J’ai reçu de la Province une Lettre
fort obligeante, où l’on me dit bien des douceurs que je
supprime à dessein, quoi qu’à regret, comme on peut croire. La
Personne, qui me l’écrit, s’y plaint de l’obscurité de certains
termes qui sont dans mes Ouvrages, & dont elle me prie de
donner l’explication en faveur des Provinciaux qui ne les
entendent pas. Ces termes sont, par exemple, ceux de Galant
Homme, d’Homme du bel air, de Belle, de Coquette, de Critique,
de Bel Esprit. Il soupçonne que ce sont là des Titres que l’on
donne à quelques gens de certains Caractéres, & qui font
quelque figure dans le beau monde. Mais il souhaite que j’en
fixe l’idée, que je définisse ces Caractéres, & que je
marque, en même tems, la différence qu’il y a entre
les personnes à qui ces Titres conviennent, & celles qui n’y
ont que des prétentions apparentes ou éloignées. Pour satisfaire
ce Curieux, je commencerai par le Galant Homme que je
considererai principalement par rapport aux agrémens de la
Conversation. Dans le Langage ordinaire, & selon l’opinion
commune, il ne faut, pour aquerir ce beau nom, qu’une
Imagination vive, jointe à une pente au plaisir qui soit
soutenue de manieres obligeantes. Ce dernier Point est
précisement ce qui doit desabuser les gens qui font dans ce
préjugé vulgaire. Pour peu que l’on ait vû le monde, on doit y
avoir remarqué que la Civilité consiste bien plus à ne point
choquer les gens qu’à les obliger. N’est-il pas vrai qu’un Homme
dont l’entretien ne nous offense jamais, quoi qu’il ne nous
divertisse pas, nous plait toujours davantage qu’un autre qui
nous divertit toujours, & qui nous pique quelquefois ?
Concluons donc que la premiére qualité essentielle du Galant
Homme, est d’avoir un jugement exquis. Par-là il gagne sur la
Compagnie un ascendant qu’on ne s’avise pas de lui contester,
parce qu’on ne s’apperçoit pas même qu’il en ait
formé le dessein, & l’on peut dire qu’une personne de ce
Caractere aura sur tout autre le même avantage qu’auroit à la
Lutte un Athlete qui a l’usage des yeux sur un Aveugle dix fois
plus robuste que lui.
Hétéroportrait
Voyez
1Sophronius,
par exemple ; son commerce n’est-il pas agréable à tout le
monde ? N’est-il pas généralement recherché ? Cependant il
gouverne toute sa Compagnie, & en fait tout ce qu’il lui
plaît. Il s’accommode parfaitement aux temps & aux
lieux ; sans qu’il paroisse jamais se contraindre lui-même,
ou vouloir contraindre les autres. Se divertissant avec les
gens qui se divertissent, parlant d’affaires avec les gens
qui en parlent, vous diriez qu’il est par tout dans son
élement. Vous remarquez à la vérité, un Homme qui se ménage
toujours, mais que vous ne pouvez soupçonner de mauvaise
finesse, & qui effectivement n’en a point. S’engage-t-il
à vous rendre service ? Il vous sert avec autant de chaleur
que de joie. Lui demandez-vous des graces qu’il ne peut ou
qu’il ne doit pas accorder ? Ses refus sont si honnêtes que
vous sentez, sans qu’il vous le dise, que la
proposition n’auroit pas dû lui être faite. D’un jugement
très solide, & d’une humeur charmante, sa Conversation
est comme un Sestin continuel, où aidant aux uns &
recevant des autres, il fait regner dans la Compagnie cette
douce égalité qui fait plaifir à tous les Convives. Telle
est la superiorité de son génie, qu’il se proportionne à
toutes les personnes qu’il fréquente. Cette complaisance
honnête se soutient dans toute sa conduite. Aussi est-il
bien venu auprès des Dames sans s’attirer l’envie des
Hommes. Il seroit juste, quand il n’y auroit point de Loix,
& discret quand il n’y auroit point de Calomnie.
La Copie de cet aimable Original est ce que nous appelions un
Homme du bel Air. Celui-ci a tout autant de capacité qu’il lui
en faut pour comprendre que Sophronius plaît parce qu’il est
naturel. A cela près il s’imagine d’en égaler le mérite en
suppléant par l’art aux qualités que la Nature lui a refufées.
