Article VII.
Du Samedi 23. au
Mardi 26. d’Avril 1709.
J’avois
bien ouï dire, que le mal se prend à s’en moquer ; mais à présent je le sai par experience. Je me vois dans le même état où
j’ai dit, il y a quelques jours, qu’est Mr. Partridge. Le feu qui m’animoit au commencement de cet
Ouvrage, n’est plus le même ; il m’abandonne, & je me sens mourir.
Assurément, sans cela, je n’aurois jamais fait ce que je fis Samedi
dernier ; je veux dire d’avoir donné pour Nouvelles le Journal du Siège
de Troie. Quelle pitié ! Ce n’est pas que je ne pûsse trouver quelque
excuse, si je voulois en chercher. Je pourrois dire que l’Homme est une
créature très-foible, est rarement d’accord avec elle-même ; & rien
ne me seroit plus facile que d’alleguer l’exemple des Heros qui manquent
de courage en certaines rencontres, des beaux Esprit qui ont leurs
momens de pesanteur, & des Politiques, dont les raisonnemens sont
quelquefois très-bizarres. Mais il vaut mieux confesser la dette. J’ai
calculé le Thême de ma Nativité ; j’y trouve que je ne puis me soutenir,
avec quelque reputation d’esprit, que jusqu’à 2. minutes après minuit
entre le 18. & le 19. du Mois prochain. En attendant, je ne
laisserai pas de donner encore quelque chose ; mais après ce terme on
n’en tirera rien, & si l’on souhaite la continuation
de mon Ouvrage, il faudra que mes Lecteurs me mandent eux-mêmes
l’histoire de leurs galanteries, ou tels autres sujets qui conviennent
au projet que j’avois formé. Les personnes qui voudront se servir de ma
plume n’ont qu’à m’écrire à l’Adresse du Sieur Isaac
Bickerstaff, Ecuïer, chez Mr.
Morphew, près de la Halle des
Libraires. Mes Correspondans, & Correspondantes peuvent
être assurés que je leur rendrai une entiere justice, & que tout ce
qu’il leur plaira de me communiquer, de leurs chagrins, ou de leurs
plaisirs, sera représenté au Public avec des couleurs aussi naturelles,
que le peuvent être celles que Mr. Jervaise a emploïées dans le
Portrait de la charmante Chloé. Mais puis que, sans ce
secours, je sens & j’avoue ingênument que mon Esprit n’a tout au
plus que pour un mois de vie, & que d’ailleurs j’ai encore du
jugement & de la santé, je me crois dans l’obligation de faire mon
Testament, que j’écris ici, dans la forme & teneur qui s’ensuit.
1. Je donne aux Agioteurs, qui
négocient autour de la Bourse de Londres, tous mes biens immeubles, pour
servir de Caution aux Personnes qui se confient tous les
jours en eux.
Item. D’autant qu’il est fort difficile d’entretenir des terres en bon
état sans argent comptant, je veux que l’on prenne sur mes biens meubles
la peauSur
l’allé de la Bourse & dans le langage des gens qui achettent
& qui vendent les Fonds publics ; on appelle Ours ceux qui achettent ce qu’ils ne
peuvent pas recevoir ; ou qui vendent ce qu’ils n’ont pas. Les
autres qui ont dequoi païer ce qu’ils achettent, ou qui vendent
ce qu’ils ont réellement sont appellés des Taureaux. A Bear, or a Bull.
de l’Ours, que j’ai souvent prêtée au besoin à
plusieurs Societés qui sont dans cette Ville, ou aux environs, & que
cette peau de l’Ours soit donnée, &
appartienne à perpetuité auxdits Agioteurs.
Item : j’ordonne que l’on choisira, dans le Corps de ces Agioteurs,
quelques personnes qui seront specialement commises à prêter,La plupart des droits d’entrée &
de sortie sont reglés sur la valeur des Marchandises. Cette
valeur est une chose si incertaine & si peu connue, que les
Marchands qui ont la conscience délicate n’osent faire les
Sermens que l’on exige d’eux à cette occasion, & il y a des
gens moins conscientieux qui sont hardiment pour d’autres, ce
que ceux-ci n’osent faire pour eux-mêmes. au nom de
tous les Mar-chands, tous les sermens que l’on exige à la
Douane à l’occasion des droits d’entrée & de sortie, & ce pour
obvier à l’inconvénient qu’il y auroit qu’un Corps si estimable fût tout
entaché de parjure.
Item : je fais expresses défenses à tous Seigneurs, & à toutes
Personncs non roturieres, d’épier de trop près les Ventes, & les
Achats qui se font aux environs de la Bourse, ce qui ne se peut faire
sans porter un préjudice notable à ces Agioteurs.
Par ce que dessus j’ai disposé de mes Biens meubles & immeubles en
aussi peu de mots qu’on le puisse faire dans un Testament, laissant aux
Savans le soin d’en expliquer l’Enigme s’il y en a. Mais, en vertu des
Sciences occultes que je possede, je prétens aussi qu’il me soit permis,
& qu’il m’apartienne de droit de leguer à qui je voudrai, mes talens
aquis & naturels, & j’en dispose de la maniere suivante.
