Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours VI.
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Discours VI.
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Brief/Leserbrief
Monsieur, Vous êtes peut-être
déjà instruit de l’aventure que je compte vous
apprendre ? Vous ne l’êtes pas du moins des tristes
sentimens qui me pénétrent en vous la racontant. J’ai
besoin de votre pitié & de votre secours ; vous ne
pourrez me refuser ni l’un ni l’autre, si vous êtes
aussi sensible que vous aimez à nous le faire croire
dans votre estimable Ouvrage. J’ai l’honneur d’être &c.
Allgemeine Erzählung
Je fus mariée il y a cinq ans à un homme
digne de remplir les vœux de la femme la plus vaine
& la plus difficile. Quoique fort jeune, je
distinguai en lui un cœur droit, beaucoup d’esprit
& beaucoup d’amour pour moi. Il semble qu’on ne
puisse pas demander plus sans être injuste ni
trouver autant sans être heureuse !
Vous allez voir pourtant qu’il me fut impossible
d’aimer, ni de feindre même de l’amour pour un homme
qui en étoit si digne. Il est vrai que mon caprice
ne fit pas tout ; je ne dois pas me charger des
torts de la nature, & j’avouerai qu’elle m’avoit
fait un cœur incapable de s’attendrir ; mais je
conviendrai aussi que cette insensibilité,
quoiqu’insurmontable, n’étoit pas le seul obstacle
au bonheur de mon mari ; il y en avoit de plus
grands ; la coquetterie, l’amour de la liberté,
l’usage, les travers enfin. De jeunes gens sans
mœurs & pleins d’esprit m’avoient persuadé qu’il
étoit odieux d’aimer son mari ; je n’avois entendu
faire que des épigrammes sur l’amour conjugal ; le
cœur n’opposoit rien à ces maximes téméraires ;
enfin j’étois née coquette, vaine & froide ;
tout ce qui tendoit à la propagation du bel air,
devoit me paroître de bon sens. Vous jugez aisément,
(d’après cet aveu) de ma situation, de
ma maussaderie, & des petits brouillards qui
s’éleverent d’abord entre mon mari & moi ! Il me
reprocha mon insensibilité ; & quoique ce fût
avec des égards propres à la faire disparoître, il
remporta peu d’avantages ; je sentis que j’avois
tort ; je m’accusai de sa douleur ; mais ce fut sans
y être sensible, & il s’apperçut bien qu’il n’y
avoit rien de consolant pour lui dans mes regrets.
Le désespoir lui prêta une éloquence touchante.
Nous étions à la campagne ; je voulus faire
courir après lui, mais je pensai qu’il reviendroit
bientôt, & je ne crus pas, d’ailleurs, que la
généralité me demandât plus que des vœux à cet
égard. Il ne revint pas cependant ; il fut du moins
près d’un mois sans reparoître. La longueur de son
absence m’accusoit ; je n’étois pas sans quelque
sorte d’inquiétude; mais je me trouvois libre, avec
des jeunes gens fort aimables, qui refluoient chez
moi, du voisinage où la belle saison
les avoit conduits ; & avec ces secours, il
m’étoit fort aisé de m’étourdir sur mes injustices.
Lorsqu’il revint, il me parut qu’il avoit pris son
parti : il ne me fit aucune excuse de m’avoir
quittée brusquement ; je crus qu’il vouloit éviter
d’entrer dans des détails, qui en l’attendrissant
trop, pourroient renouveller la querelle ; mais je
me trompois ; s’il ne me parloit de rien, c’étoit
que j’avois mes femmes auprès de moi, & qu’il
attendoit d’être libre pour me parler. Lorsqu’elles
furent sorties, il vint se mettre à côté de moi sur
un canapé où j’étois assise ; & me prenant la
main avec une sorte de saisissement.
Il partit & revint huit jours après. Il
me trouva avec mes femmes qui étoient très-jolies ;
je ne sçais ce qui lui passa par la tête, mais il
les lutina beaucoup. Dans les termes où nous en
étions ensemble, ce jeu ne pouvoit pas m’offenser ;
il m’amusa même, & il s’apperçut que j’y prêtois
une certaine attention. Il vint s’asseoir auprès de
moi, & commença par me baiser la main. Je bad
inai <sic> avec lui sur ce geste infidele ; je
lui dis que lorsqu’on aimoit une femme, on se devoit
plus d’indifférence auprès des autres.
