Racconto generale
En arrivant ici ce soir, où je
n’étois venu que pour examiner les Modes, qu’y ai-je trouvé
d’abord que mon vieux Ami Cinthio environné de jeunes gens
auxquels il faisoit des leçons d’amour, de l’air le plus
enjoué qui se puisse.
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Dialogo
Messieurs, leur dit-il,
j’en parle par expérience. Il n’est rien de tel,
pour gagner le cœur des Dames, que de savoir jouer
de la prunelle. Ce secret-là n’est pas donné à tout
le monde, & n’y réussit pas qui veut. Vous
trouverez par centaines & par milliers des gens
qui brillent dans le tête-à-tête ; qui se battent en
braves contre des Rivaux ; ou qui se mettent à une
maniere charmante : Mais à peine en verrez-vous sur
ce grand nombre un seul qui entende à lorgner les
Belles. Les uns perdent le moment favorable de rencontrer les yeux de leur
Maitresse, & les autres les cherchent à
contretems. Vous connoissez tous ce Petit Maître qui
fait le passionné pour Lindamire. Pendant les
Intermedes, il se met sur le théatre pur la voir en
face : Mais que fait-elle ? Pour éviter les yeux de
ce Fat, elle promena les siens comme au hasard de
tous les côtés, les laisse ainsi tomber sur son
fidèle Amant qui les attendoit au passage, & qui
lui demande alors respectueusement la grace d’un
autre coup d’œil, par les transports où le met cette
premiere faveur.
Ici les Auditeurs s’imaginant que Cinthio vouloit
parler de lui-même ont fait un soûris malin qui ne l’a pas
empêché de continuer de la sorte.
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Dialogo
Ce langage des yeux demande
un grand assujettissement, à la vérité, mais lors
qu’une Dame y répond, on n’a pas sujet de s’en
plaindre. Après en avoir reçu quatre ou cinq regards
favorables, on se retire chez soi le plus content du
monde, & tout rempli qu’on est d’agréables
idées, l’Imagination, qui fait son devoir, étend les
plaisirs &ne les laisse point imparfaits. Elle
présente à l’Amant toutes les beautés qui sont dans
la Nature, & les beautés même qui ne se trouvent
que chez les Peintres, ou dans les Romans. Il ne
voit que de riantes Perspectives, que
la verdure des Prez, que la Solitude des Forêts, que
la fraîcheur des Bocages, que le crystal des
Ruisseaux, & tout cela prend pour lui des
charmes tout extraordinaires. Il le voit des yeux
d’un Amant heureux au lieu qu’autrefois il ne le
voyoit que des yeux d’un homme indifferent, ou d’un
Amant infortuné. Vous riez, Messieurs. Pauvres gens
que vous êtes ! Vous n’avez jamais aimé. Si vous
connoissiez le pouvoir de l’Amour, vous sentiriez ce
que je dis. Mais que dis-je ? Pour le sentir que
faut-il de plus que connoitre le cœur humain ? La
differente situation de votre Esprit ne fait-elle
point de difference dans les Objets ? Les Passions
du dedans ne modifient-elles- pas les impressions du
dehors ? Selon que nous sommes dans la joie ou dans
la tristesse, ce qui frappe nos oreilles & nos
yeux, ne nous fait-il pas du plaisir ou du chagrin ?
Quelles ravissantes douceurs l’Amour ne doit-il donc
pas répandre sur tout ce qui s’offre aux regards on
aux reflexions d’un Amant aimé ; l’Amour, dis-je, de
toutes les Passions la plus douce, la plus gaie, la
plus hardie ?
C’est ainsi que le pauvre Cinthio haranguoit cette
Jeunesse, sans qu’il parût d’autre dessein dans son Discours
que celui d’exhaler une secrette joie que son
cœur ne pouvoit contenir. Après l’avoir vu depuis longtems
dans une profonde melancholie, je ne comprenois pas d’où lui
venoit tout d’un coup cet air de contentement. Mon Esprit
familier m’en a expliqué l’énigme. Il y a quelques jours que
Cinthio sortoit de la Comédie au même temps &r par la
même porte que sa Maîtresse. Le nombre des Soûpirans fait
toujours honneur aux Belles, & les cœurs même qu’elles
méprisent pour la qualité, ne leur paroissent jamais
méprisables pour la quantité. La malicieuse & fiere
Lindamire joua donc son personnage, à la façon de ses
pareilles. Elle se plaignit tout haut de la foule qui
l’incommodoit au passage. C’étoit une espéce d’invitation
qu’elle faisoit à son Galant de lui prêter la main. Il eut
assez de présence d’esprit pour le comprendre, & assez
de courage pour lui offrir ce qu’elle sembloit demander. Il
eut même la résolution de lui dire qu’il l’accompagneroit
jusqu’à ce qu’elle fût en Carrosse. En y allant, il ne pût
dire un mot sans bégayer, ni faire un pas sans broncher. La
Belle, triomphant de ce desordre, lui fit mille questions,
toutes des plus faciles, & qui par cela
même l’embarrassoient davantage. Elle eut d’ailleurs la
malice de laisser tomber son Eventail, afin d’avoir le
plaisir secret de le lui voir relever d’un air embarrassé.
