Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours VII.

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Discours VII.

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Brief/Leserbrief

Monsierur, Je lis très-régulièrement vos feuilles périodiques. Rien de plus utile pour les jeunes gens qui commencent la carriere du monde, & qui veulent apprendre à connoître les hommes. Mais si vous êtes Spectateur du genre humain, vous n’en êtes pas moins l’ami ; & en nous montrant les maladies qui nous affligent, vous vous faites en même-tems un devoir d’y appliquer les remedes. C’est dans cette vue que j’ose vous demander une grace. J’ai un parent aussi jeune que moi, avec qui je suis étroitement lié. Depuis que nos études sont finies, notre amitié s’est fortifiée, de plus en plus ; parce qu’elle n’est point le fruit du libertinage, ni de l’irréligion, & qu’elle prend sa source dans une conformité de qualités qui constituent l’honnêtehomme : aussi acquiert-elle un nouveau lustre & une nouvelle vigueur qui fait le contentement & l’admiration de notre famille. Mais, Monsieur, il y a déjà près d’un an, que ce parent, cet ami, est devenu tout-à-coup sombre, triste & mélancolique. Que dis-je ! non, cette tristesse, cette mélancolie a eu des degrés ; du moins voyoit-on dans le commencement la gaieté succéder au chagrin. Mais à présent c’est une chaîne continuelle de soupirs & de plaintes, que je crains bien de voir se perpétuer. Et rarement vois-je éclorre pour lui des jours sereins & calmes. Ce qui vous surprendra, sans doute, c’est que cet ami dont la plus douce consolation, étoit de me communiquer ses peines, devient pour moi mystérieux, & apprehende que je ne le pénétre. Vous croirez peut-être que l’amour fait son tourment, je le croyois ; mais je suis désabusé. Soit tempérament, soit qu’il ait reconnu dans les femmes cette frivolité, cette inconstance qui les caractérisent, il ne les aime pas assez pour s’en occuper. Et s’il ne fut jamais leur dupe, c’est qu’il fut toujours son maître. Pour moi, je n’ose lui demander qu’il me révéle son secret, sur-tout dans ces momens cruels, où plus agité que jamais, sa démarche, son geste, ses yeux & ensuite son inaction, me rendent le témoin du trouble qui le dévore. Autant que je le puis soupçonner, cette agitation tire sa source du défaut réel d’objets qui puissent remplir son cœur. Il cherche à se connoître, & ce vuide affreux qu’il découvre en lui-même, ce cahos impénétrable est la cause de ces noires réflexions qui le dérobent à sa famille, à ses amis, à ses connoissances. La campagne n’a plus pour lui d’attraits, & cette ville semble le bannir de son sein par la variété même des plaisirs enchanteurs qui y fixent les Etrangers. Son violon seul chasse sa mélancolie ; je parois quelquefois l’amuser, mais souvent au milieu d’une conversation très-intéressante, il me quitte brusquement, & d’un pas précipité il semble fuir les lieux où il vient de se retracer ses noirs chagrins. La grace que je sollicite auprès de vous, Monsieur, c’est de l’engager à me laisser pénétrer dans ce labyrinthe tout-à-fait inconnu pour moi ; supposé que vos prieres ne fissent pas d’effets sur lui, de m’enseigner le moyen de lui arracher son secret, & ensuite de vouloir bien lui indiquer la route qui mene l’homme à la connoissance de lui-même : c’est-là véritablement l’objet du Spectateur, du Philosophe ami de l’humanité, puisque vous rendrez par-là deux mortels heureux. Mon parent vous aura obligation de l’avoir rendu à lui-même, en lui faisant envisager quel est le bonheur qu’il peut se flatter d’avoir, & moi je vous en aurai beaucoup de m’avoir délivré de la peine qui m’accable, en voyant souffrir mon ami ; & d’avoir écouté celui qui est avec le zèle le plus pur. Monsieur, Votre parfait admirateur,
R.H.P.D.S.L.

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Brief/Leserbrief

Réponse. Je ne suis pas persuadé comme vous, Monsieur, que votre ami ait cette cruelle maladie de l’ennui, qui fait périr peut-être plus de cent Anglois tous les ans ; il est une maladie plus naturelle à son âge, & je crois franchement qu’il en est attaqué ; c’est l’amour. Si vous voulez vous en assurer, examinez-le dans ses discours & dans ses démarches. Suivez-le sur tout lorsqu’il va rendre visite à des femmes ; il en est deux en présence de qui vous devez porter sur lui des regards plus attentifs ; celle qu’il voit le moins & dont il parle le plus, & mieux encore celle qu’il voit le plus & dont il parle moins. Certainement c’est une de ces femmes qu’il aime. Quand vous croirez être bien instruit, parlez-en le premier à votre ami, dites-lui que vous sçavez son secret ; mais sur-tout affectez de regarder sa passion, toute malheureuse qu’elle puisse être, comme un malheur nullement irréparable. Offrez-lui vos services, & forcez-le de les accepter en l’importunant s’il le faut. Il parlera alors, il ne lui sera plus possible de mettre des bornes à sa discrétion, & vous aurez trouvé du moins le moyen de le distraire de sa douleur en l’en faisant parler. Ce moyen vous en fournira d’autres que vous pourrez employer encore plus utilement à sa tranquillité, & peut-être à son bonheur. Je les connois, & voudrois pouvoir ne me pas borner à vous les faire espérer ; mais vous connoissez mes entraves & les loix austeres ausquelles je suis soumis : heureusement vous êtes né sensible, & j’apprendrai peut-être quelque jour, que cette sensibilité précieuse vous aura fait imaginer des expédiens honnêtes & sûrs. Il en est un dont j’espérerois beaucoup, & j’ose prendre sur moi de vous le conseiller. C’est d’aller trouver l’objet de la cruelle passion qui tourmente votre ami, lorsque vous le connoîtrez ; de l’instruire de l’effet de ses charmes s’il l’ignore, & de le forcer par les plus tendres discours à le déplorer avec vous. Les femmes ont toujours pitié des malheureux qu’elles font, quand ces malheureux recourent à elles : la vertu ne les éloigne pas de ce sentiment ; elle leur apprend seulement à mettre des bornes à la séduction que le plus souvent il entraîne. Dès que vous aurez obtenu de la pitié pour votre ami, il obtiendra bientôt lui-même d’autres consolations également innocentes. Je ne puis lui en souhaiter que de cette espece, & elles doivent lui suffire, si l’ardeur qui le consume est dans le cœur, comme il y a lieu de le croire, à en juger par les symptomes de son mal. P.S. Je crois au reste, Monsieur, que ceci n’est pas un conte fait à plaisir, & que vous ne vous êtes pas proposé de vous amuser avec moi des jeux de votre imagination. Si cependant c’est le dessein que vous avez eu, je vous conseille de ne vous en pas vanter. Il n’y a point de gloire à tromper un cœur sensible par un récit touchant, & il y a de l’inhumanité à s’en faire un amusement.