Le Philosophe nouvelliste: Article XXII.

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Article XXII.

Du Samedi 28. au Mardi 31. Mai 1709.

Du Café de White, le 28. Mai.

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Racconto generale

En arrivant ici ce soir, où je n’étois venu que pour examiner les Modes, qu’y ai-je trouvé d’abord que mon vieux Ami Cinthio environné de jeunes gens auxquels il faisoit des leçons d’amour, de l’air le plus enjoué qui se puisse.

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Dialogo

Messieurs, leur dit-il, j’en parle par expérience. Il n’est rien de tel, pour gagner le cœur des Dames, que de savoir jouer de la prunelle. Ce secret-là n’est pas donné à tout le monde, & n’y réussit pas qui veut. Vous trouverez par centaines & par milliers des gens qui brillent dans le tête-à-tête ; qui se battent en braves contre des Rivaux ; ou qui se mettent à une maniere charmante : Mais à peine en verrez-vous sur ce grand nombre un seul qui entende à lorgner les Belles. Les uns perdent le moment favorable de rencontrer les yeux de leur Maitresse, & les autres les cherchent à contretems. Vous connoissez tous ce Petit Maître qui fait le passionné pour Lindamire. Pendant les Intermedes, il se met sur le théatre pur la voir en face : Mais que fait-elle ? Pour éviter les yeux de ce Fat, elle promena les siens comme au hasard de tous les côtés, les laisse ainsi tomber sur son fidèle Amant qui les attendoit au passage, & qui lui demande alors respectueusement la grace d’un autre coup d’œil, par les transports où le met cette premiere faveur.
Ici les Auditeurs s’imaginant que Cinthio vouloit parler de lui-même ont fait un soûris malin qui ne l’a pas empêché de continuer de la sorte.

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Dialogo

Ce langage des yeux demande un grand assujettissement, à la vérité, mais lors qu’une Dame y répond, on n’a pas sujet de s’en plaindre. Après en avoir reçu quatre ou cinq regards favorables, on se retire chez soi le plus content du monde, & tout rempli qu’on est d’agréables idées, l’Imagination, qui fait son devoir, étend les plaisirs &ne les laisse point imparfaits. Elle présente à l’Amant toutes les beautés qui sont dans la Nature, & les beautés même qui ne se trouvent que chez les Peintres, ou dans les Romans. Il ne voit que de riantes Perspectives, que la verdure des Prez, que la Solitude des Forêts, que la fraîcheur des Bocages, que le crystal des Ruisseaux, & tout cela prend pour lui des charmes tout extraordinaires. Il le voit des yeux d’un Amant heureux au lieu qu’autrefois il ne le voyoit que des yeux d’un homme indifferent, ou d’un Amant infortuné. Vous riez, Messieurs. Pauvres gens que vous êtes ! Vous n’avez jamais aimé. Si vous connoissiez le pouvoir de l’Amour, vous sentiriez ce que je dis. Mais que dis-je ? Pour le sentir que faut-il de plus que connoitre le cœur humain ? La differente situation de votre Esprit ne fait-elle point de difference dans les Objets ? Les Passions du dedans ne modifient-elles- pas les impressions du dehors ? Selon que nous sommes dans la joie ou dans la tristesse, ce qui frappe nos oreilles & nos yeux, ne nous fait-il pas du plaisir ou du chagrin ? Quelles ravissantes douceurs l’Amour ne doit-il donc pas répandre sur tout ce qui s’offre aux regards on aux reflexions d’un Amant aimé ; l’Amour, dis-je, de toutes les Passions la plus douce, la plus gaie, la plus hardie ?
C’est ainsi que le pauvre Cinthio haranguoit cette Jeunesse, sans qu’il parût d’autre dessein dans son Discours que celui d’exhaler une secrette joie que son cœur ne pouvoit contenir. Après l’avoir vu depuis longtems dans une profonde melancholie, je ne comprenois pas d’où lui venoit tout d’un coup cet air de contentement. Mon Esprit familier m’en a expliqué l’énigme. Il y a quelques jours que Cinthio sortoit de la Comédie au même temps &r par la même porte que sa Maîtresse. Le nombre des Soûpirans fait toujours honneur aux Belles, & les cœurs même qu’elles méprisent pour la qualité, ne leur paroissent jamais méprisables pour la quantité. La malicieuse & fiere Lindamire joua donc son personnage, à la façon de ses pareilles. Elle se plaignit tout haut de la foule qui l’incommodoit au passage. C’étoit une espéce d’invitation qu’elle faisoit à son Galant de lui prêter la main. Il eut assez de présence d’esprit pour le comprendre, & assez de courage pour lui offrir ce qu’elle sembloit demander. Il eut même la résolution de lui dire qu’il l’accompagneroit jusqu’à ce qu’elle fût en Carrosse. En y allant, il ne pût dire un mot sans bégayer, ni faire un pas sans broncher. La Belle, triomphant de ce desordre, lui fit mille questions, toutes des plus faciles, & qui par cela même l’embarrassoient davantage. Elle eut d’ailleurs la malice de laisser tomber son Eventail, afin d’avoir le plaisir secret de le lui voir relever d’un air embarrassé. Voilà tout ce qui a rejouï Cinthio & l’unique fondement des grandes espérances qu’il a conçuës.