Voilà tout ce qui a rejouï Cinthio & l’unique fondement
des grandes espérances qu’il a conçuës.
Metatestualità
A dire le vrai, je ne conçois pas comment
cette Dame balance à revoir un Homme qui a tant de bien
& tant de mérite. Voulant approfondir les causes de
cette bizarrerie, j’ai prié Pacolet de m’y aider. Il
s’est transporté au Logis de Lindamire, & m’a remis
une Lettre, écrite par elle-même à une Amie qui est sa
Confidente. La voici :
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Lettera/Lettera al direttore
Ma Chère, « La Ville
commence à se vuider, & je n’aurois presque pas
dequoi remplir ma Lettre, si je n’y parlais de
moi-même. Dans les jours où je vois le plus de
monde, je ne saurois vous exprimer mon chagrin de ne
pouvoir me recueillir le soir dans votre compagnie.
Je ne goûte qu’avec vous ce plaisir de l’Amitié qui
consiste à nous dire librement ce que nous pensons
l’une de l’autre, & quelquefois
aussi ce que nous pensons de nous-mêmes. Si vous
contois les meurtres que mes yeux ont fait depuis
dix jours, je vous paroîtrois un Monftre trop
dangereux pour être souffert en Chrétienté. Je me
bornerai donc à vous entretenir de mes principales
conquêtes. Je mets dans ce nombre Mrs. Frisk &
Friland qui se sont attachés à moi depuis votre
départ, sans parler de Mr. Cinthio qui étoit à mon
service avant que vous m’eussiez quittée. Oserai-je
vous avouer ma foiblesse ? Le premier commence à me
plaire. Ce n’est, à la verité, qu’un petit Fat ;
mais la meilleure pâte d’homme qu’il y ait au monde.
Je le rencontre par tout sous mes pas, prêt à
recevoir mes ordres, & je sens bien qu’à quelque
heure il faudra que je me rende à ses assiduités. Le
Pére de Friland & le mien sont à faire marché
sans m’en rien dire, & Cinthio se borne au
langage des yeux, sans approcher ni de moi, ni de
mes Amies, ni de mes Filles, ni de mon petit Chien.
On diroit qu’il veut me prendre comme on dit que le
Serpent à sonnettes attrape l’Ecureuil qu’il attire dans sa gueule par la vertu magique
de ses regards. Friland me demande, parce qu’il
croit avoir assez de bien peur me valoir. Cinthio me
recherche, parce qu’il ne connoît rien qui me
vaille. Ainsi l’un ne me sauroit aucun gré du
présent de ma main qu’il pense mériter ; &
l’autre l’estime tant à cette heure que le prix en
diminueroit trop par la possession. La familiarité
ne pourroit que faire degenerer en mépris tant le
respect excessif de celui-ci que la grande
indifference de celui-là. Je veux donc m’en tenir à
ma vieille Maxime, qui est de prendre celui qui ne
cherche en moi que ce qu’il est mon pouvoir de lui
donner. La plus haute ambition de mon cher Frisk est
de passer pour un Homme qui entend les Modes. C’est
cela même qui m’en a attiré les hommages. Je lui
plûs, parce qu’il vit que tous les Galans de la
Ville se faisoient un devoir de m’en conter. Voilà
comme : je suis faite ; je préfere un Homme qui
m’aime parce que les autres m’aiment, à son Rival
qui n’a de l’amour pour moi queparce que je lui
parois aimable. Le dernier ne, reglant son inclination que sur son goût particulier, peut
changer souvent & facilement mais celui qui se
conduit sur le goût du Public, sera fidèle à sa
Femme, tant qu’elle aura l’adresse de se ménager des
Amis. Les Visites, les Parties, les Galanteries,
tout aidera, comme vous le voyez, à me conserver le
cœur d’un Génie copiste ; mais la moindre de ces
choses-là pourroit me perdre dans l’esprit de
quelque autre. Cependant, ,puis que je vois mon
Amant de bonne composition, j’ai dessein de jouïr
encore, une année ou deux, du ravissant plaisir
d’être fille, c’est-à-dire d’avoir des Soupirans,
& de recevoir la fleurette, plaisir que rien
n’égale chez moi que celui de votre amitié. Je suis,
&c. »
Du Caffé de Guillaume le 30. de Mai.
