Le Philosophe nouvelliste: Préface du Traducteur
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Nivel 1
Préface du Traducteur.
Nivel 2
Le prix de l’Ouvrage, que je donne à
présent en François, peut être connu par la grande réputation de
l’Auteur, & par le mérite du Spectateur, dont le Public a si
bien reçu la Traduction qui s’en est faite en Hollande. On sait
que l’un & l’autre ne sont qu’un Recueil de Feuilles
volantes qui paroissoient deux ou trois fois par sémaine, &
qui rouloient sur toute sorte de sujets traitez en différentes
maniéres. On sait aussi que Mr. Le Chevalier Steele recevoit alors, de plusieurs Personnes d’Esprit, de
grands secours qui ne contribuerent pas peu à faire estimer ces
Pièces détachées. Ses Ennemis lui en firent un crime. On lui
reprocha que tout son Esprit étoit d’emprunt, & qu’il se
paroit hardiment du bien d’autrui. Il y avoit du vrai & du
faux dans cette accusation ; mais il n’y avoit que pure &
noire malice dans l’intention de ceux qui la faisoient. Il étoit
vrai que l’Auteur ne refusoit pas les Morceaux qu’on lui
fournissoit pour embellir son Ouvrage ; mais il étoit faux qu’il
ne tirât pas de son propre fonds la plûpart des Pièces qui
furent le plus admirées. C’est de quoi l’on ne douteroit point
s’il étoit possible de distinguer ici ce qui est de lui, de ce
qui venoit d’ailleurs. J’aurois bien souhaité de le pouvoir
faire, mais il n’y a pas eu moïen. L’Auteur n’étant plus en vie,
tout ce que l’on peut faire est de se contenter de ce
qu’il a bien voulu nous en apprendre, dans la Préface du iv.
Volume. Ces quatre Volumes contiennent toutes les Feuilles
volantes de cette espèce, qui parurent depuis le 12. d’Avril
1709. jusqu’au 2. de Janvier 1711. Il s’en débita bien quelques
autres sous le même titre pendant deux ou trois mois après cette
derniere Date ; & celles-ci font un cinquiéme Volume, dans
la nouvelle Edition que l’on vient de nous donner de ce Livre.
L’Editeur nous assûre bien aussi que ces Pièces venoient des
mêmes mains que les précedentes ; mais, comme Mr. Le Chevalier
Steele n’a proprement avoué pour sien que ce qui parut dans les
Editions de 1710. & de 1711, on ne peut en justice en
publier davantage sous son Nom, Ce Nom n’auroit pas fait tort à
la publication de ces petites Pièces, si l’Auteur avoit voulu se
faire connoître dès le commencement. Mais il eut ses
raisons pour vouloir être inconnu. Le voile lui étoit utile à
mille choses. Il en aqueroit la liberté de paroître en vrai
Protée, qui prenoit toutes sortes de formes selon le tems &
les occurrences. On le voïoit d’un jour à l’autre changer
d’habits & de langage. Courtisan, Soldat, Philosophe,
Marchand, Critique, Galant, Censeur, jeune Homme, Vieillard,
Fille, Esprit pur ; que sai-je ? Il pouvoit être tout ce qu’il
vouloit, pendant qu’on ne le connoissoit point. Mr. Bickerstaff
avoit ce privilege, & Mr. Steele ne l’avoit pas. Ce fut en
partie ce qui lui fit abandonner ce Masque ; lorsque ses Amis
& ses Ennemis travaillerent, comme de concert, à publier son
vrai Nom. Celui d’Isaac Bickerstaff lui parut d’abord
très-propre au dessein qu’il avoit de se cacher. Mr. Swift avoit
mis ce nom en quelque reputation par deux ou trois
Ecrits, qui n’étoient pas fort éloignez de la nature de ceux que
l’Auteur se proposoit de donner. Ce Mr. Swift est à présent
Doïen de St. Patrice à Dublin, & depuis bien des années, il
