Le Philosophe nouvelliste: Article VI.

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Article VI.

Du Caffé de Guillaume, le 22. d’Avril.

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Racconto generale

Je viens de rendre visite à une jolie Dame, qui dit des Vers, qui chante, qui danse, en un mot, qui dit & fait tout ce qui lui plait sans se mettre fort en peine du qu’en dira-t-on. Elle est par tout connue sous le caractére de Femme qui n’a d’autre passion que l’Amour propre, ni d’autre folie que l’Affectation. Sappho, c’est le nom de cette Dame, Sappho, dis-je, a si bien établie la réputation de sa singularité, que l’on ne cherche point d’autre finesse dans ses actions, & dans ses paroles. Voilà, dit-on, ses maniéres, c’est ainsi qu’elle est faite. A peine étois-je entré dans sa Chambre, qu’elle s’est écriée :

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Dialogo

« Ah, Monsieur Bickerstaff, prenez part à ma douleur. Je suis ruïnée ! J’ai rompu ce bel Eventail d’Italie que je vous montrai l’autre jour. Vous en souvenez-vous ? Il y avoit le sommeil de nos premiers Parens dans le Paradis. Ils se tenoient tendrement embrassez. La peinture en étoit admirable, & il y a tant d’affinité entre la Peinture & la Poësie, que, pour reveiller l’idée de ce premier sommeil, j’ai cherché la réprésentation que deux de nos meilleurs Poëtes nous en ont donnée. Tenez, Monsieur, voici les Endroits de Milton & de Dryden. Je les ai marquez pour les trouver à l’ouverture du Livre. Toutes les pensées de Milton sont merveilleusement justes & naturelles dans l’inimitable description qu’il suppose qu’Adam fait de lui-même, au viii. Livre du 1Paradis perdu. Mais, à mon avis, il n’y a rien de plus beau que les Vers suivans, où il rend compte de la maniére dont il s’endormit pour la premiére fois après sa création :

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Citazione/Motto

Portant ainsi par tout mes pas à l’avanture, En vain je m’adressois à toute la Nature
Pour apprendre le nom du puissant Bienfaiteur :
De qui j’avois reçu ma vie & mon bonheur.
Tout fut sourd à ma voix ; & ce profond silence
Augmentant ma surprise avec mon ignorance ;
Pour y réver à l’aise, enfin je me couchai
Sous un riant Ombrage, & de fleurs tout jonché,
Ce lieu, dont la beauté me parut enchantée,
Adoucit les transports de mon Ame agitée,
Et du premier sommeil y sema les pavots.
D’une aimable langueur les plaisirs tout nouveaux,
Saisissant mes esprits, couloient de veine en veine,
Et mes sens s’éteignant par degrés & sans peine,
II me sembloit qu’ainsi je rentrois doucement
Dans l’insensible état de mon premier néant.
Mais voyez un peu ce fripon de Dryden. Je ne puis lui pardonner ce qu’il a fait dans son 2Etat d’Innocence. Il y donne à notre Mere Eve la même crainte d’anéantissement que Milton donne à notre Pere Adam ; mais il la lui donne dans une occasion bien différente. De grandes & de sérieuses Reflexions paroissent avoir épuisé le premier Homme ; mais la premiere Femme est comme ravie hors d’elle-même par les transports d’une passion trop douce & trop tendre. Les Vers en font pourtant beaux, & que sai-je si ce que le Poëte lui fait dire n’est point naturel ? Je vais vous le lire.