Au lieu de répondre, il continua sur le même ton,
& je voulus fuir.
Ces terribles paroles me consternerent. Je
m’assis fatiguée, fâchée, & je lui demandai s’il
étoit résolu à me tourmenter toujours. Cette
question lui parut un outrage, & j’ai senti,
depuis qu’elle en étoit un : il se
releva, & me regardant avec le plus froid
courroux.
Il n’avoit pas achevé de parler, qu’il étoit
déjà hors de mon appartement. Il descendit
l’escalier comme un furieux, demanda sa chaise,
& partit à pied pour l’aller attendre. Depuis ce
jour je ne l’ai plus revu, ni n’ai entendu parler de
lui ; j’ai sçu seulement qu’il avoit pris la route
d’Italie. Voilà pour ce qui le regarde, Monsieur :
voici maintenant ce qui me concerne. C’est cet aveu
que j’ai souhaité de vous faire, & que je ne
puis plus refuser à ma situation : elle est telle
que mon mari est vengé. Son amour ne m’avoit point
attendrie ; son inconstance ne m’avoit point piquée,
& sa douleur me désespere. Je me dis cent fois
par jour que je ne le méritois pas ; je me fais les
plus sensibles reproches ; je me retrace sa douceur,
ses sermens, son ardeur, & je me sens accablée
de tant de sentimens dont je n’étois pas digne : je voudrois pouvoir le suivre, le
retrouver, me jetter à ses pieds : tranchons le mot,
j’en suis folle aujourd’hui, & je voudrois le
lui apprendre. Vos feuilles vont en Italie,
Monsieur ; j’en ai été informée à votre Bureau ; mon
mari les lit peut-être. . . . . . Vous devinez ce
que je vous demande ? Mon repentir est si grand, ma
douleur est si vive, que ce sera presque me rendre
mon mari, que de consentir à lui apprendre tout ce
que je souffre.
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Dialog
Vous me détestez ? me
dit-il : il faut vous délivrer d’un tyran qui vous
opprime, il faut vous abandonner à votre
indifférence, pour mériter du moins votre
amitié. . . . . Je répondis que je ne le
souffrirois pas, que je voulois moi-même mériter
son estime, & que je le priois de me corriger
de mon indifférence comme d’un défaut. . . . Cet
honneur est réservé à d’autres que moi,
reprit-il ; d’autres vous apprendront à aimer ; je
n’ai plus que ce supplice à redouter,
& je suis assez malheureux pour le
craindre. . . . Je lui dis qu’il m’offensoit,
qu’il n’avoit nul outrage à craindre de ma part,
que je ne pourrois, ni ne voudrois jamais
apprendre de personne, ce que ses agrémens &
sa tendresse m’avoient laissé ignorer jusqu’à ce
jour : mais il ne m’entendoit plus, il étoit
disparu, & quand je voulus lui parler &
l’engager à revenir auprès de moi, on me dit qu’il
étoit parti dans sa chaise de poste.
