Si les Ouvrages de ce caractere étoient au goût de Public, on ne
manqueroit pas de bons Auteurs, qui s’applique-roient à
l’envi à exceller dans ce genre de composition. Je dirai plus ; ces
grandes Pièces feroient un effet merveilleux sur tous les esprits, &
l’on n’en doutera pas si l’on considere ce que font sur nous les charmes
de la Peinture. Examinez, par exemple, la Bataille de
Porus, de Mr. Le Brun. Peut-on la
voir, sans y découvrir d’abord le caractère d’un Prince également brave
& fier, & sans être comme entraîné par cette vue à l’imitation
de son courage & de sa fermeté ? Regardez-le tomber du coup qu’il a
reçu. La langueur, qui s’empare de tous ses traits, ne lui ôte point son
air terrible. On voit que c’est un Heros qui expire. La menace & la
Mort se peignent en même tems dans ses regards, & cet objet, qui
partage les sentimens du Spectateur, le remplit, à la fois, de fraïeur
& de compassion.
Voilà ce que peut sur nous le simple mêlange des ombres & de la
lumiere : Mais que n’y peut point aussi la parole ? Pour en juger, l’on
n’a qu’à jetter les yeux sur les portraits d’un bon Auteur. Prenons, si
l’on veut, Saluste. Il peint Catilina de la même maniere, à peu près,
que Porus a été peint par Mr. Le
Brun. Voici son
Latin :
Catilina
verò longe a suis inter hostium Cadavera repertus est,
paululum etiam spirans, ferocitatemque animi quam vivus habuerat in
vultu retinens. C’est-à dire en François, « Catilina fut trouvé loin de ses gens, parmi
les Corps morts de ses Ennemis. Il avoit encore quelque souffle &
conservoit sur son visage la ferocité d’esprit qu’il avoit eu pendant la
vie. »
Vous voïez, en ce peu de mots, une
expression forte & naïve de sa vie & de ses actions. Si le
Peintre & l’Historien peuvent tant faire par les couleurs, & par
les paroles, que ne peut-on point attendre d’un Poëte habile, dont les
Portraits sont animés par la personne, les mouvemens, les regards, &
l’adresse d’un savant Acteur ? Si les choses qui ne sont que peintes, ou
que récitées, font tant d’impression sur l’esprit, que n’y feroient
point des choses qui nous sont rendues comme présentes, & qui se
passent en quelque façon sous nos yeux par la représentation.
De mon Cabinet.
Je passai hier tout le jour dans
une espece de dissipation, qui est inévitable dans les grandes
Villes, pour peu que l’on veuille s’y répandre. Las enfin de mes
courses, & de mille impertinences qui avoient voltigé autour de
moi pendant dix heures entieres, je ne fus pas plutôt rentré chez
moi que je me mis au lit. Je conserve la coûtume, que je m’étois
faite à l’Université, de m’endormir un Livre à la main. Mon Valet,
que j’ai dressé à cela, me demanda lequel je voulois, Horace, Tibulle, Ovide, ou quelque autre ? Donnez-moi Virgile, lui dis-je, & lorsque vous verrez que
le sommeil m’emportera, ne manquez pas déteindre la Chandelle. Je
lus avec un plaisir incroïable tout le sixieme Livre de Eneïde, & j’en avois déja relu la moitié, lorsque
les idées charmantes des Champs Elysées, &
des Héros qui s’y promenent, l’agréable & douce langueur des
vrais Amans, & le sort déplorable des Esprits infortunés qui ont
abusé de la lumiere ; j’avois, dis-je, fait la moitié de cette
lecture pour la seconde fois, lorsque cette intéressante variété
d’objets, chassant de mon Imagination tous ceux de la journée,
m’endormit insensiblement, & me plongea dans un Songe que mon
reveil vient de terminer plutôt que je n’aurois voulu.
Ce Songe est une description
Poëtique de l’état de l’Angleterre
depuis la mort du Prince
George en 1708, jusqu’à la conclusion des
Négociations de la Haye,
en1709.J’avois perdu, presque tout d’un coup, & la
vue des Champs
Elysées, & les traces de ce qui m’avoit occupé
pendant la veille. J’ai cru être enlevé par un Orage, qui m’a jetté
subitement dans une Ile. La Mer, qui l’environnoit, étoit, de toutes
parts, agitée d’une Tempete effroïable. Le fureur des ondes
ébranloit jusqu’aux fondemens de la Terre, & l’on eût dit que
cette Ile étoit à tout moment sur le point d’être engloutie. La
consternation des lnsulaires ne peut être exprimée.
N’esperant plus de salut, ils se tenoient abbatus sur le visage,
comme pour fermer les yeux au peril. Les côtes étoient couvertes de
Matelots éperdus, & les Vaisseaux abandonnés a la merci des
flots, & des Vents irrités, alloient se briser en pieces contre
les rochers.