Il en devient ainsi le Singe bien plus que l’Imitateur, &
personne au monde ne lui ressemble moins. Ce galant-Homme vient
dee traverser gravement cette Sale pour entrer dans
la Chambre prochaine. Le Sieur Dimple l’a suivi tout aussi vite
que le lui ont permis les glaces qui sont aux deux côtés de la
Sale. Il les a consultées pour composer son air & sa
démarche sur la personne qu’il suivoit. A présent l’y voilà
occupé à s’examiner, & trouvant bientôt qu’il y avoit trop
d’affectation dans son fait, il va revenir au Miroir pour y
reprendre des airs plus négliges.
Du Caffé de
Guillaume, le 27. Mai.
On a joué ce soir la Comédie
qui a pour titre
2Le Renard. La représentation n’en
peut que nuire à nos Ecrivains modernes, & je m’étonne de ce
que ces Messieurs-là ne s’efforcent pas de la supprimer. Après
l’avoir vuë, il n’est presque pas possible d’en souffrir
d’autres. Ainsi pour
3l’intérêt que j’y prends, je voudrois que l’on bannît à perpétuité les Ecrits Au siécle
précédent, & que l’on s’en tînt à ceux du nôtre. Il me
semble, que, si l’on ne venoit pas troubler notre joie par des
Pièces de
4Johnson, il ne
faudroit pas faire tant de dépense en Esprit pour se divertir,
qu’on en faisoit autrefois. En disant cela, je veux parler des
Spectateurs aussi bien que des Poëtes. Ces derniers sur-tout y
ont un grand avantage. Autrefois les Auteurs étoient contraints
de peindre les Caractéres le choix des paroles & par
l’expression des Sentimens. Ce n’est plus cela de nos jours. La
différence est marquée par le Chapeau, par Epée, par la
Perruque, par es Souliers, & autres choses semblables que
l’on prend dans quelque Boutique. Aussitôt que l’Acteur se
présente, on voit si c’est un Avocat, un Bourgeois, un Fat, un
Courtisan. Cela épargne à l’Auteur la peine de l’invention,
& à l’Assemblée le chagrin de l’ignorance. Cette maniére d’écrire des Comédies doit être la meilleure, puis
qu’elle est la plus sûre. Le seul défaut que j’y trouve, c’est
qu’on ne fait que répondre à certains Censeurs incommodes qui
font toujours à vous demander ; Qu’est-ce qu’a dit un tel
Personnage ? De quoi se mêloit cet autre ? D’où vient qu’un tel
parle tout autrement que sa naissance & que son rang ne le
portent ? On ne peut tenir devant ces gens-là. Leurs questions
font disparoître les beautés de la Piéce, & nous en ôtent
tout le plaisir. On ne peut plus s’y divertir, dès que l’on
examine de trop près si les Loix de la Bienséance y font
observées, & si les paroles conviennent à l’état & à la
qualité des personnes qui parlent. Ce rigide Examen ne nuiroit
pas, je l’avouë, aux Piéces de Johnson. Mais il ne peut être que
préjudiciable aux Ecrivains de nos jours, dont les Comédies
seraient bien courtes, si l’on retranchoit les Caractéres mal
soutenus, & plus mal exprimés. Comment faisoit-on
autrefois ? Comment faisoit le grand Homme que je viens de
nommer ? Dans le Renard, cet habile Poëte donne à tous les
Personnages les mêmes vuës, & le même motif. Il
les fait tous agir par intérêt. Mais il diversifie
merveilleusement les caprices & le jeu de la meme Passion.
Selon la diversité des gens qu’il introduit sur la Scène, ils
sacrifient tous à l’Avarice, l’un sa Femme, l’autre sa
Profession, & un troisiéme sa Posterité. Mais chacun le fait
à sa mode, & l’on ne peut assez admirer qu’un seul Homme ait
pu se former tant d’idées de la même chose, & distinguer si
heureusement ces idées les unes des autres. Que c’est une sotte
engeance que les Poëtes ! Que gagne-t-on à leur donner des
avis ? Je ne serai que m’en attirer la colére, & j’en vois
déja qui me menacent. J’ai appris de bonne part que
5l’Auteur d’une Pièce intitulée,
l’Amour dans un Arbre creux, a critiqué la Feuille volante où je
parlois de la Verité nue. Si cet Homme-là croit que je me suis
trompé, qu’il écrive, à la bonne heure ; je ne saurois l’en
blâmer, & je croi même qu’il est utile à la
République des Lettres que l’on donne la chasse à toute sorte
d’erreurs. Tout ce que je demande est qu’il m’attaque à armes
égales, & qu’il n’aille pas appeller à son secours es
Personnes dont le nom seul m’imposeroit silence. Cependant mes
avis portent qu’il a dédié son Ouvrage à
6Mr. Howard, Homme de naissance &
d’autorité.
