Le Philosophe nouvelliste: Article X.

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Article X.

Par Mlle. Jeanneton Distaff Sœur uterine de Mr. Bickerstaff.
Du Samedi 30. Avril, au Mardi 3. Mai 1709.

De mon Cabinet le 1.de Mai.

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Metatextuality

Une affaire de conséquence ayant obligé mon Frere à sortir de Londres, il m’a laissé le soin d’écrire cette feuille, & m’a permis d’y arranger tout à ma mode. Il a bien cru que le Public pardonneroit quelque chose à un Ecrivain de mon Sexe ; & pour moi, j’ai été charmée de l’emploi qu’il m’a donné.
La Curiosité, qui nous est naturelle, y a trouvé la premiére son compte ; j’ai visité à souhait le Cabinet de mon Frere, en commençant par les Papiers qu’il avoit mis sur la table pour m’en servir au besoin. Le premier qui s’est trouvé sous ma main, est un Discours qui traite de l’empire de la Beauté, & de l’influence qu’elle a partout sur les actions publiques & privées des Hommes, avec un Appendix, qu’il appelle, Plan d’un Garçon pour gouverner sa Femme quand il en aura. La premiére règle du Plan que ce Garçon se propose de suivre, est d’obliger sa Femme à renoncer à son Sexe ; car il veut qu’elle ait en aversion les Opera, les Bals, & les Visites ; qu’elle croie que la compagnie d’un Mari suffit pour remplir agréablement tout le vuide de la vie, & qu’il n’y a point d’homme au Monde qui lui paroisse avoir autant ou plus de savoir, de bravoure, & d’esprit que ce Mari. Pour le second point, il prétend qu’il lui soit permis de faire des infidelitez à sa Femme, sans que cela tire à conséquence & aquiere à cette Femme aucun droit d’en faire à son tour ; car il déclare fort sechement qu’il n’entendra point raillerie sur les entorses qu’elle pourroit donner à la foi conjugale. Il s’étend fort ici sur la conduite prudente, & circonspecte qu’il veut que sa Femme tienne, lorsqu’elle s’appercevra de ses infidelitez. Tout cet Appendix me paroit du dernier ridicule. Le projet en est detestable, & n’en pouvant digerer l’impertinence extrême, je retourne au corps même de l’Ouvrage. Ici, mon Frére tire de l’Amour, la raison secrette, le grand mobile de toutes les Révolutions humaines. Dans la Préface, il répond à une espéce de reproche que l’on nous fait ordinairement, qu’il n’arrive point de querelle qu’il n’y ait quelque Femme au fonds de l’affaire. Je le crois bien, dit-il ; c’est qu’il n’y a rien au Monde qui vaille tant la peine de se quereller. Vous noterez en passant que mon Frére est d’une humeur galante. Tout ce qu’il pense, & tout ce qu’il dit se ressent un peu de ce doux penchant. C’est sans doute ce qui lui a ouvert les yeux sur notre mérite, & qui lui a fait appercevoir que nous ne sommes pas les créatures aussi peu considerables, dans le Monde, que quelques Esprits mal faits le prétendent. Il observe très-bien que tout Homme, qui veut se mettre en train de faire quelque figure, ou qui souhaite de parvenir, doit commencer par le désir de plaire à quelque Belle : Aussi-tôt qu’il en a formé le dessein, il plait à tout le monde en chemin faisant. Cette passion se répand sur toute sa conduite. Avant que le Colonel Ranter eût vû la jeune Modish, il ne pouvoit dire un mot sans faire des juremens effroyables. Depuis qu’il lui fait la cour, ce n’est plus le même Homme. Sa Politesse s’étend jusqu’à son Valet ; quand il a quelque ordre à lui donner, il ne le commande plus, il le prie. On ne craint plus dans les Auberges de l’y voir entrer. Il demande obligeamment aux Garçons comment ils se portent. Autrefois il n’affirmoit rien de si faux ou de si douteux, que ce ne fût avec un D. me damne, si la chose n’est comme je le dis. A présent son honnêteté va peut-être à l’excès ; sur les faits qu’il connoît le mieux, sur les veritez les plus claires : Je puis me tromper, dit-il, je suis, à la vérité, d’un autre avis, mais je cede, & je ne veux pas disputer. Il n’y a que des hommes, dépouillez de tout sentiment, & sans goût, qui ne puissent être ni animés ni adoucis par les charmes de la Beauté. Nous en avons un de cette espéce qui nous rend quelques Visites ; c’est un Garçon assez bien fait ; mais on diroit que c’est un Corps sans Ame. Depuis un An que je travaille à lui donner quelque sorte de vie, j’y ai perdu mon tems, & ma peine, & il est encore aussi neuf que s’il ne faisoit que sortir de Nourrice. Il passe tout notre Sexe dans les défauts, qu’on nous impute ; car, s’il faut l’en croire, il fait par choix ce que nous faisons par temperament. Il est indolent par systême, & paresseux par principe.

Metatextuality

Vous en jugerez par le discours qu’il me tint hier au soir de fraiche date. Voici de quelle maniére il se peignit lui-même.