« Juste Ciel ! me suis je écrié à cet affreux spectacle,
d’où vient la secrette horreur qui me saisit ? Que craindrois-je si
j’étois innocent ? La Nature expire : ces violentes secousses, ces
convulsions m’en annoncent la fin prochaine. Mais ne sens-je pas
bien que je ne périrai point avec elle ? La meilleure partie de
moi-même ne lui survivra-t-elle pas ? Oh ! que n’ai-je vêcu en sorte
que ce fût un bonheur pour moi de lui survivre ! »
Je n’ai pû continuer mes reflexions. Une nouvelle Scene d’horreur les
a interrompues. Tout ce peuple a jetté à la fois un cri perçant qui
m’a glacé. Cette émotion si soudaine m’a causé la. derniere
surprise. Je ne m’y attendois point dans un abbatement de desespoir,
qui sembloit avoir ôté à tous le sentiment & la voix. J’ai
tourné mes regards du côté où le bruit avoit commencé. En cet instant les Vents ne se sont plus fait entendre,
& les vagues se sont appaisées. Les Insulaires s’étoient levés,
& se tenant débout portoient les yeux sur un riche & superbe
Palais qui étoit au milieu de leur Ile. Là, nous avons vû sous un
Dais RoïalL'Auteur veut parler de
George Prince de
Danemark, sécond fils de Frédéric III, & frere de
Christian V.
Le 28. de Juillet en 1683. il épousa la Princesse Anne Fille de Jaques Duc d'York, avec laquelle il vécut
dans une union exemplaire jusques au mois d'Octobre 1708,
qu'il mourut à Kensington, après une
indisposition de peu de jours. un Heros dont
l’air étoit majestueux, mais dont le visage étoit pâle & défait.
La tristesse & le morne silence, des gens qui l’environnoient,
nous ont fait juger qu’il alloit expirer. A quelques pas de lui
étoit une Dame dont la vie sembloit être attachée à la sienne. Elle
ne détournoit point ses regards de dessus cet illustre mourant,
& l’on lisoit, dans ses yeux, mille mouvemens divers de douleur
& de tendresse qu’elle étouffoit dans son coeur. On voïoit bien
que, si elle en eût cru son Amour, elle alloit serrer ce cher objet
entre ses bras, ou pour en recevoir les derniers soupirs, ou pour
expirer avec lui. Mais on voïoit aussi qu’un courage
superieur arrêtoit ces sentimens de foiblesse, & qu’elle
conservoit encore assez d’empire sur elle-même, pour épargner au
Heros une vûë si touchante, & si capable de troubler le repos
dont il avoit besoin dans ces derniers momens. Ce moment fatal
approchoit, & n’a pas tardé à venir. Ce grand homme s’est
renversé sur son siege, avec un air qui marquoit plus de dégoût de
la vie que de crainte de la perdre, & dans cette situation
tranquille, sa belle Ame s’est envolée au sejour de la véritable
gloire.
L’Héroïne, qui jusque-là s’étoit tenuë éloignée, n’a pu se contenir
davantage. Elle s’est alors approchée, & se jettant à genoux,
elle a tendrement baisé les mains du Heros qu’elle a baigné ds ses
larmes. Faisant sans contrainte, en faveur du Mort, ce qu’elle
n’avoit osé faire en faveur du Mourant. Elle auroit demeuré
long-tems dans cette humble posture, & dans cette triste
occupation, si quelques Amis, qui ont craint l’excès de sa douleur,
ne l’eussent écartée de l’objet funeste qui avoit fait naître cette
douleur, & qui l’entretenoit. Sa retraite a laissé un libre
cours à l’af-fliction publique, que sa présence avoit
en quelque façon réprimée. Le Peuple avoit respecté les pleurs de
cette auguste Personne, & sembloit avoir craint d’en souiller
les larmes par le mêlange des siennes. Cet air de noblesse & de
majesté qui regne dans toutes les actions des grandes Ames, &
que leurs disgraces même ne détruisent pas, avoit suspends les
mouvemens de la tristesse, par celui de la venération. Mais
aussi-tôt que cette Dame a disparu, toute la Multitude s’est
abandonnée sans ménagement à sa propre douleur. On n’a plus ouï de
tous côtés que cris lugubres, que lamentations, que soupirs, que
sanglots.
