2J’avois
perdu, presque tout d’un coup, & la vue des
Champs Elysées, & les traces de ce qui m’avoit
occupé pendant la veille. J’ai cru être enlevé par
un Orage, qui m’a jetté subitement dans une Ile. La
Mer, qui l’environnoit, étoit, de toutes parts,
agitée d’une Tempete effroïable. Le fureur des ondes
ébranloit jusqu’aux fondemens de la Terre, &
l’on eût dit que cette Ile étoit à tout moment sur
le point d’être engloutie. La consternation des
lnsulaires ne peut être exprimée.
N’esperant plus de salut, ils se tenoient abbatus
sur le visage, comme pour fermer les yeux au peril.
Les côtes étoient couvertes de Matelots éperdus,
& les Vaisseaux abandonnés a la merci des flots,
& des Vents irrités, alloient se briser en
pieces contre les rochers.
Niveau 4
Dialogue
« Juste Ciel ! me
suis je écrié à cet affreux spectacle, d’où vient
la secrette horreur qui me saisit ? Que
craindrois-je si j’étois innocent ? La Nature
expire : ces violentes secousses, ces convulsions
m’en annoncent la fin prochaine. Mais ne sens-je
pas bien que je ne périrai point avec elle ? La
meilleure partie de moi-même ne lui
survivra-t-elle pas ? Oh ! que n’ai-je vêcu en
sorte que ce fût un bonheur pour moi de lui
survivre ! »
Je n’ai pû continuer mes reflexions. Une
nouvelle Scene d’horreur les a interrompues. Tout ce
peuple a jetté à la fois un cri perçant qui m’a
glacé. Cette émotion si soudaine m’a causé la.
derniere surprise. Je ne m’y attendois point dans un
abbatement de desespoir, qui sembloit avoir ôté à
tous le sentiment & la voix. J’ai tourné mes
regards du côté où le bruit avoit commencé. En cet instant les Vents ne se sont plus
fait entendre, & les vagues se sont appaisées.
Les Insulaires s’étoient levés, & se tenant
débout portoient les yeux sur un riche & superbe
Palais qui étoit au milieu de leur Ile. Là, nous
avons vû sous un Dais Roïal
3un Heros
dont l’air étoit majestueux, mais dont le visage
étoit pâle & défait. La tristesse & le morne
silence, des gens qui l’environnoient, nous ont fait
juger qu’il alloit expirer. A quelques pas de lui
étoit une Dame dont la vie sembloit être attachée à
la sienne. Elle ne détournoit point ses regards de
dessus cet illustre mourant, & l’on lisoit, dans
ses yeux, mille mouvemens divers de douleur & de
tendresse qu’elle étouffoit dans son coeur. On
voïoit bien que, si elle en eût cru son Amour, elle
alloit serrer ce cher objet entre ses bras, ou pour
en recevoir les derniers soupirs, ou pour expirer
avec lui. Mais on voïoit aussi qu’un
courage superieur arrêtoit ces sentimens de
foiblesse, & qu’elle conservoit encore assez
d’empire sur elle-même, pour épargner au Heros une
vûë si touchante, & si capable de troubler le
repos dont il avoit besoin dans ces derniers momens.
Ce moment fatal approchoit, & n’a pas tardé à
venir. Ce grand homme s’est renversé sur son siege,
avec un air qui marquoit plus de dégoût de la vie
que de crainte de la perdre, & dans cette
situation tranquille, sa belle Ame s’est envolée au
sejour de la véritable gloire. L’Héroïne, qui
jusque-là s’étoit tenuë éloignée, n’a pu se contenir
davantage. Elle s’est alors approchée, & se
jettant à genoux, elle a tendrement baisé les mains
du Heros qu’elle a baigné ds ses larmes. Faisant
sans contrainte, en faveur du Mort, ce qu’elle
n’avoit osé faire en faveur du Mourant. Elle auroit
demeuré long-tems dans cette humble posture, &
dans cette triste occupation, si quelques Amis, qui
ont craint l’excès de sa douleur, ne l’eussent
écartée de l’objet funeste qui avoit fait naître
cette douleur, & qui l’entretenoit. Sa retraite
a laissé un libre cours à l’affliction
publique, que sa présence avoit en quelque façon
réprimée. Le Peuple avoit respecté les pleurs de
cette auguste Personne, & sembloit avoir craint
d’en souiller les larmes par le mêlange des siennes.
