Le Philosophe nouvelliste: Article XXI.

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Article XXI.

Du Jeudi 26. au Samedi 28. Mai, 1709.

Du Caffé de White, le 26. Mai.

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J’ai reçu de la Province une Lettre fort obligeante, où l’on me dit bien des douceurs que je supprime à dessein, quoi qu’à regret, comme on peut croire. La Personne, qui me l’écrit, s’y plaint de l’obscurité de certains termes qui sont dans mes Ouvrages, & dont elle me prie de donner l’explication en faveur des Provinciaux qui ne les entendent pas. Ces termes sont, par exemple, ceux de Galant Homme, d’Homme du bel air, de Belle, de Coquette, de Critique, de Bel Esprit. Il soupçonne que ce sont là des Titres que l’on donne à quelques gens de certains Caractéres, & qui font quelque figure dans le beau monde. Mais il souhaite que j’en fixe l’idée, que je définisse ces Caractéres, & que je marque, en même tems, la différence qu’il y a entre les personnes à qui ces Titres conviennent, & celles qui n’y ont que des prétentions apparentes ou éloignées. Pour satisfaire ce Curieux, je commencerai par le Galant Homme que je considererai principalement par rapport aux agrémens de la Conversation. Dans le Langage ordinaire, & selon l’opinion commune, il ne faut, pour aquerir ce beau nom, qu’une Imagination vive, jointe à une pente au plaisir qui soit soutenue de manieres obligeantes. Ce dernier Point est précisement ce qui doit desabuser les gens qui font dans ce préjugé vulgaire. Pour peu que l’on ait vû le monde, on doit y avoir remarqué que la Civilité consiste bien plus à ne point choquer les gens qu’à les obliger. N’est-il pas vrai qu’un Homme dont l’entretien ne nous offense jamais, quoi qu’il ne nous divertisse pas, nous plait toujours davantage qu’un autre qui nous divertit toujours, & qui nous pique quelquefois ? Concluons donc que la premiére qualité essentielle du Galant Homme, est d’avoir un jugement exquis. Par-là il gagne sur la Compagnie un ascendant qu’on ne s’avise pas de lui contester, parce qu’on ne s’apperçoit pas même qu’il en ait formé le dessein, & l’on peut dire qu’une personne de ce Caractere aura sur tout autre le même avantage qu’auroit à la Lutte un Athlete qui a l’usage des yeux sur un Aveugle dix fois plus robuste que lui.

Fremdportrait

Voyez 1Sophronius, par exemple ; son commerce n’est-il pas agréable à tout le monde ? N’est-il pas généralement recherché ? Cependant il gouverne toute sa Compagnie, & en fait tout ce qu’il lui plaît. Il s’accommode parfaitement aux temps & aux lieux ; sans qu’il paroisse jamais se contraindre lui-même, ou vouloir contraindre les autres. Se divertissant avec les gens qui se divertissent, parlant d’affaires avec les gens qui en parlent, vous diriez qu’il est par tout dans son élement. Vous remarquez à la vérité, un Homme qui se ménage toujours, mais que vous ne pouvez soupçonner de mauvaise finesse, & qui effectivement n’en a point. S’engage-t-il à vous rendre service ? Il vous sert avec autant de chaleur que de joie. Lui demandez-vous des graces qu’il ne peut ou qu’il ne doit pas accorder ? Ses refus sont si honnêtes que vous sentez, sans qu’il vous le dise, que la proposition n’auroit pas dû lui être faite. D’un jugement très solide, & d’une humeur charmante, sa Conversation est comme un Sestin continuel, où aidant aux uns & recevant des autres, il fait regner dans la Compagnie cette douce égalité qui fait plaifir à tous les Convives. Telle est la superiorité de son génie, qu’il se proportionne à toutes les personnes qu’il fréquente. Cette complaisance honnête se soutient dans toute sa conduite. Aussi est-il bien venu auprès des Dames sans s’attirer l’envie des Hommes. Il seroit juste, quand il n’y auroit point de Loix, & discret quand il n’y auroit point de Calomnie.
La Copie de cet aimable Original est ce que nous appelions un Homme du bel Air. Celui-ci a tout autant de capacité qu’il lui en faut pour comprendre que Sophronius plaît parce qu’il est naturel. A cela près il s’imagine d’en égaler le mérite en suppléant par l’art aux qualités que la Nature lui a refufées. Il en devient ainsi le Singe bien plus que l’Imitateur, & personne au monde ne lui ressemble moins. Ce galant-Homme vient dee traverser gravement cette Sale pour entrer dans la Chambre prochaine. Le Sieur Dimple l’a suivi tout aussi vite que le lui ont permis les glaces qui sont aux deux côtés de la Sale. Il les a consultées pour composer son air & sa démarche sur la personne qu’il suivoit. A présent l’y voilà occupé à s’examiner, & trouvant bientôt qu’il y avoit trop d’affectation dans son fait, il va revenir au Miroir pour y reprendre des airs plus négliges.

Du Caffé de Guillaume, le 27. Mai.