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Citazione/Motto

Tes yeux pleins de langueur se fixant sur les miens, Et sentant de tes bras les amoureux liens,
D’un tremblement d’abord je fus toute saisie ;
Mais cette émotion de mon ame transie
Alluma des desirs, qui bientôt dans mon cœur
Des feux les plus brûlans répandirent l’ardeur.
Par le plaisir alors ravie hors de moi-même,
Il me falut ceder à sa douceur extrême :
De ravissans transports m’ôterent à la fois
Et l’usage des yeux, & celui de la voix,
Et je crus, en perdant & sens & connoissance,
Que j’allois perdre ainsi ma nouvelle existence.
Sappho a continué sur ce ton, & a débité à tort & à travers mille choses qui étoient si peu liées, que l’on pourroit dire que tout son esprit est plutôt un heureux effet du Hazard qu’un acte reflechi de la Raison. Je me suis enfin tiré de ses mains, & entrant ici, j’y ai trouvé un Critique qui exerçoit son talent sur deux grands Poëtes de l’Antiquité, c’est-à-dire Homere & Virgile. Notre Critique observoit que le dernier est plus judicieux que l’autre dans le choix des Epithetes qu’il donne à son Heros. L’éloge ordinaire d’Achille dans l’Iliade est, disoit-il, Πóδαϛ ὦχυϛ ou Ποδάρχηϛ, & ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on a trouvé ridicule de parler des pieds agiles d’un Guerrier, dans les occasions qui ne demandent ni diligence ni courses ; lorsqu’il mange, qu’il parle, ou qu’il boit, quand il est assis, ou couché. L’Epithete que Virgile donne à Enée est, Pius, ou Pater. J’ai examiné, dit notre Homme les différens endroits où ces titres ne convenoient point à l’action du Heros, & j’ai voulu voir s’il n’y auroit pas la même faute de jugement qu’Homere a commise. La seule rencontre de cette nature est, à mon avis, l’avanture de la Grotte, où se passe le tête-à-tête amoureux de Didon, & du Capitaine Troïen. Dans cette circonstance, le Pius étoit absurde, & le Pater auroit été burlesque. Aussi le Poëte a pour ce coup laissé l’un & l’autre, & leur a substitué une espece de Periphrase, qui a plus de liaison avec la Galanterie :

Citazione/Motto

3Speluncam Dido, Dux & Trojanus eandem. Devenient.
Ce qu’il a repeté deux fois ; l’une dans le discours de Junon, & l’autre dans sa propre narration. Car il savoit bien qu’un Soldat se peut donner des libertez qui ne conviennent ni à la chasteté d’un Homme pieux, ni à la gravité d’un Pére du Peuple.

Du Caffé Grec, le 22. d’Avril.

