Référence bibliographique: Armand de Boisbeleau de La Chapelle (Éd.): "Article VII.", dans: Le Philosophe nouvelliste, Vol.1\013 (1735), pp. 131-143, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2280 [consulté le: ].


Niveau 1►

Article VII.

Du Samedi 23. au Mardi 26. d’Avril 1709.

Niveau 2► J’avois bien ouï dire, que le mal se prend à s’en moquer ; mais à présent [132] je le sai par experience. Je me vois dans le même état où j’ai dit, il y a quelques jours, qu’est Mr. Partridge. Le feu qui m’animoit au commencement de cet Ouvrage, n’est plus le même ; il m’abandonne, & je me sens mourir. Assurément, sans cela, je n’aurois jamais fait ce que je fis Samedi dernier ; je veux dire d’avoir donné pour Nouvelles le Journal du Siège de Troie. Quelle pitié ! Ce n’est pas que je ne pûsse trouver quelque excuse, si je voulois en chercher. Je pourrois dire que l’Homme est une créature très-foible, est rarement d’accord avec elle-même ; & rien ne me seroit plus facile que d’alleguer l’exemple des Heros qui manquent de courage en certaines rencontres, des beaux Esprit qui ont leurs momens de pesanteur, & des Politiques, dont les raisonnemens sont quelquefois très-bizarres. Mais il vaut mieux confesser la dette. J’ai calculé le Thême de ma Nativité ; j’y trouve que je ne puis me soutenir, avec quelque reputation d’esprit, que jusqu’à 2. minutes après minuit entre le 18. & le 19. du Mois prochain. En attendant, je ne laisserai pas de donner encore quelque chose ; mais après ce terme on n’en tirera rien, & si l’on souhaite la continuation [133] de mon Ouvrage, il faudra que mes Lecteurs me mandent eux-mêmes l’histoire de leurs galanteries, ou tels autres sujets qui conviennent au projet que j’avois formé. Les personnes qui voudront se servir de ma plume n’ont qu’à m’écrire à l’Adresse du Sieur Isaac Bickerstaff, Ecuïer, chez Mr. Morphew, près de la Halle des Libraires. Mes Correspondans, & Correspondantes peuvent être assurés que je leur rendrai une entiere justice, & que tout ce qu’il leur plaira de me communiquer, de leurs chagrins, ou de leurs plaisirs, sera représenté au Public avec des couleurs aussi naturelles, que le peuvent être celles que Mr. Jervaise a emploïées dans le Portrait de la charmante Chloé. Mais puis que, sans ce secours, je sens & j’avoue ingênument que mon Esprit n’a tout au plus que pour un mois de vie, & que d’ailleurs j’ai encore du jugement & de la santé, je me crois dans l’obligation de faire mon Testament, que j’écris ici, dans la forme & teneur qui s’ensuit.

Niveau 3► 1. Je donne aux Agioteurs, qui négocient autour de la Bourse de Londres, tous mes biens immeubles, pour servir [134] de Caution aux Personnes qui se confient tous les jours en eux.

Item. D’autant qu’il est fort difficile d’entretenir des terres en bon état sans argent comptant, je veux que l’on prenne sur mes biens meubles la peau1 de l’Ours, que j’ai souvent prêtée au besoin à plusieurs Societés qui sont dans cette Ville, ou aux environs, & que cette peau de l’Ours soit donnée, & appartienne à perpetuité auxdits Agioteurs.

Item : j’ordonne que l’on choisira, dans le Corps de ces Agioteurs, quelques personnes qui seront specialement commises à prêter,2 au nom de tous les Mar-[135]chands, tous les sermens que l’on exige à la Douane à l’occasion des droits d’entrée & de sortie, & ce pour obvier à l’inconvénient qu’il y auroit qu’un Corps si estimable fût tout entaché de parjure.

Item : je fais expresses défenses à tous Seigneurs, & à toutes Personncs non roturieres, d’épier de trop près les Ventes, & les Achats qui se font aux environs de la Bourse, ce qui ne se peut faire sans porter un préjudice notable à ces Agioteurs.

Par ce que dessus j’ai disposé de mes Biens meubles & immeubles en aussi peu de mots qu’on le puisse faire dans un Testament, laissant aux Savans le soin d’en expliquer l’Enigme s’il y en a. Mais, en vertu des Sciences occultes que je possede, je prétens aussi qu’il me soit permis, & qu’il m’apartienne de droit de leguer à qui je voudrai, mes talens aquis & naturels, & j’en dispose de la maniere suivante.

Item : Je donne ma3 Chasteté aux [136] Filles qui ne se sont pas rendues, après avoir permis qu’on les marchandât.

Item: Je donne mon Courage aux personnes qui ont honte de leurs Amis dans la détresse ;4 qui sont Neutres, ou n’osent dire leur avis dans les Assemblées ; & qui font les braves quand il ne s’agit que de parler.

Item : D’autant qu’il est établi que les Riches donnent aux Riches, j’ordonne que mon Esprit soit distribué entre les personnes qui croient en avoir déja assez : & si les gens de cette espece réfusent le bien que je leur légue, je le donne à5 Bentivoglio, afin qu’il l’emploie à défendre ses Ouvrages, à mesure qu’il en publiera.