Item : Je donne maL’Expression de
l’Auteur est plus forte, & revient au Conte que j’ai lû
quelque part de la Reine Anne
d’Autriche, à qui l’on proposoit le cas en
multipliant les millions : A la fin,
dit-elle, vous en diriez tant, qu’on ne
sauroit plus que répondre. Chasteté aux Filles qui ne se sont pas rendues, après avoir permis
qu’on les marchandât.
Item: Je donne mon Courage aux personnes qui ont honte de leurs Amis dans
la détresse ;L’Auteur veut parler de
certains Membres du Parlement, qui sortent de l’Assemblée, ou
qui n’y disent rien lorsqu’il s’agit de quelque affaire
délicate, où leur avis seroit contraire à leur
intérêt. qui sont Neutres, ou n’osent dire leur avis
dans les Assemblées ; & qui font les braves quand il ne s’agit que
de parler.
Item : D’autant qu’il est établi que les Riches donnent aux Riches,
j’ordonne que mon Esprit soit distribué entre les personnes qui croient
en avoir déja assez : & si les gens de cette espece réfusent le bien
que je leur légue, je le donne àPlusieurs personnes ont cru qu’il s’agit ici du Dr. Bentley, d’autres l’entendirent du Chevalier
R. Blackmore.
Bentivoglio, afin qu’il l’emploie à défendre ses
Ouvrages, à mesure qu’il en publiera.
Item : Je laisse mon Savoir auxIl n’y a point de Membres honoraires dans la Societé
Roïale ; mais on peut donner ce tître aux Membres qui ne sont
agregés que pour lui faire honneur, ou à cause de leur rang, ou
en reconnoissance de quelque présent qu’ils ont fait à la
Societé. Membres honoraires de la Societé
Roïale.
Pour ce qui regarde la disposition de mon Corps ; D’autant que ces yeux
doivent cesser un jour de contempler Teraminte,
& qu’à quelque heure ce cœur ne pourra plus languir pour elle,
c’est-à-dire, d’autant que ce corps doit retourner à la terre, je veux
que ceci se fasse avec un Cérémoniel qui réponde à mon Caractere Aïant
donc appris que l’on est en doute si le Sieur Isaac
Bickerstaff est un Personnage imaginaire ou réel ; je
n’exige point des personnes qui sont véritablement ce qu’elles
paroissent, qu’elles viennent à mon enterrement. Mais j’y invite dans
les formes tous ceux qui sont, dans leur conduite, ce qu’on appelle en
Latin, Personæ, des Personnes masquées, & qui
paroissent être ce qu’elles ne sont pas véritablement. La Biere sera
portée par six Hommes du Guet qui n’ont jamais été vûs en
plein jour.
Le Poële sera tenu par six Hommes du nombre de ceux qui font une grande
montre de probité, de biens, & de crédit, & qui n’en ont point
du tout.
Afin que mes Funerailles soient réellement ce qu’elles sont d’ordinaire,
une vraie Farce, & d’autant que le Deuil
n’est dans ces occasions que pure Comédie, je
souhaite que des Comédiens de profession me rendent le dernier devoir.
Je supplie donc très-humblement laC’est le nom d’une fameuse Actrice.
Barry d’y vouloir faire, à mon honneur, le personnage de
Veuve. Je prie aussiCe sont deux
Comédiens Anglois.
Penkethman & Bullock
de la suivre habillés, l’un en Cardinal, & l’autre en Conseiller
d’Etat. Afin que tout réponde à ce Convoi funèbre, je conjure toutes les
Dames, qui le regarderont passer, de joindre leurs larmes à celles de la
Barry, puisqu’il n’y en a point parmi elles
qui ne souhaite d’avoir un Mari, ou qui ne soit bien aise de le perdre.
Enfin j’invite toutes les personnes qui ont du temps de reste, à y venir
prendre une Echarpe, & des Gands.
C’est ainsi qu’à l’exemple du fameux Charles
V. je resigne toute la grandeur d’un Monde qui passe.
Cependant, pour montrer quelle est mon indifferencc pour toutes choses,
& que je ne suis pas si opiniâtre que je ne puisse bien changer
d’avis, je dois avouër que je n’ai pas moins d’envie de rester au Monde
que d’en sortir. C’est à mes Lecteurs à décider de mon sort, & à
voir s’ils aiment mieux m’apprendre de leurs nouvelles, que de n’en
apprendre plus des miennes.
Du Caffé de White,
le 25. Avril.
Le tems de la Galanterie pour les petites gens tombe ordinairement sur
les jours de Fête. Mais cette galanterie ressemble aux Comédies qui sont
du plus bas genre, tant pour le stile que pour les Personnages.
