démésurée, & qui fait d’autant plus de mal au monde, qu’elle y est couverte des plus beaux dehors ? Oserai-je prier votre Majesté de faire attention sur elle-même ? Dans le silence des Passions, étudiez votre Ame, étudiez-en les facultés & les foiblesses. Voyez que votre vie ne se soûtient que par les alimens, le repos, & le sommeil qui vous sont communs avec tous les Hommes. Si vous faites reflexion sur toutes ces choses, se peut-il que vous ne sentiez pas les égards que vous devez à la Nature Humaine ? Par quelle erreur, par quelle illusion avez-vous pu vous persuader que tant de milliers de Créatures, qui vous ressemblent, n’ont été faites que pour étendre les Conquêtes d’un seul Homme, au péril de leur propre existence ? Pensez-y bien. Croyez-vous que telle ait été l’intention de Dieu qui les a formées ? Et si vous ne le croyez pas, de quelle horreur votre Majesté ne doit-elle point être saisie à la vue des ravages affreux que votre Orgueil a fait parmi les Etres de votre espece ? Qu’au printems, qu’à la fleur de votre âge, environnné de Flateurs, & tenant la Victoire enchaînée, que dans les torrens de la prosperité, votre Majesté, enivrée de tant de succès, se soit fait ces fausses idées de Grandeur, & les ait suivies, il n’y a peut-être pas de quoi s’en étonner. Mais lorsque la Vieillesse, les Revers, les Calamités publiques, les Maladies, lors que tout, en un mot, conspire à vous faire rentrer dans vous-même, juste Ciel ! se peut-il que vous ne sentiez point de remords ? Quand on est affligé soi-même, peut-on être insensible aux maux d’autrui ? Le chagrin se soulage-t-il à méditer des supplices, & la douleur fut-elle jamais cruelle ? Je ne dois pas avertir votre Majesté que ce que je viens de dire est du plus grand serieux, & de la derniere importance. Vous vous piquez de zèle pour la Religion. Si vous la connoissez, faut-il que l’on vous prie d’arrêter l’effusion du sang humain, & de ne pas perdre l’occasion qui se présente de donner la Paix à vos Peuples ? Il est tems que le Charme, qui vous fit chercher la gloire dans les homicides & dans l’oppression, se dissipe. Souvenez-vous que le grand jour approche, où le Monde doit disparoître à vos yeux. Dans ce moment redoutable, où la Terre & la Mer rendront tous leurs Morts, & où vous comparoîtrez avec vos Sujets devant l’auguste Tribunal du Souverain Juge, que direz-vous, Roi de France, que direz-vous en présence de ces millions de personnes que vous fîtes perir par l’Epée, & dont votre Orgueil abregea la vie ? Sera-ce en rendre compte à Dieu que de lui dire, Ces gens-là sont morts pour ma gloire ; je les ai sacrifiez à mon Ambition ? Je le repete ; ce grand Jour approche ; mais il s’en prépare un autre qui en sera le prélude. Les Nations, trop justement irritées, ont conjuré votre perte ; elles marchent à grands pas, & s’avancent vers votre Palais ; elles courent vous porter les derniers coups que la vengeance leur inspire, votre repentance seule peut les arrêter. Reveillez-vous, Monarque, sortez de votre léthargie, ne vous laissez pas endormir à l’encens dangereux qu’on vous prodigue ; abbatez les Statues qui vous égalent à l’Immortel ; apprenez à être véritablement grand. Je suis, avec un profond respect, votre généreux Ennemi,
Isaac Bickerstaff.

1Il y a eu un tems Angleterre, où l’on entassoit cette Porcelaine en Pyramides fort élevées, sur les Buffets, sur les Cheminées & par tour où l’on pouvoit en placer. La profusion y étoit si grande, que l'on auroit pris tout cela plutôt pour un Magazin de Marchandises à vendre ; que pour un assortiment de meubles dont on vouloir se servir. Cette impertinente Mode commence à passer depuis quelques années. J'écris ceci en 1722.

2On dit que quelqu'un s'excusant du mauvais succès d'une affaire, qui lui avoit été confiée, & disant qu'il étoit en cela plus malheureux que coupable, eut pour réponse que le Roi ne vouloit point à son service des gens malheureux. On leur donnoit des Pensions, & on ne les employoit plus.

3Voici partie de la Lettre que Mr. Colbert écrivit à Mr. Isaac Vossius en Juin 1662. Monsieur, Quoi que le Roi ne soit pas votre Souverain, il veut néanmoins être votre Bienfaiteur, & m’a commandé de vous envoyer la Lettre de change ci jointe, comme une marque de son estime, & un gage de sa protection. Chacun fait que vous suivez dignement l’exemple du fameux Vossius votre pere…Ces choses étant connues de sa Majesté, elle si porte avec plaisir à gratifier voire Mérite &c. Colomiez, Bibl. Chois.p.182.Edit.1700.