On a joué ce soir la Comédie qui a pour titre 2Le Renard. La représentation n’en peut que nuire à nos Ecrivains modernes, & je m’étonne de ce que ces Messieurs-là ne s’efforcent pas de la supprimer. Après l’avoir vuë, il n’est presque pas possible d’en souffrir d’autres. Ainsi pour 3l’intérêt que j’y prends, je voudrois que l’on bannît à perpétuité les Ecrits Au siécle précédent, & que l’on s’en tînt à ceux du nôtre. Il me semble, que, si l’on ne venoit pas troubler notre joie par des Pièces de 4Johnson, il ne faudroit pas faire tant de dépense en Esprit pour se divertir, qu’on en faisoit autrefois. En disant cela, je veux parler des Spectateurs aussi bien que des Poëtes. Ces derniers sur-tout y ont un grand avantage. Autrefois les Auteurs étoient contraints de peindre les Caractéres le choix des paroles & par l’expression des Sentimens. Ce n’est plus cela de nos jours. La différence est marquée par le Chapeau, par Epée, par la Perruque, par es Souliers, & autres choses semblables que l’on prend dans quelque Boutique. Aussitôt que l’Acteur se présente, on voit si c’est un Avocat, un Bourgeois, un Fat, un Courtisan. Cela épargne à l’Auteur la peine de l’invention, & à l’Assemblée le chagrin de l’ignorance. Cette maniére d’écrire des Comédies doit être la meilleure, puis qu’elle est la plus sûre. Le seul défaut que j’y trouve, c’est qu’on ne fait que répondre à certains Censeurs incommodes qui font toujours à vous demander ; Qu’est-ce qu’a dit un tel Personnage ? De quoi se mêloit cet autre ? D’où vient qu’un tel parle tout autrement que sa naissance & que son rang ne le portent ? On ne peut tenir devant ces gens-là. Leurs questions font disparoître les beautés de la Piéce, & nous en ôtent tout le plaisir. On ne peut plus s’y divertir, dès que l’on examine de trop près si les Loix de la Bienséance y font observées, & si les paroles conviennent à l’état & à la qualité des personnes qui parlent. Ce rigide Examen ne nuiroit pas, je l’avouë, aux Piéces de Johnson. Mais il ne peut être que préjudiciable aux Ecrivains de nos jours, dont les Comédies seraient bien courtes, si l’on retranchoit les Caractéres mal soutenus, & plus mal exprimés. Comment faisoit-on autrefois ? Comment faisoit le grand Homme que je viens de nommer ? Dans le Renard, cet habile Poëte donne à tous les Personnages les mêmes vuës, & le même motif. Il les fait tous agir par intérêt. Mais il diversifie merveilleusement les caprices & le jeu de la meme Passion. Selon la diversité des gens qu’il introduit sur la Scène, ils sacrifient tous à l’Avarice, l’un sa Femme, l’autre sa Profession, & un troisiéme sa Posterité. Mais chacun le fait à sa mode, & l’on ne peut assez admirer qu’un seul Homme ait pu se former tant d’idées de la même chose, & distinguer si heureusement ces idées les unes des autres. Que c’est une sotte engeance que les Poëtes ! Que gagne-t-on à leur donner des avis ? Je ne serai que m’en attirer la colére, & j’en vois déja qui me menacent. J’ai appris de bonne part que 5l’Auteur d’une Pièce intitulée, l’Amour dans un Arbre creux, a critiqué la Feuille volante où je parlois de la Verité nue. Si cet Homme-là croit que je me suis trompé, qu’il écrive, à la bonne heure ; je ne saurois l’en blâmer, & je croi même qu’il est utile à la République des Lettres que l’on donne la chasse à toute sorte d’erreurs. Tout ce que je demande est qu’il m’attaque à armes égales, & qu’il n’aille pas appeller à son secours es Personnes dont le nom seul m’imposeroit silence. Cependant mes avis portent qu’il a dédié son Ouvrage à 6Mr. Howard, Homme de naissance & d’autorité.

A Mr. Isaac Bickerstaff, Ecuyer.

D’York le 16. Mai, 1709.

