Metatextualidade
« Je ne voudrois pas nier que les
Feuilles volantes qu’on publie tous les jours à l’usage du
bon Peuple d’Angleterre, ne soient estimables chacune en son
espèce, & qu’elles ne produisent quelques bons effets.
Cependant il ne me paroit pas qu’elles atteignent le but
principal auquel on devroit les destiner ; je
veux dire qu’elles soient veritablement utiles à ces
généreux Politiques, qui ont si à cœur le bien public, &
qui donnent une si grande attention aux intérêts de l’Etat,
qu’ils en négligent leurs propres affaires. La plûpart de
ces Meisseurs ont tant de zèle, & raisonnent si peu,
qu’il y a de la charité, & de la nécessité même à leur
apprendre à penser. C’est le service que je me propose de
leur rendre par cet Ouvrage, qui paroîtra trois jours de la
sémaine, & dans lequel je rapporterai tout ce qui se
passera de plus remarquable, en joignant mes Reflexions aux
Nouvelles. J’ai aussi resolu d’y faire entrer des sujets qui
puissent intéresser le beau Sexe, en faveur duquel j’ai
choisi le Titre qu’on vient de lire. Je supplie donc
très-instamment toute sorte de personnes sans distinction de
recevoir cette premiere Feuille volante comme un Présent que
je leur fais. Elle sera distribuée gratis, dans l’esperance
que l’on voudra bien à l’avenir en donner un sou de la
piece ; car je fais défenses expresses à tous Colporteurs
d’en demander davantage. Ce prix paroîtra
modique, si l’on considere qu’il ne peut que m’en coûter
beaucoup pour rassembler les Matériaux nécessaires, &
qu’avant que d’entreprendre ce travail, il a fallu chercher
des Correspondans dans tous les Lieux du Monde savant &
connu. Ce Monde est peuplé de deux espèces de Gens, dont
chacune a sa differente sphere d’activité. Les uns
s’adonnent tout entiers aux affaires ; & les autres
s’occupent à rendre la Société agréable, & à en goûter
eux-mêmes les plaisirs. Cette derniere Classe, qui contient
les Personnes d’Esprit, mérite bien sans doute l’attention
d’un Auteur. S’il arrive donc quelque sterilité de Nouvelles
publiques, que l’on ne s’attende pas à trouver ici
d’insipides Proclamations, ou de vieux Edits des Rois
étrangers. Nous remplirons ce vuide, de tant de scènes
divertissantes qui se passent à toute heure ici &
ailleurs. Mais afin que l’on sâche l’ordre que j’ai dessein,
de tenir, j’avertis mes Lecteurs que je disposerai le tout
de la maniere suivante, qui montrera d’abord à châcun ce qui
l’accomode. Les Articles de Galanterie viendront du Caffé de White ; ceux de Poësie seront écrits du Caffé
de Guillaume. Le Caffé Grec fournira ceux qui regarderont
les Sciences. Je daterai, du Caffé de St. James, les
Nouvelles étrangeres, & domestiques ; & si j’ai
occasion d’entretenir le Public de quelque autre sujet, je
l’expedierai de mon Cabinet. Je prie encore une fois les
Lecteurs de considerer la dépense qu’il faut que je fasse
pour eux. Le seul entretien de mes Espions n’est pas peu de
chose. Il ne sauroit en coûter moins de deux sous par jour
au Caffé de Guillaume, & moins de six à celui de White.
Si l’on veut paroître à la Table des Savans qui s’assemblent
au Caffé Grec, il faut avoir du Tabac de Seville, & si
l’on entre dans le Caffé de St. James, il est essentiel
d’être propre en linge, quand on n’auroit à parler qu’au
Garçon. Tout cela me fait esperer que, lorsque j’aurai
épuisé le fonds de ce que j’ai dessein de publier gratis, on
n’aura pas regret au sou que je demande pour chaque Feuille
volante. Je m’en flate avec d’autant plus de raison, que
toutes sortes de gens y trouveront de quoi s’amuser, &
qu’il n’est pas possible qu’il me manque des
sujets propres à les divertir. Car, entre mes talens,
naturels & aquis, j’ai le don de deviner, & par le
moïen de quelques figures tracées sur le Papier, je puis
prédire tout ce qui arrivera. Je ne ferai pourtant usage de
cette derniere faculté qu’avec beaucoup de discretion, &
je ne parlerai guère que des choses passées, de peur de
déplaire à nos Superieurs en divulguant leurs secrets. »
Du Caffé de White le 7. Avril. 1709.
