Cita bibliográfica: Jean-François de Bastide (Ed.): "Discours IV.", en: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.6\004 (1759), pp. 101-156, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2251 [consultado el: ].


Nivel 1►

Discours IV.

Nivel 2► JE vais traiter un sujet qui intéresse tout le monde généralement. C’est la flatterie. Ce vil défaut, cette basse ressource, ce lâche artifice, sont bien capables de donner de l’humeur à un moraliste ; mais de plus l’homme privé, l’homme le plus froid ou le plus indulgent, ne peuvent les considérer sans mépris. Je lis des préfaces, des épîtres, des lettres particulieres, des vers adressés à des femmes, & je recule d’effroi, en voyant une horrible prostitution de l’esprit & de la rime. On a eu quelquefois l’insolence de comparer de simples, souvent d’odieux particuliers, au Soleil, aux Dieux ; & ces particuliers méprisables ont eu l’impudence de s’enorgueillir du vil encens des Prêtres de Baal. On les a vû devenir plus fiers après la lecture d’une épî-[102]tre dont l’exagération ne dévoit les rendre que plus modestes. Un grand Monarque digne & très-digne d’être loué en vers comme en prose, en usa bien autrement avec un bel-esprit1 de sa Cour, dont il avoit ordonné que les Tragédies immortelles fussent imprimées dans son Palais. Ce Roi magnanime ayant trouvé que dans l’épître il étoit trop loué, s’en plaignit généreusement au Poëte : il n’y a que Votre Majesté qui s’en plaigne, lui répondit ce dernier. Un tyran ou un faquin n’auroit pas eu cette modestie.

Voici ce que l’Abbé d’Aubignac dit en parlant du grand Corneille : Nivel 3► Diálogo► « 2 je ne l’ai jamais vû que deux fois. La premiere, quand après son Horace, il me vint prier d’assister à la lecture qu’il en devoit faire chez M. de Boisrobert, en la présence de MM. Chapelain, Baro, Charpi, Faret & [103] Létoile, dont il ne voulut pas suivre l’avis que j’avois ouvert : & l’autre quand après son Œdipe, il me vint remercier d’une visite que je lui avois rendue, & du bien que j’avois dit de lui dans ma pratique, où il ne trouvoit rien à condamner que l’excès de ses louanges. » ◀Diálogo ◀Nivel 3 Ce reproche, ou si l’on veut, ce remerciement à un homme qui lui avoit donné des avis qu’il n’avoit pas jugé à propos de suivre, feroit honte à cent rimailleurs toujours peu satisfaits des louanges que la flatterie & l’imbécillité leur prodiguent tous les jours.

Flateurs ? je vous le dis avec humeur, mais sans injustice ; vous êtes les plus méprisables & les plus dangereux ennemis de la vérité & du mérite. Vous précipitez dans l’abyme de l’orgueil des esprits qu’une critique douce eût rendu modestes : cette modestie eût été l’ame de leurs talens ; ils auroient produit de bonnes choses qu’on eût [104] estimées, & ils auroient eû des amis ; au lieu que l’orgueil, ce conseiller perfide, ce guide audacieux que vous leur avez donné, les a jettés loin de leur route naturelle, dans des sentiers difficiles & tortueux, où leur esprit & leur raison se sont pour jamais égarés.

Je vais tâcher de traiter cette matiere d’une maniere qui puisse la rendre intéressante & agréable tout à la fois, & c’est en prouvant par des faits la légitimité de mes anathêmes, que je compte y réussir. J’ai voulu lire pour cela des milliers de vers que des Poëtes très-obscurs firent dans le siecle passé pour d’autres Poëtes, simplement un peu moins obscurs qu’eux. J’en ai recueilli quelques-uns, & les voici ; on sera révolté en les lisant ; & si une choquante lecture produit l’effet que j’en attens, je pourrai du moins me flatter d’avoir guéri quelques esprits foibles ou lâches d’une épidémie odieuse. Je [105] ne me bornerai point à sévir contre les muses vénales qui n’ont pas rougi de prodiguer l’encens & l’imposture ; je crois ne devoir pas faire plus de grace aux Poëtes qui n’ont pas eu honte de se donner eux-mêmes les louanges que la vérité leur refusoit.

Sur Nicolas Frénicle.