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Brief/Leserbrief

Monsieur, « Persuadé, comme l’est tout le monde, de l’infaillibilité de vos prédictions, & m’intéressant d’ailleurs tout ce qui vous regarde, parce que j’ai l’honneur d’appartenir à votre Famille, je fus extrêmement allarmé d’apprendre de vous même il y a quelque temps, que vous mourriez sans faute le 17 de ce mois, á moins que vos Amis ne se missent en devoir de prévenir ce malheur. Vous voyez ici l’effet de mes craintes & de mon attachement. Naturellement timide, quand il faut paroître en Public, j’ai fait un effort sur moi-même en votre faveur. La Lettre que je vous écris vous tiendra lieu des 7Goutes de Goddard, & vous conservera la vie pour deux jours tout au moins ; après quoi j’espere que la Nature se rétablira d’elle même, ou que d’autres mains plus habiles ne vous refuseront pas leur secours. Complimens à part, je vous conterai donc ce qui vient de se passer dans notre Ville. La chose est allez singuliere, & le Public en doit être informé. 8Nous avons ici trois Filles qui furent déferées au Magistrat Samedi dernier en qualité de Sorcieres. Les Témoins déposerent contre la premiére qu’elle tient renfermez des Esprits qui paroissent quelquefois tout en feu & jettant des flames bleuâtres ; qu’elle a des Herbes enchantées avec quoi elle, attire tous les jours à sa Maison quantité d’hommes qui en sortent la bouche brûlée, les lèvres écumantes, l’haleine infectée, & que par la vertu magique de ces Herbes quelques Hommes sont métamorphosés en Pourceaux, se vautrant dans la boue pendant plusieurs heures, avant que de pouvoir reprendre leur premiere forme. On accusa la seconde de mettre en piéces les corps de certains pendus, de faire ensuite des trous dlans la terre, & d’y enterrer ces morceaux de chair, en marmottant quelques paroles d’enchantement. Les Informations portoient contre la derniere, qu’elle fait avec de la pâte des figures d’Hommes, de Femmes, & d’Enfans, & que ces Figures étant sechées à un seu lent faisoient beaucoup de mal aux voisins qui en avoient les entrailles brûlées. Les prévenues n’eurent pas le mot à répondre : Elles se retrancherent à nier les faits, & l’on prévoit bien que cette simple négative ne suffira pas pour les tirer d’affaire quand on leur fera leur procès dans les formes. En attendant, chacun en raisonne à sa fantaisie, & notre Curé se fignale par la singularité de son sentiment. Cest un Homme fort incrédule, & qui traite tout ceci de bagatelle. Aussi s’attire-t-il bien des duretés ; on crie tout haut, à l’Athée & l’on cabale même pour s’en plaindre à l’Evêque. Admirez la bizarrerie de ses solutions. Il dit que la premiére de ces trois Femmes vend du Tabac & de l’Eau de vie, que les Hommes vont chez elle pour fumer & pour boire, qu’ils s’y enivrent, & s’y convertirent en Bêtes brutes, Il ajoute que la seconde , qui est fille de Boucher , coupe quelquefois en quartiers les Moutons que son Pére a tués, & que l’on pend d’ordinaire pour en faire écouler tout le sang, & qu’il se peut bien aussi que cette Fille est enterré quelques éguillettes de bœuf comme un reméde pour se faire passer des Verrues. Il soutient enfin que la derniere fait du pain d’Epice, que, pour plaire aux Enfants, elle y relevé quelques figures, & que, si ce pain brûle les entrailles des gens, c’est ou parce qu’ils en mangent trop, ou parce qu’ils ne boivent pas assez, en le mangeant. C’est ainsi qu’il prétend résoudre ces phenomenes surprenans. J’en abandonne le jugement aux Philosophes, & je finis en vous souhaitant toute sorte de succès dans l’Ouvrage que vous avez entrepris pour reformer le monde. » Je suis, mon cher cousin, Votre bon Parent & affectionné serviteur,
9Ephraim Bedstaff.

1C’est un Caractere d’invention.

2C’est une des meilleures Pièces du fameux Ben. Johnson.

3Mr. Steele a écrit des Pièces de Théatre qui sont fort estimées, & il étoit connu dans le monde par quelqu’un de ces Ouvrages dramatiques, avant qu’il se fut attaché à la composition de celui-ci.

4Je dois remarquer ici que Benjamin Johnson fils de Ministre, Disciple de Cambden, & le premier Poëte Anglois, mourut le 16. d'Août 1637, âgé dé 63. ans. Il s'étoit rendu si redoutable par des traits fabriques, que bien des gens, & 1e Roi lui-même lui faisoient pension pour être épargnés dans ses Pièces.

5Cet Auteur étoit un Homme de grande qualité, dont je n'ai pu sa voir le nom. Sa Pièce etoit si mauvaise, qu il en fit supprimer tous les Exemplaires, n'épargnant point la dépense pour cette suppression qui lui coûta même fort cher. Mr. Steele fait ici semblant d'ignorer la haute naissance de celui qu’il attaque.

6Le Duc de Norfolk est chef de la Maison Howard divisée en plusieurs Branches considerables par leurs Titres ou par leurs Emplois.

7Jonathan Goddard, Medecin & confident de Cromwel, Membre de la Societé Royale, & Professeur en Médecine dans le College de Gresham, étoit fameux Chimiste, & inventa un Elixir fort estimé, connu en France, si je ne me trompe, sous le nom de Goutes d'Angleterre. Goddard mourut d'Apoplevie en 1675.

8Tout ceci n'est que fiction pour tourner en ridicule, la crainte que le petit peuple a des Sorciers, & le bruit qu'on en fait quelquefois dans les Cours de Justice.

9Il se dit son parent à cause du mot de Staf, qui compose son nom avec celui de Bed. Bedstaf, veut dire, la quenouille d’un Lit. Voyez ci-dessus l’Art XI.