Hétéroportrait
« Je nâquis dans une
des plus riches Familles de la Grande-Bretagne. Ce
fut un grand bonheur pour moi, puisque, si j’étois
né parmi de pauvres gens, il est fort probable que
je serois encore en vie. Au reste, en vous
recitant toutes les avantures de ma courte &
miserable durée, vous devez me permettre de vous
dire les choses précisement telles quelles me
parurent, & d’exprimer dans mon discours les
traces qu’elles firent dans mon cerveau.
La
premiére chose qui frappa mes sens fut un bruit que
j’endendit sur ma tête. C’étoit une personne qui jettoit les hauts cris. Il me sembla
qu’ensuite, je m’élançai la tête la premiére, &
que je me trouvai tout-à coup entre les mains d’une
Sorciere qui m’attendoit au passage. Je crus qu’elle
me guettoit depuis quelque tems, & qu’elle avoit
même usé d’en chantement pour m’attirer à elle. J’en
eus une peur effroyable, & je criai de toute ma
force. Mais elle n’en discontinua point ses
Opérations magiques, & m’oignit tout le corps
depuis les pieds jusqu’à la tête. Je n’entendois
rien à ce manége, & je comprenois encore moins
ce que vouloit dire une foule de gens, qui,
m’environnant de toutes parts, prononcerent le mot
d’Heritier, sans y en ajouter d’autres qui me
l’expliquassent. Cela m’appaisa pourtant un peu ; je
crus que c’étoit une Cérémonie que l’on saisoit pour
les Personnes de conséquence, qui étoient
apparemment celles qu’on appelloit, Heritiers.
J’étois assez tranquille, lorsque la Sorciere, sans
raison ni demi, & sans que je lui eusse donné
aucun sujet de chagrin, me prit la tête, & me la
banda le plus fort qu’elle pût. Elle me lia aussi
les deux jambes, & me fit avaller
par force une mixtion détestable. Je trouvai que
c’étoit entrer bien desagréablement dans la vie, que
de commencer par prendre Médecine, mais il falloit
bien l’avaller, car si je ne l’avois pas fait, on
m’auroit fourré dans le corps un long Instrument
dans lequel on me la donnoit. Après qu’on m’eût
empaqueté de la sorte, on me porta à la ruelle d’un
lit, où une Dame jeune & belle faillit à
m’étouffer de caresses. Il faut croire que c’étoit
ma Mére. On me fit ensuite tourner d’un autre côté.
Là je vis une Figure differente de toutes les
autres. Elle étoit la seule de son Espece dans la
chambre où nous étions. Elle paroissoit fort
contente de me voir, & je remarquai que le reste
de la Compagnie lui parloit beaucoup de mon nés.
J’ai pourtant appris, depuis ce tems-là, que ce nés
venoit d’une autre Famille. Je vous ai déja dit que
celle où j’entrois étoit des plus riches. Elle étoit
aussi des plus nombreuses. Je voyois tous les jours
de nouveaux Parens qui venoient me féliciter de mon
heureuse arrivée. Il y vint, entre autres, une
Cousine Babet, que vous auriez prise pour un Garçon habillé en Fille : C’étoit un
mouvement & un bruit perpétuel. Elle me prit
pour me faire sauter, & me jetta si haut par
dessus sa tête, que la crainte d’une chute me fit
crier. Pour se vanger de mes cris, elle me pinça,
m’appella, Vilain petit Braillard, & me jetta
entre les bras d’une Fillette que l’on avoit dans la
Maison pour me soigner. Fiere de pouvoir déja faire
la Femme, parce qu’elle faisoit presque le métier de
Nourrice, cette petite Fille me deshabilla pour voir
où j’avois mal. Elle m’examina par tout, & quand
il fallut m’enmailloter de nouveau, elle ne mit pas
une épingle, qu’elle ne me l’enfonçât dans la chair.
Mes cris en augmentoient ; de sorte que, pour
m’appaiser, elle me coucha sur ses genoux le visage
en bas, me donna de petits coups sur le dos, &
d’un ton menaçant me commanda de me taire. Je
sentois tant de mal, que, ma voix l’emportant sur la
sienne, je vis arriver à mon secours la Garde, la
Sorciere, & la Grand’ Mére. La jeune Fille fut
bien grondée, & moi, je fus deshabillé pour la
seconde fois, soit pour chercher l’endroit qui me
faisoit mal, soit plutôt pour satisfaire la curiosité de la Grand’ Maman. La visite
de cette bonne Vieille fut cause de tous mes
chagrins. Jusqu’ici l’on m’avoit élevé à la
cueiller, & je ne manquois pas d’alimens. Il y
avoit toujours de la Bouillie toute prête auprès de
moi. La premiére venuë m’abechoit & d’abord que
je desserrois, les levres, on me farcissoit
d’importance. La chose alloit souvent à l’excès
& j’étois quelquefois contraint de faire
semblant de dormir, afin que l’on ne me crevât pas
de mangeaille. Ma Grand’-Mére se mit à déclamer
contre les Femmes de notre tems : Elles sont
paresseuses, dit-elle, elles n’ont point d’affection
maternelle ; elles n’ont de l’amitié que pour elles
mêmes, & de peur de se gâter la taille & la
gorge, elles ne veulent point allaitter leurs
Enfans. Puisqu’il me falloit du lait de Femme, on
mit aussi-tôt tout le monde en campagne pour me
chercher une Nourrice. Il s’en présenta dix, l’une
après l’autre. On y trouvoit toujoûrs quelque chose
à dire. Celle-ci avoit l’œil au bois, & gâteroit
bientôt le lait de l’Enfant. Celle-là étoit en
consomption, & me la donneroit sans faute. La
voix de la troisiéme étoit trop
aigre, & me feroit peur, au lieu de m’endormir.
A la fin du compte, il n’y eut qu’une grosse
Païsanne qui eut le bonheur de plaire. On me mit
entre ses bras, & pour prendre possession de
moi, elle ne perdit point de tems à me donner le
Tetton ; c’étoit la plus négligente créature du
Monde. Elle ne songeoit qu’à jouër avec les Laquais,
& me laissoit mourir de faim. Je diminuois à vue
d’œil, & je ne sai quand aurait fini ma misére,
si je n’en avois été délivré par un
1Membre de la Societé
Royale. Cet Homme vint me visiter le
30. jour de ma vie, & dit d’un air de confiance
qui persuada, que j’étois mort sans ressource, si
l’on ne me baignoit pas dans l’eau froide. En
partant, il apperçut un Baquet rempli de cette
liqueur. Il courut m’y plonger la tête la premiére :
J’eus le bonheur de m’y noyer. Je dis le bonheur ;
car ce coup m’épaargna <sic> bien des maux
& des crimes. Je devois essuyer la fatigue &
la pédanterie des Ecôles jusqu’à l’âge de 16. ans ;
courir les lieux de debauche jusqu’à vint-cinq,
& languir avec une méchante Femme jusqu’a
soixante. Tel auroit été mon triste sort si
l’enchantement qui lie l’Ame au Corps n’avoit pas
été rompu par ce profond Philosophe. A présent je
suis obligé de couler le temps, qui manquoit à ma
vie, en prenant soin des vivans. Si vous voulez, je
vous accompagnerai dans la proménade que vous allez
faire ; je vous servirai de Laquais aërien, & je
vous expliquerai la pensée, & les desseins des
personnes que vous souhaiterez de connoître. »