est fort connu en Angleterre par de petites Pièces qui sont
presque toutes d’un tour assez singulier pour venir d’un Homme
d’Eglise. Il se pique fort de penser & d’écrire en Cavalier
& en Homme du bel air. Au commencement de 1708, il publia
des Prédictions pour cette année-là dans lesquelles il
prétendoit tourner en ridicule bien des gens. Il en vouloit
sur-tout aux Whigs, qui ne parloient alors que des malheurs de
la France, & qui peut-être exageroient les choses au
desavantage de cette Monarchie. Ce Théologien a toujours été un
des Toris les plus ardens & l’est encore aujourd’hui. Le
moïen qu’il fit grace aux Ennemis d’une Couronne qui
étoit, dans ce tems-là, l’unique ressource & le plus ferme
appui du Parti Jacobite ? Le pauvre Partridge se ressentit le
premier de la mauvaise humeur de cet Esprit colére &
satirique. Ce Partridge, Cordonnier de Profession, s’étoit érigé
d’abord en Médecin, en vertu de quelques secrets qu’il disoit
avoir de Famille. Ensuite il devient Astrologue, & faiseur
d’Almanachs. Ses Almanachs étoient toûjours chargez de quantité
de Prédictions en Vers & en Prose, sans parler des
Invectives qu’il y sémoit à pleines mains contre les Ennemis de
la Révolution. Dieu sait les maux qu’il prédisoit à la France
toutes les années ; Disette, Mortalité, Soulevemens, Batailles
perduës par Mer & par Terre. Comptez que rien n’y étoit
oublié de tout ce qui peut affliger un Royaume. Le Roi Louïs
XIV. n’y étoit pas épargné, non plus que ses Sujets ; & la
Mort de ce Monarque y fut enfin prédite dans les
formes pour 1706. ou 1707. Je ne me souviens pas distinctement
de l’année ; mais je suis bien sûr d’y avoir lû la prédiction de
cette Mort confirmée par le Thême de la Nativité de ce Prince,
qui survêcut néanmoins au coup que l’Astrologue lui avoit porté.
Mr. Swift marqua cette chasse & ne la lui laissa point
passer. Pour se moquer du Prophete & de la Prophetie, il
annonça la Mort de Partridge pour le 29. de Mars 1708.
L’évenement vérifia la prédiction du Théologien, comme il avoit
vérifié celle du Cordonnier. Cependant le Docteur poussa la
raillerie jusqu’au bout, & fit imprimer la Rélation de la
Mort qu’il avoit prédite. Cela déplut fort au faiseur
d’Almanachs, qui craignit avec raison que cette fausse Nouvelle
n’empêchât les Malades de le venir consulter, & ses Livrets
de se vendre. Il avertit donc le Public de la pièce
qu’on lui avoit faite, & cet Avertissement ne servit qu’à
fournir une nouvelle Scène à la Comédie. Ce fut précisement dans
le tems que cette Farce se jouoit, & divertissoit toute la
Ville, que Mr. Steele commença l’éxécution du dessein qu’il
avoit médité, de donner une Feuille volante de Nouvelles, qui
fût d’une nature un peu différente des Gazettes communes. Le nom
d’Isaac Bickerstaff lui appartenoit tout autant qu’a Mr. Swift,
& il ne fit point difficulté de s’en saisir. Cela convenoit
à ses fins, de ne paroître point lui-même, & néanmoins de
faire paroître son Ouvrage sous un Nom qui le mît en vogue pour
les premiers jours ; après quoi l’on devoit être assûré qu’il se
soutiendroit par son propre mérite : Tout le monde y fut pris,
& quand l’innocente fraude fut connue, on ne s’en plaignit
point. Il n’y eut que le Docteur qui en ressentit du
chagrin. Il exhala sa bile, & ce qu’il y gagna, fut de
s’attirer quantité de traits piquans qui sont répandus contre
lui en divers endroits de ces quatre Volumes. La colére de Mr.