A Mr. Isaac Bickerstaff,
Ecuyer.
D’York le 16. Mai, 1709.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, « Persuadé, comme
l’est tout le monde, de l’infaillibilité de vos
prédictions, & m’intéressant d’ailleurs tout ce qui
vous regarde, parce que j’ai l’honneur d’appartenir à
votre Famille, je fus extrêmement allarmé d’apprendre de
vous même il y a quelque temps, que vous mourriez sans
faute le 17 de ce mois, á moins que vos Amis ne se
missent en devoir de prévenir ce malheur. Vous voyez ici l’effet de mes craintes & de mon
attachement. Naturellement timide, quand il faut
paroître en Public, j’ai fait un effort sur moi-même en
votre faveur. La Lettre que je vous écris vous tiendra
lieu des
7Goutes de Goddard,
& vous conservera la vie pour deux jours tout au
moins ; après quoi j’espere que la Nature se rétablira
d’elle même, ou que d’autres mains plus habiles ne vous
refuseront pas leur secours. Complimens à part, je vous
conterai donc ce qui vient de se passer dans notre
Ville. La chose est allez singuliere, & le Public en
doit être informé.
8Nous avons ici trois Filles qui furent
déferées au Magistrat Samedi dernier en qualité de
Sorcieres. Les Témoins déposerent contre
la premiére qu’elle tient renfermez des Esprits qui
paroissent quelquefois tout en feu & jettant des
flames bleuâtres ; qu’elle a des Herbes enchantées avec
quoi elle, attire tous les jours à sa Maison quantité
d’hommes qui en sortent la bouche brûlée, les lèvres
écumantes, l’haleine infectée, & que par la vertu
magique de ces Herbes quelques Hommes sont métamorphosés
en Pourceaux, se vautrant dans la boue pendant plusieurs
heures, avant que de pouvoir reprendre leur premiere
forme. On accusa la seconde de mettre en piéces les
corps de certains pendus, de faire ensuite des trous
dlans la terre, & d’y enterrer ces morceaux de
chair, en marmottant quelques paroles d’enchantement.
Les Informations portoient contre la derniere, qu’elle
fait avec de la pâte des figures d’Hommes, de Femmes,
& d’Enfans, & que ces Figures étant sechées à un
seu lent faisoient beaucoup de mal aux voisins qui en
avoient les entrailles brûlées. Les prévenues n’eurent
pas le mot à répondre : Elles se
retrancherent à nier les faits, & l’on prévoit bien
que cette simple négative ne suffira pas pour les tirer
d’affaire quand on leur fera leur procès dans les
formes. En attendant, chacun en raisonne à sa fantaisie,
& notre Curé se fignale par la singularité de son
sentiment. Cest un Homme fort incrédule, & qui
traite tout ceci de bagatelle. Aussi s’attire-t-il bien
des duretés ; on crie tout haut, à l’Athée & l’on
cabale même pour s’en plaindre à l’Evêque. Admirez la
bizarrerie de ses solutions. Il dit que la premiére de
ces trois Femmes vend du Tabac & de l’Eau de vie,
que les Hommes vont chez elle pour fumer & pour
boire, qu’ils s’y enivrent, & s’y convertirent en
Bêtes brutes, Il ajoute que la seconde , qui est fille
de Boucher , coupe quelquefois en quartiers les Moutons
que son Pére a tués, & que l’on pend d’ordinaire
pour en faire écouler tout le sang, & qu’il se peut
bien aussi que cette Fille est enterré quelques
éguillettes de bœuf comme un reméde pour se faire passer
des Verrues. Il soutient enfin que la derniere fait du
pain d’Epice, que, pour plaire aux
Enfants, elle y relevé quelques figures, & que, si
ce pain brûle les entrailles des gens, c’est ou parce
qu’ils en mangent trop, ou parce qu’ils ne boivent pas
assez, en le mangeant. C’est ainsi qu’il prétend
résoudre ces phenomenes surprenans. J’en abandonne le
jugement aux Philosophes, & je finis en vous
souhaitant toute sorte de succès dans l’Ouvrage que vous
avez entrepris pour reformer le monde. » Je suis, mon
cher cousin, Votre bon Parent & affectionné
serviteur,
9Ephraim Bedstaff.