Pendant que, dans les autres Quartiers de la Ville, on s’entretient de ce qui se passe à l’Armée & des évenemens de nos jours, nous emploïons ici la soirée en recherches d’Antiquité. Tout est Nouvelles pour nous lors qu’il sert à augmenter nos lumiéres. C’est ainsi que nous nous divertissons agréablement à réduire en Journal l’Iliade d’Homere. L’ouverture de ce Poëme se fait par Chryses, Pere de Chryseïs & Sacrificateur d’Apollon. Il vient demander sa Fille, qu’on lui avoit enlevée à la prise de sa Capitale. Agamemnon, à qui elle étoit échue en partage, s’obstine à ne la point rendre. Ce refus met Apollon en colére. Ce Dieu vindicatif décoche, pendant neuf jours, des traits envenimez qui mettent la peste dans le Camp des Grecs. Le 10. jour Achille fait assembler le Conseil, & fait proposer par Calchas que l’on rende Chryseïs pour appaiser le Dieu irrité. Cette proposition fait naître une querelle fort vive entre Achille & Agamemnon. Celui-ci ne veut point relâcher la Fille de Chrysés à moins qu’il n’aît Briséïs à sa place. Après de longues contestations, où Agamemnon donne de grands éloges à la valeur d’Achille, il se détermine enfin à rendre Chryseïs à son Pére, & il envoie en même tems deux Herauts pour tirer Briséïs des mains d’Achille ; qui là-dessus s’abandonne à la rage & au desespoir. Sa Mere Thetis vient le consoler, & lui promet de représenter son déplorable état à Jupiter. Mais ce Pére des Dieux ne pût pas d’abord lui donner audience, parce que la veille il s’étoit engagé à s’aller divertir deux jours, au delà des Mers, avec les simples Ethiopiens. Ce ne fut que le 21. jour, après l’arrivée de Briséïs au Camp, que Thetis alla de grand matin demander audience à Jupiter. Le Maître des Dieux ne trouve point de meilleur expedient pour favoriser cette tendre Mere, que de faire éclater le mérite du Fils, & l’injuste mépris qu’on en faisoit. Il falloit pour cela persuader aux Grecs d’attaquer les Troïens, & ménager si bien le succès du Combat que les Troïens en eussent l’avantage. La nuit suivante Jupiter parle en songe à Agamemnon, & lui ordonne de faire cette attaque. Il n’en falloit pas davantage pour y engager ce Prince qui fut déçu par la flateuse esperance de vaincre les Ennemis, & de prendre Troie, sans en partager la gloire avec Achille. Le 22. Agamemnon assemble le Conseil, & après avoir feint de vouloir abandonner le Siége, & se retirer, il leur déclare le Songe qu’il avoit eu ; & secondé par Nestor & par Ulysse, il y fait prendre la résolution de livrer bataille aux Ennemis. Le 23.4le Combat se donne. Tout y est plein d’incidens variez qui tiennent depuis le commencement du ii. Livre jusqu’au hutiéme <sic>. Les Armées étant en présence, Hector propose que Menelas & Paris, les deux Auteurs de la Guerre, décident entre eux cette querelle par un Combat singulier. La proposition étoit avantageuse a Menelas ; mais Minerve vient à la traverse, en inspirant à ce Capitaine des sentimens de Poltronnerie. Les deux Armées en viennent donc aux coups. Les Troïens y ont d’abord du pire ; mais animez par Apollon ils repoussent les Ennemis. Les Grecs reviennent courageusement à la charge, & regagnent leur Terrein qu’ils reperdent bientôt par la valeur d’Hector qui se bat contre Ajax. Les Dieux prennent parti dans cette mêlée. Junon & Pallas se declarent pour les Grecs ; Apollon & Mars se rangent du côté des Troïens. Mars & Venus y sont tous deux blessez par Diomede. Ce jour-là finit par une Trêve que l’on fait pour enterrer les Morts. Les Grecs font des retranchemens pour assurer leur Flotte ; & l’on tient Conseil dans les deux Camps. Le 24. le Combat recommence. Les Grecs y sont battus, & poussés jusque dans leurs Retranchemens. Agamemnon, au desespoir de cette perte, propose tout de bon de lever le Siége, & de se retirer. Mais Nestor lui persuade de regagner Achille, de lui rendre Briseïs, & d’accompagner de beaux présens la restitution de la Belle. Ulysse & Ajax sont députés auprès de ce Heros qui demeure inflexible. Ulysse en s’en retournant, se joint à Diomede ; & ils vont la nuit épier tous deux ce qui se passe parmi les Troïens. Ils entrent dans le Camp des Ennemis, & favorisés par le sommeil des Sentinelles ils y font un grand carnage. Rhesus, qui venoit d’arriver avec les recrues que l’on envoyoit de Thrace au secours de Troie, Rhesus, dis-je, est tué dans cette Action. Par-là finit le dixiéme Livre, & par-là finira ce Journal. On en verra la suite dans les Articles qui seront ci-après datés de cette Maison,

De mon Cabinet, le 22. d’Avril.