Dans cette confusion de plaintes, & de gemissemens, je n’ai pas
pu bien entendre ce que ces Insulaires disoient du Heros qu’ils
venoient de perdre. J’ai’ pourtant compris qu’ils l’invoquoient tous
comme leur Dieu tutelaire. C’étoit lui, disoient-il, quiLe Prince George de Danemarc étoit Grand
Amiral d’Angleterre & l’on sait que
l’Angleterre prétend à l’empire des Mers qui
l’environnent. commandoit depuis peu à l’Ocean,
& qui pendant long-tems avoit garanti cette Ile du nau-frage & des invasions dont elle étoit menacée. Sans
secours, sans Protecteur, sans Esperance ni du côté du Ciel, ni du
côté de la Terre, leur excessive consternation n’étoit-elle pas
raisonnable ? Le desespoir même ne sembloit-il pas légitime ?
Pendant que cette Nation desolée exprimoit ainsi en mille façons
diverses les mêmes regrets, un épais & sombre Nuage s’est étendu
sur tout le Pais, & en a couvert de ténèbres tous les habitans.
Il n’y paroissoit plus la moindre lumiere ; si ce n’est un foïble
raïon qui descendoit du Ciel sur le lieu où l’Héroïne s’etoit
renfermée. Là se dérobant à un Monde qui n’avoit plus rien d’aimable
pour elle, depuis qu’elle avoit perdu tout ce qu’elle y aimoit, elle
tenoit ses regards attachés sur la glorieuse demeure où son Epoux
venoit de monter.La Reine Anne fit un si long deuil
pour le Prince son Epoux, que la plûpart des Manufactures
s’en ressentirent beaucoup. On lui en fit alors de
très-respectueuses romontrances, & dans la suite, on a
cru devoir prévenir cet inconvenient par de nouvelles Loix,
qui limitent à un temps précis le deuil des Rois
d’Angleterre. Ce
deuil & cette obscurité m’ont paru durer fort long-tems ; mais
enfin j’ai vû naître comme un crepuscule qui a peu-à-peu éclairé
l’Hemisphere. A la faveur de ce petit jour, j’ai découvert un
Vaisseau qui nageoit vers le rivage, & qui s’approchoit de nous.
Mylord Marlborough, qui étoit allé de bonne
heure en Hollande pour les Négociations
de la Paix, repassa la Mer environ ce temps-là pour porter à
la Reine les fameux Articles préliminaires qui firent alors
tant de bruit.Il y avoit un Guerrier chargé
d’ornemens militaires. A sa main gauche il portoit un bouclier sur
lequel l’image de la Victoire étoit gravée, & dans sa main
droite il tenoit une branche d’Olivier. On eût dit que ce n’étoit-là
que des symboles parlans de son Caractere ; son air avoit tout
ensemble quelque chose de si doux & de si grand, qu’il falloit
nécessairement le craindre ou l’aimer.
Ce grand Personnage a été reçu à terre aux acclamations de tout le
Peuple, qui l’a suivi jusqu’au Palais de l’Heroïne. Cette Princesse
étoit encore occupée à pleurer sa perte. Ni la gloire de ses armes,
ni les applaudissemens de ses Su-jets n’avoient pû
jusqu’ici suspendrê, pour un seul moment, les transports de son
Affliction. La branche d’Olivier, présentée à ses yeux, a fait tout
d’un coup sur elle, ce que tant de succès n’y avoient pû faire. A
l’exemple du Ciel qui, par pure compassion pour les Mortels, accorde
à leurs prieres des biens dont il ne lui revient aucun avantage,
cette illustre Affligée a paru pour la premiere fois être encore
sensible aux choses du monde. Elle a pris de la main du Guerrier, la
branche qu’il lui présentoit. Elle la considere avec joie, &
parle des bénédictions de la Paix, de la même maniere qu’en peuvent
parler ces Intelligences celestes, qui sont les Ministres du Dieu de
la Paix. Pendant qu’elle parloit, une profonde tranquillité regnoit
dans les Airs, la Multitude étoit attentive ; & la Nature
entiere sembloit l’écouter en silence. Ce calme n’a pas été de
longue durée.Le 37. Article
préliminaire conclu à la Haie en 1709.
fut, en apparence, la cause de ce que la Paix ne se fit
point alors, ou plutôt, ce fut le prétexte que Louïs XIV. prit pour ne la point
faire. On vouloit l’obliger, malgré lui, à consentir de
bonne foi à l’évacuation de l’Espagne, &
c’étoit précisement à quoi il pensoit le moins, quelque mine
que fissent les Plenipotentiaires de France Le Messager de la Paix a répliqué quelques mots, parmi lesquels j’ai cru
entendre celui d’Espagne. L’Heroine a repris son air
sombre. Il paroissoit pourtant dans cet air plus de fermeté que de
dépit. Elle a rendu la branche à celui qui la lui avoit apportée,
& repris le voile lugubre qu’elle venoit de quitter. Je n’ai
entendu après cela que cris confus mêlez au bruit des armes,
& tout ce fracas m’a
reveillé.