Metatestualità

A dire le vrai, je ne conçois pas comment cette Dame balance à revoir un Homme qui a tant de bien & tant de mérite. Voulant approfondir les causes de cette bizarrerie, j’ai prié Pacolet de m’y aider. Il s’est transporté au Logis de Lindamire, & m’a remis une Lettre, écrite par elle-même à une Amie qui est sa Confidente. La voici :

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Lettera/Lettera al direttore

Ma Chère, « La Ville commence à se vuider, & je n’aurois presque pas dequoi remplir ma Lettre, si je n’y parlais de moi-même. Dans les jours où je vois le plus de monde, je ne saurois vous exprimer mon chagrin de ne pouvoir me recueillir le soir dans votre compagnie. Je ne goûte qu’avec vous ce plaisir de l’Amitié qui consiste à nous dire librement ce que nous pensons l’une de l’autre, & quelquefois aussi ce que nous pensons de nous-mêmes. Si vous contois les meurtres que mes yeux ont fait depuis dix jours, je vous paroîtrois un Monftre trop dangereux pour être souffert en Chrétienté. Je me bornerai donc à vous entretenir de mes principales conquêtes. Je mets dans ce nombre Mrs. Frisk & Friland qui se sont attachés à moi depuis votre départ, sans parler de Mr. Cinthio qui étoit à mon service avant que vous m’eussiez quittée. Oserai-je vous avouer ma foiblesse ? Le premier commence à me plaire. Ce n’est, à la verité, qu’un petit Fat ; mais la meilleure pâte d’homme qu’il y ait au monde. Je le rencontre par tout sous mes pas, prêt à recevoir mes ordres, & je sens bien qu’à quelque heure il faudra que je me rende à ses assiduités. Le Pére de Friland & le mien sont à faire marché sans m’en rien dire, & Cinthio se borne au langage des yeux, sans approcher ni de moi, ni de mes Amies, ni de mes Filles, ni de mon petit Chien. On diroit qu’il veut me prendre comme on dit que le Serpent à sonnettes attrape l’Ecureuil qu’il attire dans sa gueule par la vertu magique de ses regards. Friland me demande, parce qu’il croit avoir assez de bien peur me valoir. Cinthio me recherche, parce qu’il ne connoît rien qui me vaille. Ainsi l’un ne me sauroit aucun gré du présent de ma main qu’il pense mériter ; & l’autre l’estime tant à cette heure que le prix en diminueroit trop par la possession. La familiarité ne pourroit que faire degenerer en mépris tant le respect excessif de celui-ci que la grande indifference de celui-là. Je veux donc m’en tenir à ma vieille Maxime, qui est de prendre celui qui ne cherche en moi que ce qu’il est mon pouvoir de lui donner. La plus haute ambition de mon cher Frisk est de passer pour un Homme qui entend les Modes. C’est cela même qui m’en a attiré les hommages. Je lui plûs, parce qu’il vit que tous les Galans de la Ville se faisoient un devoir de m’en conter. Voilà comme : je suis faite ; je préfere un Homme qui m’aime parce que les autres m’aiment, à son Rival qui n’a de l’amour pour moi queparce que je lui parois aimable. Le dernier ne, reglant son inclination que sur son goût particulier, peut changer souvent & facilement mais celui qui se conduit sur le goût du Public, sera fidèle à sa Femme, tant qu’elle aura l’adresse de se ménager des Amis. Les Visites, les Parties, les Galanteries, tout aidera, comme vous le voyez, à me conserver le cœur d’un Génie copiste ; mais la moindre de ces choses-là pourroit me perdre dans l’esprit de quelque autre. Cependant, ,puis que je vois mon Amant de bonne composition, j’ai dessein de jouïr encore, une année ou deux, du ravissant plaisir d’être fille, c’est-à-dire d’avoir des Soupirans, & de recevoir la fleurette, plaisir que rien n’égale chez moi que celui de votre amitié. Je suis, &c. »

Du Caffé de Guillaume le 30. de Mai.