[137] Item : Je laisse mon Savoir aux6 Membres honoraires de la Societé Roïale.

Pour ce qui regarde la disposition de mon Corps ; D’autant que ces yeux doivent cesser un jour de contempler Teraminte, & qu’à quelque heure ce cœur ne pourra plus languir pour elle, c’est-à-dire, d’autant que ce corps doit retourner à la terre, je veux que ceci se fasse avec un Cérémoniel qui réponde à mon Caractere Aïant donc appris que l’on est en doute si le Sieur Isaac Bickerstaff est un Personnage imaginaire ou réel ; je n’exige point des personnes qui sont véritablement ce qu’elles paroissent, qu’elles viennent à mon enterrement. Mais j’y invite dans les formes tous ceux qui sont, dans leur conduite, ce qu’on appelle en Latin, Personæ, des Personnes masquées, & qui paroissent être ce qu’elles ne sont pas véritablement. La Biere sera portée par six Hommes [138] du Guet qui n’ont jamais été vûs en plein jour.

Le Poële sera tenu par six Hommes du nombre de ceux qui font une grande montre de probité, de biens, & de crédit, & qui n’en ont point du tout.

Afin que mes Funerailles soient réellement ce qu’elles sont d’ordinaire, une vraie Farce, & d’autant que le Deuil n’est dans ces occasions que pure Comédie, je souhaite que des Comédiens de profession me rendent le dernier devoir. Je supplie donc très-humblement la7 Barry d’y vouloir faire, à mon honneur, le personnage de Veuve. Je prie aussi8 Penkethman & Bullock de la suivre habillés, l’un en Cardinal, & l’autre en Conseiller d’Etat. Afin que tout réponde à ce Convoi funèbre, je conjure toutes les Dames, qui le regarderont passer, de joindre leurs larmes à celles de la Barry, puisqu’il n’y en a point parmi elles qui ne souhaite d’avoir un Mari, ou qui ne soit bien aise de le perdre. Enfin j’invite toutes les personnes qui ont du temps de reste, à y venir prendre une Echarpe, & des Gands. ◀Niveau 3

[139] C’est ainsi qu’à l’exemple du fameux Charles V. je resigne toute la grandeur d’un Monde qui passe. Cependant, pour montrer quelle est mon indifferencc pour toutes choses, & que je ne suis pas si opiniâtre que je ne puisse bien changer d’avis, je dois avouër que je n’ai pas moins d’envie de rester au Monde que d’en sortir. C’est à mes Lecteurs à décider de mon sort, & à voir s’ils aiment mieux m’apprendre de leurs nouvelles, que de n’en apprendre plus des miennes.

Du Caffé de White, le 25. Avril.

Le tems de la Galanterie pour les petites gens tombe ordinairement sur les jours de Fête. Mais cette galanterie ressemble aux Comédies qui sont du plus bas genre, tant pour le stile que pour les Personnages. Récit général► Utopie► Ce matin, jour de Pâques, le Colonel Ramble & moi, nous avons été de bonne heure nous promener dans les Champs. Tout nous y a paru couvert de Bergers, & de Bergeres ; mais ces Bergers, & ces Bergeres étoient bien [140] differens de ceux de9 l’Arcadie. Ce n’étoit ni le même tour, ni la même simplicité. Chaque Buisson savoit de ceux-ci des histoires que l’on ne raconte point dans les Romans. Pendant que nous considerions à loisir les Pelotons, qui fourmilloient autour de nous, nous avons apperçu d’assez loin une Bande qui prenoit le chemin de10 St. Pancrace. Quoique tout y marchât en assez bon ordre, nous avons cru y voir un homme transpercé d’une Epée, & qui seroit tombé, à chaque pas qu’il faisoit, si une femme, qui étoit à ses côtés, ne l’eût soûtenu. Le reste de la Compagnie les suivoit deux à deux. En approchant, quelle a été notre surprise de reconnoître le Tailleur François, qui nous habille tous deux ! C’étoit Guardeloupe qui alloit, en cérémonie, épouser une des Filles de boutique de la d’Epingle. A son Epée, attachée fort haut au-dessus de [141] la ceinture & à la figure circonflexe que font les gens de son métier quand ils marchent ; nous l’avions pris à cette distance pour un homme blessé & chancellant. La matinée avoit été pluvieuse, & j’ai cru trouver dans cette marche nuptiale, une image très-vive de l’état futur des deux conjoints. On eût dit, qu’il y avoit un mois, que le Fiancé & la Fiancée souhaitoient de pouvoir aller l’un sans l’autre. Cependant ils se tenoient bien serrés sous le bras, & lorsqu’il se rencontroit quelque bourbier en chemin, le Fiancé qui faisoit des efforts pour en tirer la Fiancée, ne faisoit effectivement que s’y enfoncer lui-même. Son plumet étoit tout abbatu sur son chapeau ; ses souliers n’avoient plus de talon ; en un mot le pauvre homme étoit si mal accoutré, qu’il n’y avoit pas un fil, pas une couture de son habit qui ne sentît déja le Marié. C’est une mauvaise plaisanterie qui m’échappe ; mais j’espere qu’on la pardonnera à l’impression qu’a fait sur moi ce Spectacle Tragicomique. Le Colonel & moi, les avons accompagnés à la Chapelle, & après y avoir ouï prononcer l’arrêt irrevoca-[142]ble nous nous sommes hâtés de regagner la Ville. ◀Utopie ◀Récit général

