Mon cher Monsieur, « Je vous
prie de faire mes complimens à tous nos Amis. Je
commence ma Lettre par où les autres finissent, parce
que j’appréhende d’oublier ce devoir de civilité, si je
le renvoie plus loin. Le desordre qui
regne en ce lieu pourroit bien l’effacer de mon Esprit.
Ce desordre est en effet si grand, que l’on n’y
reconnoit plus le sejour ordinaire des Plaisirs & de
la Galanterie. Vous savez bien pourquoi je donne ce nom
à une Ville qui est en reputation dans le Monde pour
tout autre chose. Pour une Personne que le vrai besoin
des Eaux y attire, il y en a cent autres qui n’ont que
des Maladies de commande, ou qui ne sont Malades que
d’un excès de santé. Les gens sains & les invalides,
ayant ou le même prétexte ou les mêmes raisons d’y
venir, ils y vivent en assez bonne intelligence ; sur
tout dans cette saison qui n’est pas encore assez
avancée pour y voir la foule du beau monde, & où le
Bain chaud, autrefois dédié à Venus, n’est encore
fréquenté que par les vrais Malades. Nous avons pourtant
déja bon nombre d’Etrangers, & surtout deux Dames
fort vaines qui profitent de l’absence des Clarices,
& des Chloés. C’est à qui des deux aura la plus
grosse Cour. Certain Ennemi des Belles, nommé le Temps,
leur a bien fait des outrages qui devroient les rendre
plus humbles ; mais elles tâchent l’une à l’autre, quoi que diversement, ou d’oublier
elles-mêmes, ou de faire oublier aux autres, les injures
que cet Etre malin leur a faites. Florimelle, qui est la
plus âgée, ne néglige rien pour se racrocher à la
jeunesse ; air enjoué, conversations badines, amour des
Danses & de la Promenade. Prudence, sa Rivale, n’a
que deux ans de moins ; mais on peut dire qu’elle
anticipe sur la vieillesse, par une austerité
prématurée ; Elle est discrete, retenuë, maîtresse de
ses passions, également habile à cacher sa haine &
son amour. Ainsi, pendant que la premiére paroit dans
les Cercles, y parle, y met tout dans la joie ; la
seconde va visiter les Impotentes, les Dames qui ont des
vapeurs, ou que leur âge condamne à la retraite. Ces
Infirmes ne laissent pas d’avoir quelques Soupirans,
& c’est toujours de quoi faire un parti assez
nombreux. Prudence a pris soin de distribuer l’Extrait
baptistere de son Ennemie, parmi ces gens-là, que la
mauvaise humeur ne manque jamais d’irriter contre des
personnes qui les fuient, & contre des plaisirs
qu’ils ne peuvent plus goûter eux-mêmes. Cette attaque,
faite de guet à pens, a été une déclaration de guerre qui a tout mis en combustion.
Florimelle, qui a beaucoup d’Esprit, s’est cruellement
vangée de l’affront qu’on lui a fait, par les terribles
coups de langue qu’elle a portés à celle qui en est
l’auteur. Elle ne s’est point épargnée à en découvrir
les petites finesses, & à en faire sentir le
ridicule. Peu contente d’avoir les rieurs de son côté
dans les conversations particuliéres, elle voulut
l’autre jour remporter, aux yeux du Public, unc victoire
éclatante. Elle loua la Troupe de Comédiens qui est à
présent ici pour jouër
1l’Alexandre le Grand, &
se proposa d’y attirer tant de monde, que sa jalouse en
créveroit de dépit. Elle nous pria donc tous de nous y
trouver. J’y fus invité comme les autres. Monsieur, me
dit-elle, je sai que vous aimez. Vous ne manquerez pas à
la mort d’Alexandre. Les doux sentimens de l’Amour y
sont si bien exprimés ! ô heureuse Femme que Statira !