Le
plus grande affaire qui m’ait amené ce soir dans ce lieu, est le
dessein de parler à mes Amis en faveur d’un honnête-homme, nommé
1Underhill, qui, pendant trois Générations, a soutenu le Caractére
Comique. Il faut au moins qu’il y ait bien long-tems, puis que
j’ai ouï dire à mon Pére que dans sa jeunesse ce Comédien le
charmoit. Son Action a cela de singulier qu’elle est une fidèle
imitation de la nature, évitant toujours le défaut, qui n’est
que trop commun sur le Théatre, de vouloir trop bien faire les
choses. J’avoue qu’il n’a pas le talent que l’on admire en
quelques Acteurs d’ajouter de leur chef aux Rôles qu’ils
déclament. Cette faute, si c’en est une, est bien plus celle du
tsms que la sienne. Les Comédiens d’autrefois ignorent cette
perfection que l’on vante dans ceux de nos jours, & la
plupart sont sortis du Monde sans avoir jamais osé dire un mot
de leur crû sur la Scène, Le pauvre Underhill est si honteux de
n’avoir pu se mettre à la mode, qu’il n’a presque pas l’audace
de se faire annoncer. Cependant j’espere que les
personnes de bon goût viendront prendre congé de ce Comédien,
qui paroîtra devant elles pour la derniere fois de sa vie. S’il
a le malheur de ne leur pas plaire, on peut assurer que c’est
la.premiere fois qu’il aura déplû.
2Mais à propos de
Théatre & d’Acteurs, je viens d’apprendre que plusieurs
personnes de distinction se cottisent pour faire travailler à de
nouvelles Comédies. Je ne doute point que ce projet ne produise
des effets utiles & agréables. Comme chacun a son penchant,
à suivre mon tempérament mélancholique, je souhaiterois aussi
que l’on songeât à nous faire donner de nouvelles Tragédies. Si
l’on vouloit m’y employer, j’ai déja sur mes Tablettes &
dans mes Recueils de quoi en composer une des plus tragiques,
qui pourroit être prête pour le cinquiéme du Mois prochain. J’ai
représenté en six Vers un Général mourant d’Amour, qui dit adieu
à sa Maîtresse en tenant à la main son Bâton de Commandement. J’ai exprimé, dans une page & demie, toutes
les maximes pernicieuses d’un Ministre d’Etat, qui, après avoir
fait tout le mal qui se sait dans la Pièce, déclame, en
expirant, contre la vanité de l’Ambition. J’ai aussi préparé
tous les Sermens nécessaires, & il ne manque rien à mes
Comparaisons, que des endroits à les appliquer. Je me tiens pour
dispensé d’exposer le plan de l’Intrigue, parce que c’est en
général la même chose que ce que l’on voit dans toutes les
Tragédies que l’on écrit depuis quelques années. Les gens qui
fréquentent le Théatre savent, aussi bien que l’Auteur, quand il
se doit donner un Combat, à quelle Scène l’Heroïne déclarera son
Amour, à quel Acte le Heros se mariera ou sera couronné. Sans
parler donc de cet avantage qui m’est commun avec mes Confréres,
j’ai de plus un excellent Acteur qui paroîtra souvent, & qui
ne prononcera pas un mot, soit qu’il tue ou qu’on l’assassine,
qu’il aime ou qu’on lui fasse les doux yeux, qu’il gagne une
Bataille ou qu’il la perde.
De mon Cabinet le 30.
de Mai.
J’ai reçu ce matin une Lettre, où l’on me parle d’une Demoiselle que l’on croit
ensorcelée, & l’on me demande quelque Recette contre le
Sortilege. On y dit que le Sorcier, sur qui tombent les
soupçons, est un vieux Débauché, que la Patiente est fort jeune
& très-vertueuse, & que ses Parens, inconsolables de ce
malheur, ne savent quel reméde y apporter. Je m’étonne moins de
leur affliction que de leur embarras. Ces gens-là ont-ils vécu
si long-tems sans savoir que la Contradiction est la passion
dominante du Sexe ? Veulent-ils m’en croire ? La Belle ne
s’opiniâtre dans son enchantement que parce que toute sa Famille
s’y oppose. Que demain dès la pointe du jour toute la Maison
fasse des préparatifs de Nôces, je gage qu’a l’heure même la
Patiente sera guérie, quand ce ne seroit que pour faire piéce à
ses Amis. S’il arrive néanmoins que je me trompe dans mes
Conjectures, je trouve que le choix de cette Demoiselle a
quelque raison. Un Homme qui a souffert mille maux dans le
service des Dames, mérite-t-il moins, en recompense, qu’une
jeune Beauté ? C’est un Dragon qui a détruit mille Filles, &
qui pourrait encore en détruire autant ; ne faut-il pas admirer
le courage & la vertu de celle qui veut
délivrer la Terre de ce Monstre ? L’Heroïsme de cette action
ressemble assez à celui de ces Illustres de l’Antiquité qui se
jetterent hardiment dans un Goufre, afin d’arrêter le cours de
la Peste dont leur Patrie étoit desolée.