Cita/Lema► Au gré des filles de mémoire,

Frénicle a d’Apollon relevé les autels,
Et ce Dieu tout couvert de gloire
Le met pour récompense au rang de immortels. ◀Cita/Lema

Apollon seroit un bien mauvais juge, s’il avoit été capable de prophaner ainsi la société des Dieux. L’Auteur du Temple du Goût auroit placé plus justement Frénicle à la porte du vestibule du Temple, & lui auroit donné pour récompense de ses mauvais vers la triste occupation de mesurer la distance infinie de cette place à celle des immortels. [106]

Ce n’est pas toutefois que Frénicle fût dépourvu de tout mérite. Chapelain qui étoit bon critique, quoiqu’il louât aisément, a dit dans ses Mélanges de Littérature, qu’il écrivoit purement. Ses vers étoient aisés, & il auroit été capable peut-être, de faire quelque bon ouvrage avec le secours de la critique, quoique son esprit fût sans fond & sans élévation ; mais pour pouvoir bien faire, il faut se bien connoître, quand on est médiocre ; & comment se seroit bien connu un homme que la flatterie égaloit audacieusement à Apollon ? Frénicle eut honte lui-même de se voir élevé si haut par des mains lâches, & il avoua qu’on l’avoit trompé en le louant ; mais le mal étoit fait, & le froid de l’âge le rendoit irréparable, pour ceux à qui sa veine naturellement facile & pure, auroit pû fournir quelques modeles, s’il avoit été encore assez jeune pour pouvoir s’appliquer encore au travail. [107]

Sur Scudéry, par lui-même

Cita/Lema► Princes, ne pensez pas si je vous importune,
Que mon propre intérêt m’oblige à ce discours ;
Je songe à votre gloire & non à ma fortune,
La vérité me plaît, & je la dis toujours.
[Poésies diverses : dédiées a Monseigneur le Duc de Richelieu::Poés. divers.] de Scud.

Quelle vanité encore dans son Sonnet, sur le dégoût du monde !

J’ai vêcu dans la Cour, j’ai pratiqué les Princes ;
J’ai connu Richelieu, j’en fus même estimé ;
Et dans la belle ardeur dont j’étois animé,
L’Europe m’a connu dans toutes ses Provinces.

Pour moi plus d’une fois le danger eus des charmes ;
Et dans mille combats je sçus tout hazarder : [108]
L’on me vit obéïr, l’on me vit commander ;
Et mon poil tout poudreux a blanchi sous les armes.
Il est peu de beaux arts où je ne fusse instruit ;
En prose comme en vers mon nom fit quelque bruit ;
Et par plus d’un chemin je parvins à la gloire, &c.

Ibid. ◀Cita/Lema

On croiroit qu’un homme médiocre qui avoit eu l’impertinence de se louer aussi audacieusement, ne trouva point de flatteurs, du moins parmi les hommes de mérite & les Auteurs connus ! Mais penser cela, seroit donner des bornes à la flatterie, & elle n’en a point. Sarrasin loua beaucoup sa Tragi-Comédie de l’Amour Tyrannique, & Balzac sa Tragédie d’Arminius, ce Balzac qui avoit tant de morgue, tant de réputation, & qui l’avoit si peu ménagé auparavant en écrivant : Nivel 3► Cita/Lema► « o bienheureux écrivains, M. de Saumaise [109] en Latin, & M. de Scudery en François ! J’admire votre facilité & j’admire votre abondance. Vous pouvez écrire plus de Calepins que moi d’Almanachs. » Et ailleurs, « bien heureux sont ces écrivains qui se contentent si facilement ; qui ne travaillent que de la mémoire & des doigts ; qui sans choisir, écrivent tout ce qu’ils sçavent » ◀Cita/Lema ◀Nivel 3 Balz. Lettre 12, l. 23.

S’étonnera-t’on qu’après avoir essuyé des critiques aussi sanglantes, & se voyant ensuite exalté par le même satirique, comme je viens de le dire, il osa se faire adresser les vers suivans par sa Muse, en parlant de Robert le Grand, héros du Poëme de la Franciade, que Ronsard avoit commencé, & que Scudery proposoit d’achever.

Cita/Lema► …………………………………………………
………………………………………………...

Le titre du sépulchre, afin que dans tes vers
Il ne puisse finir qu’avecque l’Univers. ◀Cita/Lema [110]

Pour moi, je ne suis point surpris de cela, & je le suis au contraire qu’un homme gâté par Balzac, par Sarrazin & par d’autres, ne fût pas insolent, & ait été capable d’amitié, qualité qu’il eut toujours, & dont il donna souvent des preuves éclatantes.

Sur Racan, au sujet de ses Bergeries qu’apparemment il hésitoit de faire imprimer.