Racconto generale

Je me trouvai l’autre jour dans une Compagnie, ou l’on ne s’entretint que du mérite de nos deux grands Capitaines, le Duc de Marlborough, & le Prince Eugene. Le sujet de cette conversation me conduisit naturellement à faire quelques Réflexions sur Alexandre & sur César, les deux plus grands hommes qui ayent paru avant notre Siécle. Si l’on veut en attraper bien le Caractére, il ne faut qu’examiner la conduite differente qu’ils ont tenuë en des circonstances pareilles. On ne peut disconvenir qu’ils n’eussent l’un & l’autre l’Ame également grande. Mais celle de César avoit quelque chose de plus juste & de mieux réglé ; il y entroit plus de prudence, & de circonspection. Cela parut avec évidence dans une Conjoncture singuliere ; elle fut la même pour ces deux Heros ; mais ils s’y comporterent tous deux d’une maniere fort différente. Après un long torrent de Victoires, Alexandre, qui vouloit s’engager à des conquêtes plus éloignées, fut abandonné de ses Soldats qui refuserent unanimement de le suivre. L’Armée de César lui en fit tout autant, lorsque ce Général voulut pousser sa pointe contre Arioviste. Voilà ces deux Capitaines dans une crise fort délicate. Voyons comment ils s’en tirent. Le Roi de Macedoine harangue son Armée ; il lui fait des reproches sanglans de son manque de courage, & conclut en disant que cette desertion ne le détournera point ; qu’il executera plutôt tout seul son dessein ; que ses Soldats n’ont qu’à fuir, qu’à retourner dans leur patrie ; que par lui-même, & sans leur assistance, il va conquérir de nouvelles Nations. Certainement c’étoit pousser la bravoure à l’excès ; car, je vous prie, comment est-ce que le Prince se seroit tiré d’affaire, si ce discours n’avoit pas ranimé son Armée, & qu’on l’y eût pris au mot ? Ce qu’il dit ressemble fort au Prologue de la 5Répétition. Bays y vient lui-même annoncer sa Pièce, & ne veut point la donner, dit-il, qu’on ne lui ait promis de l’applaudir. Pour arracher par force la promesse de cet applaudîssement, il paroît sur le Théatre suivi du Bourreau qui porte tous les instrumens necessaires pour une exécution. Dans cet appareil, il dit à l’Assemblée que, s’il ne leur plait pas d’approuver son Ouvrage, il va mettre sa tête sur ce billot ; & se la faire trancher. La belle invention ! Si le peuple frappe des mains, à la bonne heure pour le Poëte. Mais si l’on n’en fait rien, il faut que l’Exécuteur fasse son office, ou montrer la Corde. César n’eut garde de se commettre de même dans le succès incertain de la Harangue qu’il fit à son Armée. Il leur remontra d’une maniere fort obligeante que leur crainte étoit sans fondement, & finit en les assurant qu’il ne vouloit contraindre personne ; mais qu’il comptoit sur la valeur & sur la fidélité de la dixiéme Legion, & qu’elle lui suffiroit dans son dessein, fût-il abandonné de tout le reste. Selon toute apparence, cette dixiéme Legion n’avoit pas plus envie de marcher que les autres. Mais il en arriva ce qui devoit naturellement arriver. Fiere des louanges de son Général, elle lui rendit graces de la juste estime, qu’il paroissoit en faire ; & les autres, par un généreux dépit d’avoir été prévenues, assurerent leur Capitaine, qu’elles étoient aussi prêtes qu’aucune partie de son Armée, à le suivre par-tout où il voudroit les conduire.

1C’est le plus beau Poëme Epique que l’Angleterre ait produit.

2C’est le titre d’un Ouvrage de ce Poëte.

3Aeneid. IV. 124.

4Il ne se donne point de Combat dans le ii. Livre. Il n’y a que Paris & Menelas qui se batent dans le iii. & les deux Armées n’en viennent aux mains qu’à la fin du iv. comme un peut le voir par les Argumens que Mad. Dacier a mis à la tête de chaque Livre dans sa Traduction Françoise de l’Iliade.

5C’est le titre d’une Pièce Angloise composée par un Seigneur fort spirituel. Cette Pièce est une Satyre en forme de Comédie, dans laquelle l’Auteur tourne fort agréablement en ridicule les Poëtes dramatiques de son temps, & particulierement le fameux Dryden qui y paroit sus le faux nom de Bays.