Ce matin, jour de Pâques, le
Colonel Ramble & moi, nous avons été de bonne heure nous
promener dans les Champs. Tout nous y a paru couvert de Bergers, &
de Bergeres ; mais ces Bergers, & ces Bergeres étoient bien differens de ceux deC’est le Titre d’un Roman fait par une Comtesse de Pembroke à peu près sur le goût de
l’Astrée.
l’Arcadie. Ce
n’étoit ni le même tour, ni la même simplicité. Chaque Buisson savoit de
ceux-ci des histoires que l’on ne raconte point dans les Romans. Pendant
que nous considerions à loisir les Pelotons, qui fourmilloient autour de
nous, nous avons apperçu d’assez loin une Bande qui prenoit le chemin
deC’est le nom d’une petite
Paroisse à un mille de Londres. On s’y marie plus
commodément, & à moins de frais que dans la
Ville. St. Pancrace. Quoique tout
y marchât en assez bon ordre, nous avons cru y voir un homme transpercé
d’une Epée, & qui seroit tombé, à chaque pas qu’il faisoit, si une
femme, qui étoit à ses côtés, ne l’eût soûtenu. Le reste de la Compagnie
les suivoit deux à deux. En approchant, quelle a été notre surprise de
reconnoître le Tailleur François, qui nous
habille tous deux ! C’étoit Guardeloupe qui alloit, en
cérémonie, épouser une des Filles de boutique de la d’Epingle. A son Epée, attachée fort haut au-dessus de la ceinture & à la figure circonflexe que font les
gens de son métier quand ils marchent ; nous l’avions pris à cette
distance pour un homme blessé & chancellant. La matinée avoit été
pluvieuse, & j’ai cru trouver dans cette marche nuptiale, une image
très-vive de l’état futur des deux conjoints. On eût dit, qu’il y avoit
un mois, que le Fiancé & la Fiancée souhaitoient de pouvoir aller
l’un sans l’autre. Cependant ils se tenoient bien serrés sous le bras,
& lorsqu’il se rencontroit quelque bourbier en chemin, le Fiancé qui
faisoit des efforts pour en tirer la Fiancée, ne faisoit effectivement
que s’y enfoncer lui-même. Son plumet étoit tout abbatu sur son
chapeau ; ses souliers n’avoient plus de talon ; en un mot le pauvre
homme étoit si mal accoutré, qu’il n’y avoit pas un fil, pas une couture
de son habit qui ne sentît déja le Marié. C’est une mauvaise
plaisanterie qui m’échappe ; mais j’espere qu’on la pardonnera à
l’impression qu’a fait sur moi ce Spectacle Tragicomique. Le Colonel
& moi, les avons accompagnés à la Chapelle, & après y avoir ouï
prononcer l’arrêt irrevoca-ble nous nous sommes hâtés de
regagner la Ville.
En faisant reflexion sur cette
avanture, j’ai pris la résolution de ne voir, de vingt quatre heures
pour le moins, aucune personne mariée, ou qui soit en danger de l’être.
J’ai donc été rendre visite à
Florimelle, chez qui je savois bien que je trouverois
son Galant le Colonel Piquet, tout fraichement arrivé
de l’Armée. C’est un de ces hommes qui, avec beaucoup de bravoure &
de mérite, ne font que des Fats ; & la Belle est une de ces Dames
qui, avec beaucoup de sagesse & d’esprit, ne font que des Coquettes. On voit bien dès-là, qu’ils doivent
s’applaudir mutuellement. Elle dit que le Colonel est l’homme
d’Angleterre qui fait manier le mieux un Cheval. Il dit
aussi, qu’il n’y a point de femme au monde qui parle si bien qu’elle. Je
dirai, par parenthese, qu’il se connoit en Esprit autant qu’elle en
Chevaux. Ces deux Originaux se voient reglément tous les jours, &
tout le monde croit que cela tend au Mariage. Ils le croient eux-mêmes ;
mais pour moi, je trouve que les choses n’en peuvent jamais venir là.
Car, au lieu de chercher recipro-quement à se dire des
choses obligeantes, quand ils sont ensemble, ils passent tout leur temps
à ne parler chacun que de soi. Le Colonel n’a d’autre souci que de faire
sentir à la Dame, qu’il entend son monde, & qu’il est homme de
conséquence. La Dame ne songe de son côté qu’à faire bien comprendre au
Colonel qu’elle possede toutes les perfections de l’Esprit, & du
Corps. Piquet entretient Florimelle des gens qu’il
commandoit en telle rencontre, & de la maniere dont il les avoit
postés. Florimelle raconte à Piquet les
ajustemens qu’elle avoit, un soir qu’elle parut à la Cour ; & les
partis qu’elle rejetta la semaine d’après. On diroit qu’elle avoit
écouté, avec admiration, le nom des Soldats dont il lui parloit, &
elle n’avoit attendu que le moment de pouvoir faire passer devant lui en
revuë les Soupirans qu’elle se donne. Enfin, ils se parlent, non pour se
plaire, mais pour se prouver qu’ils méritent de plaire. Ils se
ressemblent trop pour être jamais l’un à l’autre rien de plus que ce
qu’ils sont déja. Ce sont deux Lignes paralléles qui peuvent aller
ensemble jusqu’au bout du Monde, sans se joindre jamais.