Cita/Lema► Ces Bergers ont si bien parlé,
Que mon esprit les idolâtre ;
Rome n’a jamais étalé
Tant d’ornemens sur le Théâtre :
Miraculeux pere des vers
Grand Racan, fais que l’Univers
Puisse lire une œuvre si belle ;
Donne-lui ce rare entretien ;
Ta gloire ne doit craindre rien,
Malherbe & Balzac sont pour elle.

Maynard. ◀Cita/Lema

Racan eut certainement beaucoup d’esprit & fit souvent des vers heureux ; mais Maynard n’étoit pas un [111] Poëte sans mérite & sans réputation, & l’on est scandalisé de le voir prosterné, pour ainsi dire, aux pieds d’un Homme qui n’étoit que d’un degré au-dessus de lui. Racan étoit homme de qualité, & voilà la source de cette idolâtrie indécente. C’est aussi ce qui fait que je porte ici un jugement si sévére. Si la flatterie me paroît toujours méprisable par le ton, elle me le paroît bien davantage par le motif.

Sur le Père de Saint-Luis, Carme.

Ce Religieux oublié, fut peut-être le Poëte le plus fou du siecle passé, & c’est beaucoup dire. Il fit d’abord une quantité immense d’anagrammes & de vers innocens : c’est une preuve de la plus grande facilité & du plus mauvais goût. Il composa ensuite un poëme intitulé, la Magdelaine au Désert de la Sainte-Baume en Provence, qu’aucun de mes Lecteurs n’aura peut-être eû le [112] malheur de lire. Ce poëme ne méritoit que le mépris ou la risée ; j’ai pourtant lû plus de cinq cens vers saupoudrés de la plus forte flatterie, à la tête du volume où il est imprimé. L’Auteur, quoique très-fou, fut plus modeste que ses vains amis, car voici comme il fit parler son Livre lorsqu’il parut :

Cita/Lema► Garde-toi bien de m’acheter
Critique, si je ne t’agrée ;
Tu peux ailleurs te contenter,
Sans me faire la simagrée.
(Mon Auteur n’ayant attendu,
Ni ton amitié, ni ta haine)
Car vous auriez tous deux perdu,
Toi, ton argent ; & lui, sa peine. ◀Cita/Lema

On ne sera pas fâché de connoître plus particulierement cet homme singulier, & peut-être unique. Ce que j’ai à dire de lui prouvera encore mieux, que ses mauvais vers, combien il mérita peu l’adulation, & combien l’adulation aussi mal justifiée est bassesse, ou ineptie. On connoîtra d’ailleurs un carac-[113]tere, & c’est à quoi je dois m’attacher dans un Livre qui produira toujours plus d’effet par les exemples que par les raisons.

Le Pere Pierre de Saint-Louis, Carme de la Province de Provence, étoit vraisemblablement né un peu fou, comme je l’ai dit ; l’amour acheva de lui tourner la tête. A l’âgé de dix-huit ans, devenu amoureux d’une Demoiselle, nommée Magdelaine, fille d’un Bourgeois de Vauréas, il fit pour elle quantité de vers & surtout d’anagrammes : il disoit que pour un seul jour, il lui en avoit envoyé trois douzaines sur le seul nom de Magdelaine. Après avoir fréquenté cette fille pendant quatre ou cinq ans, il la fit demander en mariage, & il étoit à la veille de l’épouser, lorsqu’elle mourut. Le chagrin qu’il ressentit de cette perte, joint au germe de folie que je suppose & qu’il faut supposer qu’il avoit, le conduit non aux petites maisons, mais [114] dans un Couvent de Moines. Il voulut d’abord entrer chez les Dominicains, mais il se rappella que sa maîtresse avant que de tomber malade, lui avoit fait présent d’un scapulaire, & dèslors il crut que la main divine avoit marqué sa place chez les Carmes. Ces Religieux le reçurent & l’envoyerent à Aigalades, Couvent solitaire à une lieue & demie de Marseille. La douleur avoit ralenti la fureur des vers, la solitude la ralluma. L’ennui & l’oisiveté attachée à son état, lui laissant la liberté & le loisir de traiter les grand sujets, il se livra tout entier aux fatigues d’un poëme : le choix du sujet étoit embarrassant : il s’en présentoit deux, également préférables. Elie & la Magdelaine se disputoient cette préférence embarrassante. Il se détermina enfin en faveur de la derniere, non pas comme on le pourroit penser, parce que sa maîtresse avoit eu cette patronne ; car il avoit même commencé à [115] chanter le prétendu Fondateur de son Ordre, ravi de pouvoir intituler son poëme l’Eliade, & d’avoir par ce titre quelque sorte de conformité avec Virgile ; mais parce qu’ayant été un jour à la Sainte-Baume, il crut voir sa maîtresse jalouse lui reprocher en fureur l’injure qu’il lui avoit faite, & le menacer de la mort la plus prompte, s’il ne la réparoit, en sacrifiant Elie à la Magdelaine. Il obéït au phantôme redoutable, & voilà l’origine du plus singulier & du plus détestable poëme qui ait jamais paru. Cet ouvrage monstrueux pensa ruiner le Libraire avide qui s’en étoit chargé ; mais il arriva dix ans après, que quelqu’un qui apparemment avoit un nom, prit à tâche de le faire débiter, & l’esprit de la nation tourna tout d’un coup, comme on l’a vu plus d’une fois, en faveur de ce chef-d’œuvre d’ineptie. Il fut enlevé, & en peu de jours il s’en fit une seconde édition. L’Auteur cependant ne [116] jouit pas de sa gloire : semblable en cela, mais en cela seulement, à Racine, qui mourut sans avoir vu sa patrie, aveugle & ingrate, rendre justice au plus parfait Ouvrage qui soit jamais sorti de la main des hommes. 3