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Dialogue

« Mademoiselle, me dit-il, je regarde avec la derniere indifference tout ce qui se fait parmi les Hommes ; je me donne aussi rarement la peine de me trouver dans leur compagnie ; mais quand cela m’arrive, je suis toujours le même que vous me voyez. Les heures de mon existence, ou, si vous voulez, les heures que je suis éveillé, sont depuis onze du matin jusqu’à onze du soir ; j’en donne la moitié à moi-même ; je la passe à me nettoyer les dents, à me laver les mains, à me rogner les ongles, & à me regarder au Miroir. Les Railleurs m’appellent, Quid nunc ? Pour marquer peut-être que je suis un Zéro dans le Monde. Mais leur Quolibet est Latin, & je ne m’embarrasse guere, de ce qu’il signifie. La derniere comparution que je fais, est le soir, au Caffé de St. James. Qui que ce soit que j’y trouve, je m’entretiens avec lui ; mais toujours sans disputer sur quoique ce puisse être. Mon Esprit est incapable de cette fatigue : il reçoit tous les Objets sans en retenir aucun. La vie active est tout ce que je crains, & que j’évite. C’est que j’ai un parfait mépris pour le Monde, & que je suis parvenu par indolence au point de perfection où l’on prétend que la Dévotion seule peut atteindre ».
N’en déplaise à ce Nigaud, si les Femmes osoient aller aux Caffés, & s’y mêler aux Conversations, nous le déconcerterions bien lui, & ses semblables qui renoncent à leur Sexe pour prendre le nôtre. Quoi qu’il en soit, nous aurons bientôt le plaisir de les voir traiter comme ils le méritent. Car mon Frére a dessein de nous donner une fidelle Rélation de tout ce qui se passe dans les Caffés qu’il y a depuis St. James jusqu’à la Bourse. Il y peindra, au naturel, les beaux Raisonneurs de la premiére volée qui ne manquent point à ces Rendez-vous de Politique. Il commencera par le1Caffé de Smyrne, & il entamera la peinture de cette Maison par ce groupe d’habiles gens qui se sont mis en possession du côté gauche de la Cheminée en s’étendant vers la porte. Nous aurons un Journal exact de ce qui se dit & se fait dans ces illustres Assemblées ; ce qui sera fort utile pour toutes les Femmes en général, & pour moi en particulier, puis que je dois être chargée de publier cette curieuse Gazette, & que le profit en doit être le fonds de ma dépense pour mes menus plaisirs.

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Mais parlons d’autre chose. J’apperçois ici un Livre nouveau qui est imprimé par Jacob Tonson. C’est le sixiéme Tome des Pièces choisies de nos meilleurs Poëtes. Mon Frére y a écrit de sa main que ce Volume n’est en rien inferieur aux précedens. J’y trouve un Recueil des plus belles Poësies Pastorales qu’on ait faites en Angleterre. Le Dialogue de Sylvie & de Dorinde écrit par un2Auteur de mon Sexe, est, à mon avis, d’une beauté qui efface tout le reste. Nos petites foiblesses y sont merveilleusement bien dépeintes ; jamais les Hommes ne les ont attrappées d’une maniere si fine & si délicate.

Citation/Motto

Oui, la Beauté du Sexe est le bien & l’idole. Pendant qu’elle fleurit, ou lorsqu’elle s’envole,
Le plaisir le plus doux à notre vanité,
C’est d’être belle encore, ou de l’avoir été.
Cette reflexion me rappelle à mon premier sujet. Il se rencontre par tout des preuves de notre empire. On nous en a donné ce soir une bien illustre dans la Tragédie que l’on a jouée.3Elle a pour titre, l’Amour fait tout faire, ou, la perte au Monde bien placée. On y voit tout le pouvoir de la Beauté, dans sa plus grande étenduë. L’amoureux Antoine sacrifie & gloire & souveraineté à Cleopatre, & cette aimable Reine trouve en ses seuls appas les armes qui défendent son Throne contre un Peuple d’ailleurs invincible. Il est si naturel aux Femmes de parler d’elles-mêmes, que j’espere que l’on me pardonnera de n’avoir parlé d’autre chose. J’ose au moins me flatter que les Dames ne le trouveront pas mauvais, & lorsqu’on a le bonheur de leur plaire, on doit se mettre peu en peine des autres Lecteurs. Si je ne me trompe, je vois sur le Journal d’Esprit de mon Frére, quelques vers Latins qui marquent beaucoup de mépris pour les Critiques.

Citation/Motto

………4Tristitiam & metus
Tradam protervis in mare Creticum
Portare ventis.

1C’est une Maison près de la Bourse.

2C’est Mlle. Singar, dont Mr. Prior a celebré l’esprit en plusieurs endroits de ses Poësies.

3C'est une Pièce de Mr. Dryden, qu'il a tirée de Shakespear.

4Ces Vers sont pris d’Horace Lib.I. Ode XXVI. I. &c. ; ils veulent dire en François, « J’abandonnerai le chagrin & la crainte aux Vents impétueux pour les promener sur la Mer de Candie ». Creticum & Critique sont deux mots assez approchans pour tromper une Femme qui n’entend pas le Latin.