Du Samedi 14. au
Mardi 17. Mai. 1709.
Du Caffé de White, le 15. Mai.
La Lettre qu’on va voir est
écrite de Bath à un de mes Amis, qui en a reçu du même
endroit plusieurs autres, où l’on lui rend un fidelle compte de ce
qui s’y passe. Celle-ci m’a paru, des plus curieuses, & ayant eu
permission de la copier, je la donne telle que je l’ai prise sur
l’original.
Mon cher Monsieur,
« Je vous prie de faire mes complimens à tous nos Amis. Je commence
ma Lettre par où les autres finissent, parce que j’appréhende
d’oublier ce devoir de civilité, si je le renvoie plus loin. Le
des-ordre qui regne en ce lieu pourroit bien
l’effacer de mon Esprit. Ce desordre est en effet si grand, que l’on
n’y reconnoit plus le sejour ordinaire des Plaisirs & de la
Galanterie. Vous savez bien pourquoi je donne ce nom à une Ville qui
est en reputation dans le Monde pour tout autre chose. Pour une
Personne que le vrai besoin des Eaux y attire, il y en a cent autres
qui n’ont que des Maladies de commande, ou qui ne sont Malades que
d’un excès de santé. Les gens sains & les invalides, ayant ou le
même prétexte ou les mêmes raisons d’y venir, ils y vivent en assez
bonne intelligence ; sur tout dans cette saison qui n’est pas encore
assez avancée pour y voir la foule du beau monde, & où le Bain
chaud, autrefois dédié à Venus, n’est encore fréquenté
que par les vrais Malades. Nous avons pourtant déja bon nombre
d’Etrangers, & surtout deux Dames fort vaines qui profitent de
l’absence des Clarices, & des Chloés. C’est à qui des deux aura la plus
grosse Cour. Certain Ennemi des Belles, nommé le
Temps, leur a bien fait des outrages qui devroient les
rendre plus humbles ; mais elles tâchent l’une à l’autre, quoi que diversement, ou d’oublier elles-mêmes, ou de
faire oublier aux autres, les injures que cet Etre malin leur a
faites. Florimelle, qui est la plus âgée, ne
néglige rien pour se racrocher à la jeunesse ; air enjoué,
conversations badines, amour des Danses & de la Promenade.
Prudence, sa Rivale, n’a que deux ans de moins ;
mais on peut dire qu’elle anticipe sur la vieillesse, par une
austerité prématurée ; Elle est discrete, retenuë, maîtresse de ses
passions, également habile à cacher sa haine & son amour. Ainsi,
pendant que la premiére paroit dans les Cercles, y parle, y met tout
dans la joie ; la seconde va visiter les Impotentes, les Dames qui
ont des vapeurs, ou que leur âge condamne à la retraite. Ces
Infirmes ne laissent pas d’avoir quelques Soupirans, & c’est
toujours de quoi faire un parti assez nombreux. Prudence a pris soin de distribuer l’Extrait
baptistere de son Ennemie, parmi ces gens-là, que la mauvaise humeur
ne manque jamais d’irriter contre des personnes qui les fuient,
& contre des plaisirs qu’ils ne peuvent plus goûter eux-mêmes.
Cette attaque, faite de guet à pens, a été une déclara-tion de guerre qui a tout mis en combustion. Florimelle, qui a beaucoup d’Esprit, s’est
cruellement vangée de l’affront qu’on lui a fait, par les terribles
coups de langue qu’elle a portés à celle qui en est l’auteur. Elle
ne s’est point épargnée à en découvrir les petites finesses, & à
en faire sentir le ridicule. Peu contente d’avoir les rieurs de son
côté dans les conversations particuliéres, elle voulut l’autre jour
remporter, aux yeux du Public, unc victoire éclatante. Elle loua la
Troupe de Comédiens qui est à présent ici pour jouërC’est une Tragédie de Mr.
Nathanaël
Lee. l’Alexandre le Grand, & se proposa d’y attirer tant de
monde, que sa jalouse en créveroit de dépit. Elle nous pria donc
tous de nous y trouver. J’y fus invité comme les autres. Monsieur, me dit-elle, je
sai que vous aimez. Vous ne manquerez pas à la mort
d’Alexandre. Les doux
sentimens de l’Amour y sont si bien exprimés ! ô heureuse Femme
que Statira ! Voir un
Conquerant à ses pieds ! Vous ferez infailliblement des
nôtres. Je le lui promis, & il n’y eut presque personne
qui n’en fît autant.