Metatextualité► En faisant reflexion sur cette avanture, j’ai pris la résolution de ne voir, de vingt quatre heures pour le moins, aucune personne mariée, ou qui soit en danger de l’être. ◀Metatextualité Récit général► J’ai donc été rendre visite à Florimelle, chez qui je savois bien que je trouverois son Galant le Colonel Piquet, tout fraichement arrivé de l’Armée. C’est un de ces hommes qui, avec beaucoup de bravoure & de mérite, ne font que des Fats ; & la Belle est une de ces Dames qui, avec beaucoup de sagesse & d’esprit, ne font que des Coquettes. On voit bien dès-là, qu’ils doivent s’applaudir mutuellement. Elle dit que le Colonel est l’homme d’Angleterre qui fait manier le mieux un Cheval. Il dit aussi, qu’il n’y a point de femme au monde qui parle si bien qu’elle. Je dirai, par parenthese, qu’il se connoit en Esprit autant qu’elle en Chevaux. Ces deux Originaux se voient reglément tous les jours, & tout le monde croit que cela tend au Mariage. Ils le croient eux-mêmes ; mais pour moi, je trouve que les choses n’en peuvent jamais venir là. Car, au lieu de chercher recipro-[143]quement à se dire des choses obligeantes, quand ils sont ensemble, ils passent tout leur temps à ne parler chacun que de soi. Le Colonel n’a d’autre souci que de faire sentir à la Dame, qu’il entend son monde, & qu’il est homme de conséquence. La Dame ne songe de son côté qu’à faire bien comprendre au Colonel qu’elle possede toutes les perfections de l’Esprit, & du Corps. Piquet entretient Florimelle des gens qu’il commandoit en telle rencontre, & de la maniere dont il les avoit postés. Florimelle raconte à Piquet les ajustemens qu’elle avoit, un soir qu’elle parut à la Cour ; & les partis qu’elle rejetta la semaine d’après. On diroit qu’elle avoit écouté, avec admiration, le nom des Soldats dont il lui parloit, & elle n’avoit attendu que le moment de pouvoir faire passer devant lui en revuë les Soupirans qu’elle se donne. Enfin, ils se parlent, non pour se plaire, mais pour se prouver qu’ils méritent de plaire. Ils se ressemblent trop pour être jamais l’un à l’autre rien de plus que ce qu’ils sont déja. Ce sont deux Lignes paralléles qui peuvent aller ensemble jusqu’au bout du Monde, sans se joindre jamais. ◀Récit général ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1Sur l’allé de la Bourse & dans le langage des gens qui achettent & qui vendent les Fonds publics ; on appelle Ours ceux qui achettent ce qu’ils ne peuvent pas recevoir ; ou qui vendent ce qu’ils n’ont pas. Les autres qui ont dequoi païer ce qu’ils achettent, ou qui vendent ce qu’ils ont réellement sont appellés des Taureaux. A Bear, or a Bull.

2La plupart des droits d’entrée & de sortie sont reglés sur la valeur des Marchandises. Cette valeur est une chose si incertaine & si peu connue, que les Marchands qui ont la conscience délicate n’osent faire les Sermens que l’on exige d’eux à cette occasion, & il y a des gens moins conscientieux qui sont hardiment pour d’autres, ce que ceux-ci n’osent faire pour eux-mêmes.

3L’Expression de l’Auteur est plus forte, & revient au Conte que j’ai lû quelque part de la Reine Anne d’Autriche, à qui l’on proposoit le cas en multipliant les millions : A la fin, dit-elle, vous en diriez tant, qu’on ne sauroit plus que répondre.

4L’Auteur veut parler de certains Membres du Parlement, qui sortent de l’Assemblée, ou qui n’y disent rien lorsqu’il s’agit de quelque affaire délicate, où leur avis seroit contraire à leur intérêt.

5Plusieurs personnes ont cru qu’il s’agit ici du Dr. Bentley, d’autres l’entendirent du Chevalier R. Blackmore.

6Il n’y a point de Membres honoraires dans la Societé Roïale ; mais on peut donner ce tître aux Membres qui ne sont agregés que pour lui faire honneur, ou à cause de leur rang, ou en reconnoissance de quelque présent qu’ils ont fait à la Societé.

7C’est le nom d’une fameuse Actrice.

8Ce sont deux Comédiens Anglois.

9C’est le Titre d’un Roman fait par une Comtesse de Pembroke à peu près sur le goût de l’Astrée.

10C’est le nom d’une petite Paroisse à un mille de Londres. On s’y marie plus commodément, & à moins de frais que dans la Ville.