Le plus grande affaire qui m’ait amené ce soir dans ce lieu, est le dessein de parler à mes Amis en faveur d’un honnête-homme, nommé 1Underhill, qui, pendant trois Générations, a soutenu le Caractére Comique. Il faut au moins qu’il y ait bien long-tems, puis que j’ai ouï dire à mon Pére que dans sa jeunesse ce Comédien le charmoit. Son Action a cela de singulier qu’elle est une fidèle imitation de la nature, évitant toujours le défaut, qui n’est que trop commun sur le Théatre, de vouloir trop bien faire les choses. J’avoue qu’il n’a pas le talent que l’on admire en quelques Acteurs d’ajouter de leur chef aux Rôles qu’ils déclament. Cette faute, si c’en est une, est bien plus celle du tsms que la sienne. Les Comédiens d’autrefois ignorent cette perfection que l’on vante dans ceux de nos jours, & la plupart sont sortis du Monde sans avoir jamais osé dire un mot de leur crû sur la Scène, Le pauvre Underhill est si honteux de n’avoir pu se mettre à la mode, qu’il n’a presque pas l’audace de se faire annoncer. Cependant j’espere que les personnes de bon goût viendront prendre congé de ce Comédien, qui paroîtra devant elles pour la derniere fois de sa vie. S’il a le malheur de ne leur pas plaire, on peut assurer que c’est la.premiere fois qu’il aura déplû. 2Mais à propos de Théatre & d’Acteurs, je viens d’apprendre que plusieurs personnes de distinction se cottisent pour faire travailler à de nouvelles Comédies. Je ne doute point que ce projet ne produise des effets utiles & agréables. Comme chacun a son penchant, à suivre mon tempérament mélancholique, je souhaiterois aussi que l’on songeât à nous faire donner de nouvelles Tragédies. Si l’on vouloit m’y employer, j’ai déja sur mes Tablettes & dans mes Recueils de quoi en composer une des plus tragiques, qui pourroit être prête pour le cinquiéme du Mois prochain. J’ai représenté en six Vers un Général mourant d’Amour, qui dit adieu à sa Maîtresse en tenant à la main son Bâton de Commandement. J’ai exprimé, dans une page & demie, toutes les maximes pernicieuses d’un Ministre d’Etat, qui, après avoir fait tout le mal qui se sait dans la Pièce, déclame, en expirant, contre la vanité de l’Ambition. J’ai aussi préparé tous les Sermens nécessaires, & il ne manque rien à mes Comparaisons, que des endroits à les appliquer. Je me tiens pour dispensé d’exposer le plan de l’Intrigue, parce que c’est en général la même chose que ce que l’on voit dans toutes les Tragédies que l’on écrit depuis quelques années. Les gens qui fréquentent le Théatre savent, aussi bien que l’Auteur, quand il se doit donner un Combat, à quelle Scène l’Heroïne déclarera son Amour, à quel Acte le Heros se mariera ou sera couronné. Sans parler donc de cet avantage qui m’est commun avec mes Confréres, j’ai de plus un excellent Acteur qui paroîtra souvent, & qui ne prononcera pas un mot, soit qu’il tue ou qu’on l’assassine, qu’il aime ou qu’on lui fasse les doux yeux, qu’il gagne une Bataille ou qu’il la perde.

De mon Cabinet le 30. de Mai.

J’ai reçu ce matin une Lettre, où l’on me parle d’une Demoiselle que l’on croit ensorcelée, & l’on me demande quelque Recette contre le Sortilege. On y dit que le Sorcier, sur qui tombent les soupçons, est un vieux Débauché, que la Patiente est fort jeune & très-vertueuse, & que ses Parens, inconsolables de ce malheur, ne savent quel reméde y apporter. Je m’étonne moins de leur affliction que de leur embarras. Ces gens-là ont-ils vécu si long-tems sans savoir que la Contradiction est la passion dominante du Sexe ? Veulent-ils m’en croire ? La Belle ne s’opiniâtre dans son enchantement que parce que toute sa Famille s’y oppose. Que demain dès la pointe du jour toute la Maison fasse des préparatifs de Nôces, je gage qu’a l’heure même la Patiente sera guérie, quand ce ne seroit que pour faire piéce à ses Amis. S’il arrive néanmoins que je me trompe dans mes Conjectures, je trouve que le choix de cette Demoiselle a quelque raison. Un Homme qui a souffert mille maux dans le service des Dames, mérite-t-il moins, en recompense, qu’une jeune Beauté ? C’est un Dragon qui a détruit mille Filles, & qui pourrait encore en détruire autant ; ne faut-il pas admirer le courage & la vertu de celle qui veut délivrer la Terre de ce Monstre ? L’Heroïsme de cette action ressemble assez à celui de ces Illustres de l’Antiquité qui se jetterent hardiment dans un Goufre, afin d’arrêter le cours de la Peste dont leur Patrie étoit desolée.

1Cave Underhill, excellent Acteur sous le Regne de Charles II, étoit encore en vie, il y a trois ou 4. ans, si tant est qu'il ne vive pas encore: à présent, 1722. 11 étoit fort vieux, lors que Mr. Steele écrivoit ceci, & ne pouvant plus jouër comme à l'ordinaire, force lui fut d'être le Soufleur du. Théatre.

2Par des raisons de prudence je ne ferai point de Notes sur cet Article qui en auroit bon besoin. L'Auteur y marque finement dans le Théatre Anglois des défauts qu'il n'appartient pas à un Etranger d’y voir, ou de releve.