Sur la Comtesse de la Suze.

Cita/Lema► Nul d’entre les mortels ne la peut égaler,

Le maître des neuf Sœurs ne seroit point son maître ;
Pour faire des captifs, elle n’a qu’à paroître,
Et pour faire des vers elle n’a qu’à parler. ◀Cita/Lema

Quoique Madame de la Suze eût de l’esprit & du talent, on peut regarder cet éloge comme beaucoup trop outré ; l’exagération se fait surtout sentir dans les deux premiers vers, & elle en dut rougir. Il y avoit alors des femmes qui l’égaloient, & beaucoup d’hommes qui la surpassoient. Madame de la Suze [117] étoit femme, & femme de qualité. Il semble qu’il n’y ait point assez d’encens dans l’Univers pour célébrer dignement un objet qui joint ces deux qualités au talent. Disons encore qu’elle étoit jolie. Le pouvoir de la beauté, ou plutôt l’empire des femmes est si fort sur les petites ames, qu’on ne se guerira jamais, ni de la folie de chanter des Iris en l’air, ni de la sottise de parler aux femmes comme si elles étoient précisément des Divinités.

Cita/Lema► Faut-il donc de sang froid & sans être amoureux,

Pour une Iris en l’air faire le langoureux !
Lui prodiguer les noms de Soleil & d’Aurore,
Et toujours mangeant bien, mourir par métaphore !

Godeau. ◀Cita/Lema

A combien de gens n’a-t’on pas ce reproche à faire, & combien le mériteront encore, avant que le bon goût [118] ait fixé l’expression & le ton que l’amour & l’admiration exigent ! Nous touchons à cette époque heureuse, & les femmes sont réduites à nous en féliciter ; mais il ne faut pas qu’elles montrent trop de contentement de cette révolution. Les hommes, ennemis nés de l’équilibre, pourroient bien devenir trop familiers après avoir été trop fades, & je les en vois menacées.

Sur Desmartes, par lui-même.

Voici une preuve bien authentique de l’égarement & de la sorte de phrénésie, où peut aboutir la fureur de se louer soi-même. Desmarets dans une Ode au Cardinal Mazarin, dit :

Cita/Lema► . . . . Laisse en ton Palais entrer pour un moment

Une Muse, autrefois les délices d’Armand,
Autrefois éclatante, heureuse, caressée,
Des louanges d’Armand cent fois récomposée, [119]
Et que tu vis cent fois venir à ton secours,
Pour l’alléger du poids de tes sages discours. ◀Cita/Lema

& plus bas, parlant encore des faveurs dont le combloit Richelieu, il ajoûte :

Cita/Lema► Jules (des grands Romains le véritable sang)

Je dirai, sans orgueil, que j’eus place en ce rang ;
Car tu sçais qu’il m’aimoit ; que cet esprit sublime
Eut pour moi des momens de tendresse & d’estime ;
Et que tu fus témoin dans ces tems glorieux,
Que cent fois cet honneur me fit des envieux.
Toutefois je crains pas une audace importune,
Je ne demande point des fruits de ta fortune,
Ni de ton grand pouvoir les plus rares effets,
Mais de pouvoir sous toi jouir de ses bienfaits ; [120]
Que ta puîssante main m’appuye & me maintienne
Au degré de fortune où me plaça la sienne. ◀Cita/Lema

De cette fanfaronade, il passe à une autre plus forte, vantant ainsi ses propres Ouvrages, & les services qu’il prétendoit avoir rendus à l’Etat par ses Romans & ses Piéces de Théâtre.