Cet air de noblesse & de majesté qui regne dans
toutes les actions des grandes Ames, & que leurs
disgraces même ne détruisent pas, avoit suspends les
mouvemens de la tristesse, par celui de la
venération. Mais aussi-tôt que cette Dame a disparu,
toute la Multitude s’est abandonnée sans ménagement
à sa propre douleur. On n’a plus ouï de tous côtés
que cris lugubres, que lamentations, que soupirs,
que sanglots. Dans cette confusion de plaintes,
& de gemissemens, je n’ai pas pu bien entendre
ce que ces Insulaires disoient du Heros qu’ils
venoient de perdre. J’ai’ pourtant compris qu’ils
l’invoquoient tous comme leur Dieu tutelaire.
C’étoit lui, disoient-il, qui
4commandoit depuis peu à
l’Ocean, & qui pendant long-tems avoit garanti
cette Ile du naufrage & des
invasions dont elle étoit menacée. Sans secours,
sans Protecteur, sans Esperance ni du côté du Ciel,
ni du côté de la Terre, leur excessive consternation
n’étoit-elle pas raisonnable ? Le desespoir même ne
sembloit-il pas légitime ? Pendant que cette Nation
desolée exprimoit ainsi en mille façons diverses les
mêmes regrets, un épais & sombre Nuage s’est
étendu sur tout le Pais, & en a couvert de
ténèbres tous les habitans. Il n’y paroissoit plus
la moindre lumiere ; si ce n’est un foïble raïon qui
descendoit du Ciel sur le lieu où l’Héroïne s’etoit
renfermée. Là se dérobant à un Monde qui n’avoit
plus rien d’aimable pour elle, depuis qu’elle avoit
perdu tout ce qu’elle y aimoit, elle tenoit ses
regards attachés sur la glorieuse demeure où son
Epoux venoit de monter.
5Ce
deuil & cette obscurité m’ont
paru durer fort long-tems ; mais enfin j’ai vû
naître comme un crepuscule qui a peu-à-peu éclairé
l’Hemisphere. A la faveur de ce petit jour, j’ai
découvert un Vaisseau qui nageoit vers le rivage,
& qui s’approchoit de nous.
6Il y avoit un Guerrier chargé
d’ornemens militaires. A sa main gauche il portoit
un bouclier sur lequel l’image de la Victoire étoit
gravée, & dans sa main droite il tenoit une
branche d’Olivier. On eût dit que ce n’étoit-là que
des symboles parlans de son Caractere ; son air
avoit tout ensemble quelque chose de si doux &
de si grand, qu’il falloit nécessairement le
craindre ou l’aimer. Ce grand Personnage a été reçu
à terre aux acclamations de tout le Peuple, qui l’a
suivi jusqu’au Palais de l’Heroïne. Cette Princesse
étoit encore occupée à pleurer sa perte. Ni la
gloire de ses armes, ni les applaudissemens de ses
Sujets n’avoient pû jusqu’ici
suspendrê, pour un seul moment, les transports de
son Affliction. La branche d’Olivier, présentée à
ses yeux, a fait tout d’un coup sur elle, ce que
tant de succès n’y avoient pû faire. A l’exemple du
Ciel qui, par pure compassion pour les Mortels,
accorde à leurs prieres des biens dont il ne lui
revient aucun avantage, cette illustre Affligée a
paru pour la premiere fois être encore sensible aux
choses du monde. Elle a pris de la main du Guerrier,
la branche qu’il lui présentoit. Elle la considere
avec joie, & parle des bénédictions de la Paix,
de la même maniere qu’en peuvent parler ces
Intelligences celestes, qui sont les Ministres du
Dieu de la Paix. Pendant qu’elle parloit, une
profonde tranquillité regnoit dans les Airs, la
Multitude étoit attentive ; & la Nature entiere
sembloit l’écouter en silence. Ce calme n’a pas été
de longue durée.
7Le Messager de la Paix a
répliqué quelques mots, parmi lesquels j’ai cru
entendre celui d’Espagne. L’Heroine a repris son air
sombre. Il paroissoit pourtant dans cet air plus de
fermeté que de dépit. Elle a rendu la branche à
celui qui la lui avoit apportée, & repris le
voile lugubre qu’elle venoit de quitter. Je n’ai
entendu après cela que cris confus mêlez au bruit
des armes,