Voir un Conquerant à ses pieds ! Vous ferez
infailliblement des nôtres. Je le lui promis, & il
n’y eut presque personne qui n’en fît autant. Mais voyez, je vous prie, mon cher
Monsieur, ce que peut une Femme qui fait ses affaires à
petit bruit. Prudence, sans rien dire, avoit dressé une
contrebatterie. Elle avoit commandé, pour le même soir,
un Spectacle de
2Marionettes qui
représentoit la Création du Monde. Elle en fit avertir
sous main tous ses Amis & pour se moquer à son tour
de notre Chef, elle ne manqua pas de faire publier, avec
le même secret, que la Figure d’Eve ressembloit à
Florimelle comme deux goutes d’eau. Le jour, que l’on
attendoit de part & d’autre, étant venu, l’on
entendit de grand matin battre la Caisse. C’étoit Adam
& Eve, & quantité de gens du vieux Monde, qui
passoient à cheval dans les rues. Ils avertissoient la
Ville qu’ils seroient visibles l’après-dinée, en tel
Endroit qu’ils nommérent, & que les personnes qui
leur feroient l’honneur de leur rendre visite, auraient le plaisir de voir représenter des
Histoires, de la vérité desquelles aucun de nous ne
doutoit. Le Maire de la
3Ville, qui
est un Homme éclairé, ne hésita point sur le parti qu’il
devoir prendre. Il préferoit, dit-il, ces vertueuses
Marionettes qui représentent des Chrétiens, à ces
Acteurs libertins qui n’avoient à montrer qu’un
Philosophe Païen nommé Alexandre. En un mot, les choses
étoient si bien concertées, qu’à dix heures du matin, la
Maison, où étoient les Marionettes, fut assiegée de
Laquais qui venoient y retenir des places pour leurs
Maîtres. Les Amis de Florimelle virent qu’il falloit se
resoudre à la déserter, ou à n’être point à la Mode. Le
premier parti leur parut préférable. On se hâta donc de
se rendre en foule au Lieu du rendez-vous, parce que
l’on faisoit dire par tout que la Salle étoit déja
pleine, & que l’on n’y pourroit entrer si l’on n’y
venoit pas de bonne heure. Le Spectacle
porta les choses jusques à l’Histoire du Déluge, &
lorsqu’on en fut à cet endroit, l’on introduisit
Polichinelle & sa Femme qui dansoient dans l’Arche.
Cette impertinente Scène fournit à un Homme du Parti
contraire, une belle occasion de critiquer toute la
Pièce. Il y fit des reflexions très-malignes, &
très-judicieuses. Mais il dit sur tout, que, selon les
leix du Théatre, & plus encore selon les règles de
la Morale, il étoit d’une extrême indécence que
Polichinelle parût dans le Déluge, & que c’étoit
bien pis qu’il y parût pour y jouër la Farce.
J’approuvai fort ce qu’il disoit, & j’allois me
lever pour le soutenir, lorsque j’entendis les sifflets
qui marchoient de tous côtés contre notre Critique. Ses
meilleurs Amis, & moi le premier, suivirent le
torrent, & sifflerent comme ses Ennemis le
faisoient. En bonne foi, mon cher Monsier, que
pouvions-nous faire autre chose ? J’ouïs une bonne
Vieille assise à mes côtés, qui recommanda tout haut à
ses Filles de bien retenir les belles choses qu’elles
venoient d’apprendre & qui se tournant ensuite vers
la Femme du Maire, lui dit tout bas à
l’oreille, que ce Spectacle étoit fort instructif pour
les jeunes gens. Quand tout fut fini, Polichinelle se
baissa jusqu’à terre, salua profondément les
Spectateurs, fit un compliment à Prudence, &
remercia toute la Compagnie. Cependant Florimelle, parée
de ses habits de triomphe, avoit pris le chemin de la
Tragédie. Elle y arriva la premiere, & la derniere.
Elle attendit une grosse heure dans cette solitude,
jusqu’à ce que Statira paroissant sur le Théatre, &
prenant un ton sincerement tragique, lui dit ce qui
venoit d’arriver, & déclama beaucoup contre le
mauvais goût des gens de qualité. Florimelle, piquée au
vif, retint les Marionettes pour le lendemain, &
Prudence fiere de son succès commanda la Tragédie. Tout
le monde fut voir Alexandre. La bonne Vieille recommanda
encore à ses Filles de bien retenir les leçons de cette
Pièce, & d’y apprendre sur tout à ne se fier jamais
aux belles paroles des Hommes. Car, dit-elle, vous voïez
bien par cette Histoire que l’on ne sauroit compter sur
des Hommes d’Epée. Ils ne font que courir
le Monde. On ne peut être sûre de les tenir. Babet,
voilà Monsieur le Colonel qui vous salue. Levez-vous, ma
chere, faites-lui la réverence. C’est un de nos voisins,
sa Campagne touche la nôtre. Les mortifications de
Florimelle lui ont enfin donné la discrétion de Prudence
& les Victoires de Prudence lui ont donné toute
l’indiscretion de Florimelle. Il y a paru dans les
suites. Nous fumes invités pour la seconde fois, par
Florimelle, à la Tragédie & par Prudence aux
Marionettes. Admirez le peu de fond que l’on peut faire
sur les choses de ce Monde ! Les petits Maîtres, les
beaux Esprits, les Joueurs, les Coquettes, les Prudes,
les Valétudinaires, les Galants, tout, en un mot, s’est
déclaré pour la premiere de ces deux Dames. Voilà où
nous en sommes pour le présent. S’il y arrive de
nouveaux desordres, vous le saurez bientôt par le moïen
de vôtre très humble serviteur, &c. A Bath le 11. de
Mai 1709.