Mais voyez, je vous prie, mon cher Monsieur, ce que
peut une Femme qui fait ses affaires à petit bruit. Prudence, sans rien dire, avoit dressé une
contrebatterie. Elle avoit commandé, pour le même soir, un Spectacle
deUn petit boussu nommé
Powell divertissoit la Ville
& la Province avec des Marionettes en Poupées de bois, à
qui il faisoit dire bien des choses que l’on n’auroit pas
souffertes ailleurs.Marionettes qui représentoit
la Création du Monde. Elle en fit avertir
sous main tous ses Amis & pour se moquer à son tour de notre
Chef, elle ne manqua pas de faire publier, avec le même secret, que
la Figure d’Eve ressembloit à Florimelle comme deux goutes d’eau. Le jour, que
l’on attendoit de part & d’autre, étant venu, l’on entendit de
grand matin battre la Caisse. C’étoit Adam &
Eve, & quantité de gens du vieux Monde, qui
passoient à cheval dans les rues. Ils avertissoient la Ville qu’ils
seroient visibles l’après-dinée, en tel Endroit qu’ils nommérent,
& que les personnes qui leur feroient l’honneur de leur rendre
visite, auraient le plaisir de voir représenter des
Histoires, de la vérité desquelles aucun de nous ne doutoit. Le
Maire de laLes Maires des plus
grandes Villes ne sont d’ordinaire que de bons Bourgeois
sans étude, & le plus souvent dans les Provinces ce sont
des Gens de petite étoffe, Manufacturiers, Cabaretiers,
etc. Ville, qui est un Homme éclairé, ne hésita
point sur le parti qu’il devoir prendre. Il
préferoit, dit-il, ces vertueuses
Marionettes qui représentent des Chrétiens, à ces Acteurs
libertins qui n’avoient à montrer qu’un Philosophe Païen
nommé
Alexandre. En un mot, les choses étoient si bien
concertées, qu’à dix heures du matin, la Maison, où étoient les
Marionettes, fut assiegée de Laquais qui venoient y retenir des
places pour leurs Maîtres. Les Amis de Florimelle
virent qu’il falloit se resoudre à la déserter, ou à n’être point à
la Mode. Le premier parti leur parut préférable.
On se hâta donc de se rendre en foule au Lieu du rendez-vous, parce
que l’on faisoit dire par tout que la Salle étoit déja pleine, &
que l’on n’y pourroit entrer si l’on n’y venoit pas de
bonne heure. Le Spectacle porta les choses jusques à l’Histoire du
Déluge, & lorsqu’on en fut à cet endroit, l’on introduisit
Polichinelle & sa Femme qui dansoient
dans l’Arche. Cette impertinente Scène fournit à un Homme du Parti
contraire, une belle occasion de critiquer toute la Pièce. Il y fit
des reflexions très-malignes, & très-judicieuses. Mais il dit
sur tout, que, selon les leix du Théatre, &
plus encore selon les règles de la Morale, il étoit d’une
extrême indécence que Polichinelle parût dans le Déluge,
& que c’étoit bien pis qu’il y parût pour y jouër la
Farce. J’approuvai fort ce qu’il disoit, & j’allois me
lever pour le soutenir, lorsque j’entendis les sifflets qui
marchoient de tous côtés contre notre Critique. Ses meilleurs Amis,
& moi le premier, suivirent le torrent, & sifflerent comme
ses Ennemis le faisoient. En bonne foi, mon cher Monsier, que
pouvions-nous faire autre chose ? J’ouïs une bonne Vieille assise à
mes côtés, qui recommanda tout haut à ses Filles de bien retenir les belles choses qu’elles venoient
d’apprendre & qui se tournant ensuite vers la Femme du Maire, lui dit tout bas à l’oreille, que ce Spectacle étoit fort instructif pour les jeunes
gens. Quand tout fut fini, Polichinelle se baissa jusqu’à terre, salua
profondément les Spectateurs, fit un compliment à Prudence, & remercia toute la Compagnie.