Cita/Lema► J’ai soutenu sa cause, & sans peur des dangers,

J’ai combattu l’orgueil des Princes étrangers ;
J’ai découvert le fil des trames tyranniques :
J’ai dessillé les yeux des peuples Germaniques :
J’ai fait parler l’Europe, & fait ses protecteurs,
Tout autant que j’aurai d’équitables lecteurs ;
Et les siecles futurs aimant ses belles larmes,
Aimeront dans mes vers l’équité de nos armes [121]
J’ai de cent vérités nos voisins ébahits :
Jules, n’est-ce pas la secourir mon pays ;
Et si l’on me permet un repos honorable,
Je rendrai des vieux Francs la mémoire adorable.
Je tire de l’oubli les faits ensevelis
du premier Conquérant de l’Empire des lis.
Je chante son baptême, & la divine marque
De la faveur du Ciel que sacra ce Monarque ;
Et je crois que mon siecle, & le tems à venir,
S’étonneront du vol que je pus soutenir,
&c. ◀Cita/Lema

Il n’y a pas un homme de bon sens qui ne sente qu’un être aussi impudent, n’étoit digne que d’être le bouffon d’un Ministre, & non pas son ami ; & l’on ne peut croire aisément que le Cardinal de Richelieu qui avoit de la hauteur plus qu’aucun homme de son siecle, ait pû, je ne dis pas l’aimer, le considérer comme il s’en vante [122] ici, mais lui faire l’honneur de le recevoir. Il est naturel du <sic> présumer que le Cardinal s’amusoit de son impertinence, comme nous ririons tous de voir Arlequin jouer le rôle du Glorieux.

Desmarets eut des flatteurs, & personne en sera surpris ; mais on le sera de compter parmi ces menteurs publics, des hommes de mérite, des hommes d’honneur, des hommes tels que Chapelain, le Pere Maubrun, Jésuite, Perrault, &c. Je ne connois que les gens qui ont loué excessivement Furetiere, qui soient plus dignes de mépris. Furetiere étoit orgueilleux comme lui, & avoit encore moins de talent pour les vers ; il étoit d’ailleurs méchant, jaloux, intéressé, vindicatif, fourbe, & l’on peut reprocher à ceux qui l’ont loué ; connoissant ses vices & ses défauts, d’avoir fait une infamie. Je dirai même à ce sujet qu’il est très-malheureux pour l’humanité, [123] que de tels hommes trouvent des panégyristes ; il n’en faut pas davantage pour rendre incorrigibles les esprits les plus pervers, & pour confirmer la maxime que j’ai entendu débiter plusieurs fois, qu’au bout de l’an, avoir des vices ou des vertus, cela étoit égal pour la réputation & la fortune.

Relato general► On sçait que Furetiere fut chassé de l’Académie Françoise par ses indignités, & le démêlé qu’il eut avec cette compagnie au sujet de son Dictionnaire. Ce démêlé odieux a fait un bruit qui se perpétuera tant qu’il y aura des Littérateurs & des Dictionnaires ; mais le fait le plus répandu devient semblable au bout d’un certain tems, par l’ignorance, l’oubli des particularités essentielles, ou la flatterie, à ces statues anonymes, que l’histoire ne peut plus s’approprier, parce que le tems a dévoré les traits qu’il en laissoient reconnoître. Il en seroit de même du procès de Furetiere, si l’histoire n’en étoit [124] conservée par des détails certains ; mais ces détails seroient eux-mêmes bientôt perdus sans le secours de la réimpression. On les trouve tous rassemblés dans une lettre de l’Abbé Talemant, l’aîné, Académicien estimé, homme digne de foi ; & d’autant plus croyable qu’ayant été maltraité personnellement par cet homme cruel, il abandonne ici le droit incontestable d’accusateur, pour se renfermer dans le caractere d’Historien. Cette lettre est donc très-propre à faire connoître l’indignité de Furetiere, & la bassesse de ses panégyristes ; & conséquemment doit trouver place dans mon Livre.