Metatextualidade
On ne s’entretient ici que du
triste état d’un très joli Homme qui vient s’y montrer aux
heures que les gens de qualité commencent à y paroître.
Voici son histoire en peu de mots.
Narração geral
Le 9. de Septembre 1705. étant
<sic> entré dans sa 21. année, il étoit à se curer les
dents à la fénêtre d’une Auberge, lorsqu’il passa tout près
un Carosse avec un Equipage fort leste. Il y avoit une Dame
qui jetta par hazard les yeux sur notre Homme. Le Galant
voulut la saluer ; mais le Carrosse & la Belle étoient
déja bien loin, qu’il n’avoit pas encore eu le
loisir de mettre la main au Chapeau. La surprise lui fit
abandonner le soin de sa bouche ; ce soin-là faisoit
constamment toute son occupation, depuis la fin du repas
jusqu’à quatre heures après-Midi. Contre sa coûtume, il vint
donc reprendre sa place parmi les Beuveurs plutôt qu’à son
ordinaire, & n’y dit pas un seul mot jusqu’à Minuit,
qu’il demanda si quelcun connoissoit cette Dame. Quelle
Dame ? lui dit-on. Mais il retomba dans le silence jusqu’à
six heures du Matin que la Compagnie se sépara. L’Hyver
suivant, il courut tous les Dimanches, d’Eglise en Eglise,
& tous les autres jours, de Théatre en Théatre, pour y
chercher l’Original, dont il portoit la Copie en son cœur.
Enfin, depuis le moment de cette prémiere vûe, il ne donne
aucune attention à rien absolument qu’à la Passion qui
l’occupe. Il ne joue point qu’il ne perde & n’entame
aucune dispute où il n’ait du dessous. Il est d’une grande
naissance ; il est bien fait de corps, et a fort bon air ;
la franchise & l’honnêteté sont en lui des Vertus
naturelles. Mais l’Amour l’a si mal traité que ses traits en
ont perdu tous leurs agrémens, & qu’à voir sa reverie
& ses distractions, on le prendroit pour un Corps sans ame. On ne lui remarque une apparence de vie
& de reflexion que lorsque le vin l’anime ; & dans
ces momens-là il ne manque point de venir ici répandre avec
prodigalité beaucoup d’esprit, au milieu d’une troupe de
gens, qui n’en ont eux-mêmes, qu’autant qu’il leur en faut,
pour connoître que ce pauvre Garçon a le plus de bon sens
quand il est yvre, & qu’il en a le moins quand il est
sobre.
Metatextualidade
Le Lecteur est prié de prendre
bien garde aux Articles qui seront écrits, de tems en tems,
de ce Caffé, parce que j’ai dessein de rapporter, avec la
derniere exactitude, les progrès que cet infortuné jeune
Homme fera dans ses Amours ; ce qui ne sauroit être que fort
instructif pour tous les Amoureux, présens, & à venir.
Du Caffé de Guillaume, le 8. Avril 1709.
Narração geral
Jeudi dernier, on joua, pour le
compte de M. Betterton,
1la fameuse Comédie qui est connue sous le
titre de l’Amour païé d’amour. Les Barry & Bracegirdle,
excellentes Actrices, & Dogget, célèbre
Acteur, y tinrent leurs rolles, quoi qu’elles ne soient pas
à présent de la Troupe, non plus que lui. L’affluence des
personnes de distinction y fut si grande, que l’on n’avoit
encore rien vû de semblable. Le Théatre même étoit rempli du
plus beau monde, & la Compagnie qui parut derriere le
rideau, quand on l’eut ouvert, ne le cedoit point au reste.
L’accueil extraordinaire que l’on a fait à cette Comédie
lorsqu’on l’a représentée pour le profit d’un si grand
Acteur, est une bonne preuve que le goût des Divertissemens
honnêtes, & des plaisirs raisonnables n’est pas
entierement perdu. Tous les Rolles furent joués en
perfection, & les loix de la Bienséance y furent
exactement observées. L’impertinente coûtume d’ajouter aux
paroles de l’Auteur fut évitée avec soin, &, pour dire
tout en un mot, l’excellent Homme, pour qui la Fête se
faisoit, eut lieu d’être content & des Comédiens, &
de l’Assemblée. On ne doute plus après ceci que les Piéces
regulieres de Théatre ne reviennent à la mode, & que les
Gens d’Esprit & de bon sens ne leur rendent l’estime
qu’ils en avoient autrefois, quelque sujet que l’on ait eu
d’appréhender le contraire, par la revolte
générale qui s’est faite depuis peu en faveur
2des Spectacles qui n’occupent que les
yeux & les oreilles.