Cependant Florimelle, parée de ses habits de
triomphe, avoit pris le chemin de la Tragédie. Elle y arriva la
premiere, & la derniere. Elle attendit une grosse heure dans
cette solitude, jusqu’à ce que Statira
paroissant sur le Théatre, & prenant un ton sincerement
tragique, lui dit ce qui venoit d’arriver, & déclama beaucoup
contre le mauvais goût des gens de qualité. Florimelle, piquée au vif, retint les Marionettes pour
le lendemain, & Prudence fiere de son
succès commanda la Tragédie. Tout le monde fut voir Alexandre. La bonne Vieille recommanda encore à ses
Filles de bien retenir les leçons de cette Pièce, & d’y
apprendre sur tout à ne se fier jamais aux belles paroles des
Hommes. Car, dit-elle, vous
voïez bien par cette Histoire que l’on ne sauroit compter sur
des Hommes d’Epée. Ils ne
font que courir le Monde. On ne peut être sûre de
les tenir. Babet,
voilà Monsieur le Colonel qui vous salue. Levez-vous, ma chere,
faites-lui la réverence. C’est un de nos voisins, sa Campagne
touche la nôtre. Les mortifications de Florimelle lui ont enfin donné la discrétion de
Prudence & les Victoires de Prudence lui ont donné toute l’indiscretion de
Florimelle. Il y a paru dans les suites.
Nous fumes invités pour la seconde fois, par Florimelle, à la Tragédie & par Prudence aux Marionettes. Admirez le peu de fond que
l’on peut faire sur les choses de ce Monde ! Les petits Maîtres, les
beaux Esprits, les Joueurs, les Coquettes, les Prudes, les
Valétudinaires, les Galants, tout, en un mot, s’est déclaré pour la
premiere de ces deux Dames. Voilà où nous en sommes pour le présent.
S’il y arrive de nouveaux desordres, vous le saurez bientôt par le
moïen de vôtre très humble serviteur, &c.
A Bath le 11. de Mai 1709.
Lettre a Mademoiselle
Castabelle.
Mademoiselle,
« Une de vos Amies m’a écrit l’incivilité qui vous fut
faite l’autre jour à l’Opera par une personne de votre Séxe. J’en
fus témoin comme cette Amie, & je puis vous assurer que la Dame
qui prit le pas devant vous se trompa fort, si elle crut par-là vous
effacer. Son affection de se montrer la premiere, contre toute
raison, n’ôta rien à la superiorité de vos charmes, & la
Compagnie en soupçonna seulement qu’elle ne se hâtoit de se placer
devant vous, que pour cacher, autant qu’il lui étoit possible, une
beauté plus grande que la sienne. Je n’en dirai pas
davantage parce qu’à la verité ce sujet est délicat, & que le
moins qu’on en parle n’est que le meilleur. Je sai de quelle
conséquence il est de toucher cet article quand on veut plaire aux
Dames, & c’est principalement aux Dames que je souhaite de
plaire. Si j’espere quelque chose, c’est de la part des Belles ; je
leur ai consacré mes Ecrits. Elles les honorent déja de leur
bienveillance ; j’ose me flatter que je serai toujours allez heureux
pour avoir leur protection. Je tâcherai de ne m’en rendre pas
indigne & je saisis avec plaisir l’occasion qui se présente de
déclarer, de la façon la plus solemnelle, que j’éviterai
soigneusement tout ce qui peut tendre à flétrir le crédit, le
pouvoir, & la reputation du beau Sexe. Ne trouvez donc pas
mauvais, Mademoiselle, que je fasse mon possible pour cacher les
défauts des Dames. Je ne me servirai jamais de ma plume que pour
travailler à vous assujettir tous les Hommes. S’ils étoient
raisonnables, ils sentiroient bien d’eux-mêmes que leur gloire
consiste à vous obéïr, que tôt ou tard il faut que
tous subissent le joug, & qu’en le faisant avec repugnance, tout
ce qu’ils gagnent, est de faire leur devoir de mauvaise grâce. Je
suis,
Mademoiselle,
Votre très-humble & très-obéissant serviteur,
Isaac Bickerstaff, Ecuïer. »
Le 16. Mai.