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Dialog
Je viens vous
apprendre votre délivrance, me dit-il ; vous
n’aurez plus de violence à vous faire, ni de
reproche à essuyer, & vous pourrez juger de
l’amour que j’avois pour vous. . . . . . Vous avez
pris une maîtresse ! lui disje :
oui, Madame, vous m’y avez contraint ; mais je ne
l’ai pas prise pour vous oublier ; mon unique
motif a été de cesser de vous déplaire. Vous serez
libre par-là, délivrée de mes importunités ; &
moi j’aurai le plaisir de vous posséder dans des
bras où votre idée seule aura droit de me
conduire, & où je ne trouverai jamais que
vous. . . . Votre résolution seroit capable de
m’affliger, repris-je, si je ne la considerois
qu’en elle-même ; je craindrois que le dépit ne
vous y fît trouver plus de consolations que vous
n’en devez chercher ; mais l’aveu que vous m’en
faites, la façon dont vous m’en parlez,
m’apprennent que vous n’êtes point piqué, &
que vous ne renoncez point à mon amitié. Non,
reprit-il, je ne suis point piqué; je sçais que je
ne dois point l’être ; j’ai étudié les caprices de
la nature, je sais qu’elle seule a le tort que mon
amour voudroit vous reprocher ; je crois du moins
que vous m’auriez aimé, si vous aviez
pu aimer quelque chose. A l’égard de votre amitié,
loin de cesser d’en être flatté, je vous forcerois
d’en prendre si vous n’en aviez pas ; je ne fais
pas un si grand sacrifice, sans m’en promettre un
prix qui puisse m’en consoler. Tranquilles l’un
& l’autre, après cet aveu, ou du moins le
paroissant l’un & l’autre ; nous nous amusâmes
à tracer ensemble le plan de conduite que nous
devions suivre à l’avenir. Vous aurez toujours le
même état de maison, me dit-il ; je ne veux pas
que mes plaisirs soient un sujet d’économie pour
vous ; j’en prendrai la dépense sur mes épargnes
particulieres ; & comme il n’est pas question
de folie de ma part dans tout ceci, je réglerai
cette dépense sur la sagesse de mes motifs, &
je la réduirai au nécessaire. . . . . Le
pourrez-vous aisément ? lui demandai-je ; j’ai oüi
dire que ces sortes de femmes n’étoient jamais
contentes. Celle que j’ai choisie le
sera, répondit-il ; c’est la premiere fois qu’elle
reçoit & je lui crois des mœurs ; je
remplacerai la magnificence par le goût : vous
pouvez en juger dès à présent, poursuivit-il, en
tirant un bijou de sa poche ; voilà un présent que
je lui dois faire ce soir ; combien
l’évaluez-vous ?. . . . C’étoit une tabatiere ; je
la pris & la trouvai charmante. Je le lui dis,
& il crut que j’en avois envie parce que je la
louois. Il me paroît qu’elle vous feroit plaisir,
me dit-il ; elle est à vous, si vous voulez
l’accepter. Non, répondis-je en souriant, je ne
veux pas vous ravir le prix dont elle sera payée ;
qu’aurois-je à mettre à la place ! La même chose
que j’en dois esperer, reprit-il tendrement, &
alors vous m’auriez prouvé que l’on s’enrichit en
donnant. . . . Je ne voulus pas accepter, mais je
fus assez heureuse pour trouver des expressions
qui le firent rire de mon refus. Vous ne voulez
donc pas ? me dit-il ; en ce cas,
daignez accepter cette bourse où il y a le double
du prix de la boëte : ce sont des conditions que
je me suis imposées ; je ne donnerai jamais à ma
maîtresse, que ma femme n’ait reçu de quoi se
procurer les mêmes agrémens. . . . Ce tour galant
étoit digne de lui ; mais il n’eût pas été digne
de moi d’accepter. Je refusai, quoiqu’il insistât
avec toutes les grâces possibles.
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Dialog
Ne fuyez pas, me
dit-il, ayez pitié de moi ; je viens vous demander
la vie. . . . Son air pénétré ne m’attendrit pas.
Quelle folie ? lui dis-je ; je ne vous conçois
pas ; j’avois meilleure opinion de votre fermeté.
Tonne sur moi, me dit-il, en se jettant à mes
genoux, accable moi d’injures, mais ne m’accable
pas de rigueurs : j’ai fait ce que j’ai pu pour te
plaire, j’ai cru être devenu plus tranquille, je
me suis trompé ; c’est vainement que je me fatigue
à courir après les plus aimables femmes ; mon cœur
ne demande que toi, & l’amour ne peut me
souffrir à des genoux qui ne sont pas les tiens.