A prendre les choses en elles-mêmes, il importe fort peu au bonheur du monde & aux lettres, qu’un Académicien ait eu un procès avec les membres de sa compagnie, ou ait bien vêcu avec eux ; qu’un Dictionnaire ait se composé par un seul homme ou [125] par plusieurs, & que Quinaut ait été calomnié par Furetiere, ou ait été loué par lui : mais il y a mille faits de cette espece, très-indifférens en eux-mêmes, que la morale s’approprie néanmoins pour en tirer d’excellentes leçons pour les hommes. Furetiere fut un malhonnête homme, il faut connoître son cœur dans ses motifs, dans ses procédés, dans ses usurpations, pour avoir horreur de la mauvaise foi & de l’infamie de quiconque est capable de louer par intérêt ou par ambition le très-foible talent d’un homme qui avoit contre lui une très-vilaine action. Il attaqua & se défendit par des calomnies ; il faut lire ses libelles pour se convaincre du mépris que mérite tout homme qui a l’indignité d’en faire : il en fut puni ; il fut chassé de sa compagnie ; il faut sçavoir cela, il faut se rendre témoin de sa proscription, pour s’en frapper, pour se nourrir des devoirs de la confraternité & appren-[126]dre qu’on ne les viole point impunément.

Cet Académicien lâche & perfide, voulut vivre triomphant après sa chute deshonorante ; il fit encore des libelles, & trouva encore des rieurs : mais il se jugea lui-même avant sa mort, & fut par là le premier juge de ses flatteurs. Par son repentir éclatant, il apprit à l’Univers combien il avoit été peu digne d’estime & d’adulation. Avant de finir ses jours il donna un blanc-seing au Curé de Saint Eustache. Cet Ecclésiastique le remplit de tous les noms que le calomniateur avoit attaqués. ◀Relato general Metatextualidad► Voici la lettre de l’Abbé Tallemand ; elle est curieuse, fidelle, élégamment & honnêtement écrite ; & je crois la devoir au public pour preuve de la légitimité de mon emportement contre un homme qui ne vit plus. ◀Metatextualidad

Nivel 3► Carta/Carta al director► « La lecture que je fis il y a deux ou trois jours de quelques chapitres de la République des Lettres, tou-[127]chant l’affaire de l’Abbé Furetiere, contre Messieurs de l’Académie Françoise, me fit remarquer qu’elle n’est pas bien connue. Elle fait beaucoup de bruit, mais l’on en parle d’une maniere si bizarre, que je vois bien qu’il n’y a que ceux qui y sont intéressés qui en sçachent quelque chose de certain. C’est ce qui m’engage à vous en faire un ample détail, m’imaginant bien que dans un lieu aussi éloigné que la Province où vous êtes, vous n’en pouvez avoir rien appris que confusément.

J’entrai dans cette illustre compagnie le  . . ., & je puis vous assurer qu’il ne s’y est rien fait d’un peu considérable que je ne l’aie observé exactement. L’Académie se tenoit alors à l’hôtel Séguier, & l’on s’assembloit dans la chambre de M. de Prieusac, ancien Conseiller d’Etat. D’abord ce n’étoit que le Lundi de chaque semaine, mais en ce tems-là [128] on prit le Mercredi & le Samedi. Les choses s’y passoient avec assez peu d’application. On y arrivoit à l’heure que l’on vouloit & l’on en sortoit de même. M. de Mezeray s’étoit emparé du Dictionnaire, qui avoit été abandonné depuis la mort de M. de Vaugelas ; personne ne s’étant voulu charger d’en faire le canevas, c’est-à-dire, d’en apporter les mots faits, pour les corriger ensuite, soit qu’on cherchât à s’en épargner la peine, soit qu’on attendît que l’on en fût prié dans les formes. M. Chapelain, entr’autres, étoit très-capable de cet emploi ; mais il avoit sa Pucelle en tête. & n’eût pas voulu s’embarrasser de la composition du Dictionnaire aussi facilement que le fit M. de Mezeray, qui ne plaignit point sa peine, & qui ne désespéroit pas d’en tirer un jour quelqu’utilité. Il me souvient que l’on refaisoit alors la lettre C, & je puis dire que cette lettre [129] fut beaucoup mieux faite que celles qui étoient restées dans les écrits de M. de Vaugelas ; ce qui se peut voir par la comparaison des unes & des autres. Il se trouva quelqu’un qui fournit beaucoup de phrases qui augmenterent & embellirent le Dictionnaire ; de sorte qu’on peut dire qu’il est changé en mieux depuis ce tems-là. On revit ensuite l’A & le B. Ces lettres seroient en meilleur état qu’elles ne sont, si M. de Mezeray eût été d’une humeur un peu plus accommodante, & ne se fût point entêté du canevas qu’il nous présentoit. Ceux qui l’ont connu, & qui sçavent combien il avoit d’obstination à soutenir ce qu’il avoit avancé, surtout quand il s’agissoit des façons de parler dont il s’étoit servi dans son histoire, tomberent d’accord qu’il étoit bien mal aisé que notre Dictionnaire qui se trouvoit entre ses mains, ne s’en ressentît un [130] peu. On avoit beau alléguer de bonnes raisons, il les tournoit en railleries ; & si toutes les voix étoient contre lui, il trouvoit le moyen de les éluder, en n’écrivant, en qualité de Secrétaire, que ce qu’il jugeoit à propos. On a travaillé encore entierement sous sa main, jusqu’à ce qu’on ait été transporté au Louvre & que prévoyant la longueur du Dictionnaire, on ait établi jusqu’à trois bureaux, qui enfin ont été réduits à deux. J’avouerai ici que depuis que M. Colbert a fait donner des jettons, on a été un peu plus exact à venir à l’heure, qu’on n’étoit, mais il est pourtant vrai que ce sont les mêmes personnes qui composoient les bureaux d’auparavant, qui composent ceux d’aujourd’hui, & sans doute nous aurions achevé l’S, que nous revoyons comme le reste des lettres qui sont déjà faites, si nous n’avions été interrompus par les affaires que nous [131] a suscitées l’Abbé de Furetiere, qui, depuis qu’il est entré dans la Compagnie, a toujours eu de mauvaises intentions pour elle.