Ce Caffé a bien changé de
face depuis que
3Mr. Dryden le fréquentoit. On n’y voïoit alors
personne qui n’eût à la main quelque Chanson nouvelle, quelque
Epigramme, quelque Satire : Aujourd’hui tout le monde y tient un
Jeu de Cartes ; & au lieu des petites guerres que l’on se
faisoit sur le tour des Expressions, sur celui des pensées,
& d’autres choses pareilles, la dispute de nos Savans ne
roule plus que sur les règles de Jeu. Voici peut-être un nouveau
changement qui se prépare. Tout le monde y a témoigné de grands
égards pour Mr. Betterton, sans en excepter les
Joueurs. Ces Messieurs connoissent l’incertitude des choses
humaines par l’experience continuelle qu’ils en font. Les
revolutions de leur fortune ne leur ont pas permis d’être
insensibles à celles par où cet habile Acteur a passé, &
lors qu’ils l’ont vû sur le Théatre, ils ont eu pitié de
4Marc Antoine, de
5Hamelet, de
Mithridate, de Theodore & de Henri VIII. Car on sait bien
qu’il a été dans l’état de chacun de ces illustres Personnages
pendant plusieurs heures de suite, & que, dans tous les
changemens de la scène, il s’est conduit avec une dignité qui
répondoit à l’élevation de son rang. Son mérite nous engage donc
à lui rendre encore, lors que l’occasion s’en présentera, le
même service qu’on lui rendit l’autre jour, & nous ne devons
pas permettre qu’un Homme,
6qui nous instruit si bien par de
feintes douleurs, nous soit enlevé par des soufrances réelles.
On attend avec impatience la représentation
d’une Comédie qui se repete actuellement. C’est la 25.
production en ce genre de mon illustre Ami
7Mr. Thomas d’Urfey. C’est un habile Homme
pour les Ouvrages Dramatiques ; mais le talent qu’il a pour
l’Ode est sur tout des plus rares. Il s’est fait pour le Style
Lyrique une méthode toute nouvelle ; Méthode qui fut inconnue
aux Anciens, Grecs & Romains, & qui n’est que foiblement
imitée dans les Traductions modernes que l’on nous donne des
Opera d’Italie.
De mon Cabinet.
Je me vois
reduit, avec chagrin, à importuner encore une fois le Public sur
une chose, dont je ne parlai d’abord que comme d’une
bagatelle.
8Il s’agit de la
Mort de Mr. Partridge, sous le nom duquel on a publié un
Almanach pour l’année 1709. Dans cet Ouvrage, ce
Jean Partridge affirme que non seulement il est encore en vie,
mais de plus qu’il vivoit quelque tems auparavant, & à
l’heure même que j’anonçai sa Mort. Je l’ai convaincu, dans un
Ecrit à part, qu’il étoit actuellement décedé, & s’il lui
reste quelque pudeur, je ne doute pas qu’il ne l’avoue enfin à
ses Amis ; car, quoi que les bras, les jambes & tout le
corps de cet Homme puissent paroître encore & s’aquiter de
leurs fonctions animales ; puis que son Art a disparu, comme je
l’ai observé ailleurs, il faut de toute nécessité qu’il ne
subsiste plus lui-même. Je le répete, je suis bien fâché que si
peu de chose fasse tant de bruit : Mais, puis que j’y suis
engagé d’honneur, je continuerai mes Essais ; je ferai usage des
Sciences occultes que je possede, & de ma grande
connoissance en Astrologie, pour confondre les autres Mort qui
prétendent être en vie, quoi qu’ils soient actuellement défunts.
C’est pourquoi j’avertis toute sorte de gens, qu’ils aient
incessamment à se corriger ; car je ferai imprimer de tems à
autre des Regîtres Mortuaires, & n’en déplaise aux personnes
qui s’en plaindront, je mettrai sans façon au nombre des Morts tous ceux qui ne sont bons à rien parmi les Vivans.