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Dialog
Vous vous désespérez
aisément, me dit-il ; je ne dois pas m’en
plaindre ; ma générosité vous a fait trouver vos
dédains légitimes ; mais enfin, Madame, ce cœur
qui respecta trop vos caprices, peut encore se
dédire, & je prévois que vous n’aurez pas
long-tems à l’y contraindre. . . . . Je compris
qu’il falloit le calmer. Sur quel ton me
parlez-vous ? lui dis-je avec douceur ; êtes-vous
en droit de vous fâcher ? N’avez-vous pas
vous-même réglé la conduite dont vous vous
plaignez ? Vous me reprochez des caprices ? Mais
celui de me quitter, de courir après des femmes,
de revenir à moi avec les volontés d’un maître, le
croyez-vous bien pardonnable, bien propre à
m’engager à reconnoître des loix ? Non, dit-il, en
se précipitant encore à mes genoux, je ne crois
rien de tout ce qui pourroit m’abuser ; je veux
sentir tous mes crimes, & m’en
pénétrer ; mais avouez-le, Madame, le plus grand
de tous à vos yeux, celui que vous me pardonnez le
moins, c’est de vous adorer ; je vous suis plus
odieux, comme importun, que comme
criminel ! . . . . Vous ne me l’êtes d’aucune
façon, répondis-je, mais, j’ose l’avouer, je ne
suis point faite pour l’amour ; si j’en avois été
capable, j’aurois peut-être prévenu vos vœux ; je
me suis expliquée cent fois, j’ai crû que vous
aviez bien compris que c’étoit un mal sans
remede ; je vous ai offert de l’amitié ; c’est
tout ce que puis sentir ; l’amour me sera toujours
étranger, & ce seroit une trahison que de vous
en promettre. Cependant s’il faut flatter votre
douleur, s’il faut vous tromper, s’il faut vous
dire que je vous aime. . . . . Non, Madame, il ne
faut plus rien après ce mot : je fuis au bout de
l’Univers pour oublier vos affreuses bontés : mon
bonheur ne ne <sic> pouvoit émaner que du
vôtre, & il ne dépend plus de
vous de m’en faire un.
Metatextualität
J’ai eu cette manie, je l’ai
dit à M. Rousseau quand je lui ai écrit ; elle m’a duré
long-tems, & j’en rougis. Je me rappelle une lettre que
j’écrivis à une femme, à ce sujet, en lui envoyant un
Ouvrage qui depuis a été imprimé, dans laquelle on voit
combien j’ai poussé loin cette mauvaise foi que je condamne
ici. Voici la lettre ; on va en juger.
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Brief/Leserbrief
« Folle & jolie à
l’excès, mais raisonnable lorsqu’il faut l’être, je ne
vois que vous qu’il me convienne de consulter sur le
petit Ouvrage que je vous envoye. Vous m’avez appris que
la femme la plus folle a toujours de la raison pour ses
amis : employez la vôtre à me juger & à me conduire.
Je crains que ma sincérité ne me fasse
des ennemies : votre sexe s’offense aisément ; c’est à
la plus jolie femme, c’est-à-dire, à celle à qui on doit
le plus d’égards, à prononcer sur le droit des autres.
Voyez si je puis en conscience faire imprimer ce
manuscrit ? Prononcez sans complaisance lorsque vous
serez sûre d’avoir lu sans prévention. Vous serez
étonnée de ma prudence extrême ; vous me croirez
amoureux ? Tout ce que je puis vous dire, c’est que je
ne le suis pas & que je voudrois l’être : c’est un
état qu’on est forcé de souhaiter lorsqu’on a à se
reprocher d’avoir épuisé les plaisirs : mais j’en
attends vainement le miracle, puisque vous ne l’avez pas
fait ; je vous ai connue trop tôt & j’ai pensé trop
tard. Vous êtes trop près de l’amour pour concevoir
combien il devient nécessaire après un certain train de
vie ; malheureusement ce n’est pas lorsqu’on l’appelle qu’il vient ; il se fait connoître & ne
se fait point sentir ; triste situation, mais qui vaut
encore mieux qu’une profonde & cruelle indifférence.
Quant à l’étonnement que pourra vous causer ma subite
circonspection envers les femmes, il sera naturel, &
me servira de reproche du passé. Je vous avoue,
aujourd’hui, que je ne comprends pas comment j’en ai pu
dire beaucoup de mal, car j’en ai toujours pensé
beaucoup de bien. C’est le ton du jour ; on est
entraîné, on se fait lire, & le succès corrompt. Ce
qui me console, c’est que mille gens, & qui plus
est, mille écrivains qui ne les estimoient pas moins que
moi, les ont encore plus maltraitées. » J’ai l’honneur
d’être, &c.