Il y a plus de vingt ans qu’il s’avisa de vouloir être Académicien ; comme il avoit quelques amis, & qu’il ne rencontra guere de Compétiteurs, il fut reçu à l’Académie. Sa malignité ne nous étoit pas connue : on croïoit qu’elle ne s’étendoit que sur les Procureurs & autres gens de chicane, contre qui il avoit fait des satyres. Il est vrai qu’il avoit imprimé son Roman Bourgeois, que peu de personnes ont eu la patience de lire, & dont on n’auroit jamais parlé sans sa Lettre dédicatoire au Bourreau. Un esprit si mal tourné auroit dû nous faire peur si on y avoit fait les réflexions qu’on y devoit faire ; mais au lieu d’en juger comme il falloit, on interpréta tout favorablement, & l’on crut que c’étoit un avantage d’avoir un homme si singulier, qui [132] sçavoit mille particularités, sinon du beau monde, au moins de la bourgeoisie ; même son Epitre au Bourreau fut regardée comme une généreuse censure de la plûpart des Epîtres dédicatoires.

Il a vécu avec ses Confreres assez honnêtement, du moins en apparence, durant dix ou douze années. Il a lu quelquefois des Vers à la réception des nouveaux Académiciens. C’étoit ordinairement quelque fables & quelques Apologues, qui recevoient assez d’applaudissement. Il ne louoit jamais les autres : on dit qu’il a fait quelques paraphrases sur les paraboles du Nouveau-Testament : je n’en dirai rien parce que je ne les ai pas lues. Ses manieres n’étoient pas trop honnêtes ; mais comme il avoit l’ame mauvaise, cela étoit cause qu’il paroissoit moins incivil, volontairement ; cela faisoit aussi que quand il tenoit le cahier, il l’approchoit si près de sa bouche, [133] qu’on ne le pouvoit entendre ; ce qui obligeoit la Compagnie à le faire recommencer : il s’en mettoit en colere, & quelquefois en une si méchante humeur, qu’il jettoit tout là, & écrivoit souvent le contraire de ce qu’on lui avoit dit.

Il arriva enfin, au grand malheur du Dictionnaire, que M. de Mezeray se trouva mal-satisfait de ses Confreres, sur ce qu’ils lui firent plusieurs fois de suite effacer toutes les phrases qu’il avoit apportées, & que l’on ne trouvoit point, non-seulement du bel usage, mais même de l’usage approuvé parmi le peuple. Il étoit pourtant persuadé qu’il les avoit consacrées en les mettant dans son histoire. M. de Furetiere se plaignoit, ainsi que lui, de ce qu’on n’y vouloit pas faire entrer plusieurs mots des arts, qui en auroient fait, à ce qu’il disoit, toute la beauté & toute la richesse. Ces deux hommes ne cessoient de se plaindre. L’un faisoit [134] voir un cahier où l’on avoit effacé toutes les façons de parler, qu’il avoit recueillies chez tous ses comperes, & dans tous les quartiers de la Ville, sans même oublier celui des halles ; & l’autre de ce qu’on avoit rejetté les plus curieux termes de la chicane, de la greve, du port au foin, & de la place Maubert. Leur mécontentement les allia étroitement, & ils conjurerent ensemble contre le Dictionnaire de l’Académie.