Swift n’empêcha pas que les Feuilles volantes de Mr. Steele ne
fussent reçues à la Cour, & à la Ville avec un
aplaudissement général. Tout le monde voulut se faire honneur
d’en sentir les beautez ; & l’Auteur y avoit si bien attrapé
le goût de son tems & de sa Nation, qu’au milieu d’une
Guerre variée par un nombre presque infini d’événemens, tous
plus importans les uns que les autres, l’impatience du
Nouvelliste ne l’emportoit point sur la curiosité du Bel Esprit,
& que l’on se consoloit de la disette qui regnoit
quelquefois dans les Réflexions politiques des Gazetiers, par
l’heureuse fecondité du Philosophe Nouvelliste, qui
tiroit alors de son Imagination de quoi les entretenir
agréablement. J’ai ouï dire que la Reine Anne se faisoit lire le
matin ces Feuilles volantes à mesure qu’elles étoient publiées,
& que cette lecture lui fit toujours beaucoup de plaisir
jusqu’à ce que Mr. Steele se déclara trop ouvertement, au gré de
cette Princesse, contre le changement du Ministere. Je ne me
flate pas que la Traduction ait à beaucoup près l’heureux succès
qu’eut l’Original. Il y a des agrémens attachez à la Langue
& au Climat qui perdent beaucoup, ou qui disparoissent
tout-à-fait, lors qu’on les transporte ailleurs, ou qu’on les
habille d’une autre maniére. Des Allusions fines & délicates
que l’Auteur faisoit à des affaires, grandes ou petites, qui se
passoient alors, & dont la plûpart des Lecteurs
s’appercevoient dans ce tems-là, ces Allusions, dis-je, nous échappent à présent, & leur propre finesse les
rend imperceptibles. J’aurois encore un mot à dire : mais ce mot
me coûte beaucoup, & je voudrois bien le dire, en sorte que
les Anglois & les François n’en entendissent jamais parler.
Ces deux Nations s’aiment tant elles-mêmes, qu’il ne leur reste
presque point d’estime pour les étrangers. Leur amour propre est
quelquefois si visible, qu’elles en deviennent insupportables à
leurs Voisins. Chacune est entêtée de son Goût & de ses
Manieres. Il s’en faut pourtant beaucoup que ces Manieres &
ce Goût ne soient les mêmes. Cette opposition forme entre elles
une espèce de Guerre, où l’une & l’autre se traitent souvent
avec un mépris égal. Il me paroit que cette Guerre est assez
mal-fondée ; mais je n’ai pas assez de crédit dans le monde pour
la terminer, & j’ai bien prévû que ce qui a dû charmer
l’Angleterre, pourra n’avoir que peu de charmes pour
la France. Incertain de l’accueil que le Public fera à ma
Traduction, je ne donne ce Volume que comme un Essai pour en
pressentir le jugement ; prêt de ma part à continuer ou à
discontinuer les autres, selon la reception qu’y trouvera
celui-ci. Je ne ferai pas valoir la peine qu’il m’en a coûté
pour le mettre en état de soutenir, à quelques égards, la
réputation de l’Auteur. C’est dequoi l’on ne s’informe guères,
& qu’on ne sauroit sentir aussi-bien que moi ; mais je dois
avertir le Public, que j’ai écarté tout ce qui est tellement
particulier à la Nation Angloise, ou à la Ville de Londres,
qu’il ne peut avoir aucune grace ailleurs. J’ai aussi retranché
tous les Articles de pure Gazette, & je n’ai pas négligé de
donner des Eclaircissemens dans les endroits, où ils m’ont paru
nécessaires. Quant à ce dernier point, j’ai fait de
mon mieux ; & cependant je n’oserois me flater de n’être pas
tombé dans la faute qu’on reproche aux Commentateurs,
c’est-à-dire, d’expliquer les Endroits faciles, & de passer
legérement sur les autres. Je saurai bientôt ce qui en est,
& si j’en viens au second Volume, je profiterai avec plaisir
des avis & des lumiéres que l’on voudra bien me communiquer.
Je tiendrois mal la promesse que je viens de faire, de donner
tous les Eclaircissemens possibles, si je ne traduisois pas ici
quelques petits Ouvrages qui doivent naturellement servir
d’Introduction à celui que je publie. On va les voir dans
l’ordre suivant. Le i, le ii, & le iii. sont les Pièces
Pseudonymes, ou Anonymes, qui furent écrites par le Dr. Swift,
& qui servirent de prétexte à la production du Philosophe
Nouvelliste. Le iv. est l’Epître dédicatoire que l’Auteur mit à
la tête des deux prémiers Volumes qu’il fit imprimer
en 1710. sous le faux Nom d’Isaac Bickerstaff ; & le v. est
la Préface du même Auteur au devant du iv. Volume imprimé en
1711. sous son véritable Nom de Richard Steele.