M. de Mezeray, dans le dépit qu’il avoit de voir tant de belles manieres de parler perdues, pour lesquelles il avoit tant sué & si inutilement, a souvent menacé qu’il feroit un Dictionnaire cent fois plus beau, & qui ne seroit composé que des choses que nous n’avions pas voulu recevoir ; & M. de Furetiere, en procédant contre l’ignorance des Académiciens, a dit hautement qu’il en feroit voir un cent fois plus utile, composé des termes les [135] plus curieux de tous les arts. Ces discours ont été regardés comme des menaces en l’air, & comme des plaintes frivoles de personnes trop amoureuses de leurs propres sentimens.

M. de Mezeray étant mort, on jugea à propos d’envoyer quelqu’un des Académiciens en sa maison, pour voir si dans ses papiers on n’en trouveroit point qui regardassent notre travail. M. l’Abbé de la Chambre & M. l’Abbé Furetiere s’offrirent d’y aller ; & s’y étant transportés, ils nous rapporterent qu’ils n’y avoient point trouvé la lettre P, dont nous étions en peine, & que nous croyons avoir été confondue avec une infinité d’autres papiers qui traînoient dans les chambres du défunt. M. Furetiere qui avoit son intérêt caché, profita de l’occasion, sans que M. l’Abbé de la Chambre s’en apperçût, & s’empara de toutes les feuilles que M. de Mezeray, comme Secrétaire de l’Académie, avoit soin de re-[136]tirer de chez le sieur Petit, Libraire, à mesure qu’on les imprimoit. Sitôt qu’il s’en fut saisi, il conçut le vaste dessein de son Dictionnaire universel, surtout après qu’il eut acheté des héritiers du [Margane#U::sieur de Margane], un Dictionnaire des arts, que cet Avocat avoit composé, & sur lequel il avoit travaillé plus de quarante ans. Avec ce Dictionnaire, & ce qui étoit imprimé de celui de l’Académie qui alloit jusqu’à l’M, & les manuscrits qu’il a trouvés chez M. de Mezeray touchant les autres lettres, M. de Furetiere crut être en pouvoir de faire un Dictionnaire universel, lequel fourniroit tous les mots communs de la Langue, par le moyen de celui de l’Académie qui étoit entre ses mains ; & ceux des arts; par le moyen du Dictionnaire du sieur Margane, qu’il venoit d’acheter à juste prix : par-là il prétendoit faire cinq grands volumes, dont il tireroit de grosses sommes, ce qui lui serviroit [137] à payer ses créanciers les plus pressés, & à subsister honorablement, & lui feroit acquérir une grande réputation.

Pour parvenir à ses fins, il avoit besoin d’un privilége. Il s’adressa à M. le Chancelier le Tellier, qui le renvoya à M. Charpentier, un des examinateurs des Livres que l’on imprime, & auquel ce Chancelier avoit dit qu’il renverroit tous les Dictionnaires à examiner, de peur que cela ne fît tort à celui de l’Académie, laquelle, fort long-tems auparavant, avoit obtenu un privilége, portant qu’aucun Dictionnaire purement François, ne pourroit être imprimé que vingt ans après que le sien auroit été achevé, & cela pour beaucoup de raisons, & entr’autres pour mettre en repos l’esprit du sieur Petit son Libraire ; qui faisoit beaucoup de frais pour l’impression de cet ouvrage. M. de Furetiere demanda à M. Charpentier un certifi-[138]cat pour son Dictionnaire des arts ; & comme il ne lui montra qu’un certain nombre de cahiers, où il n’expliquoit aucun des mots ordinaires, M. Charpentier lui donna une attestation par laquelle il approuvoit son Dictionnaire, dont le titre ne regardoit d’abord que les arts, & auquel M. de Furetiere inséra ensuite une ligne qui ajoute, les mots communs de la Langue. Ce privilege ne fut pas sitôt obtenu, que le sieur Petit, Libraire de l’Académie, l’ayant appris, nous vint avertir que M. de Furetiere faisoit imprimer un Dictionnaire François, contre, le privilége exclusif de l’Académie. M. Charpentier expliqua à la Compagnie la maniere dont il avoit été surpris. On se plaignit à M. de Furetiere, & cependant les Officiers qui étoient M. Racine, Directeur, & M. Boyer, Chancelier, laisserent passer tout le tems de leur Magistrature, sans y donner d’autre ordre que d’exhorter M. de Furetiere [139] à renoncer au dessein qu’il avoit formé de faire un Dictionnaire, où apparemment il feroit entrer beaucoup de choses qui seroient tirées du nôtre. C’étoit ainsi que l’usage & la prudence demandoient qu’on en usât. On tâcha d’abord à gagner les gens par des remontrances, & si la justice & leur obstination les ont fait ensuite pousser davantage, ce n’est qu’après avoir employé les voies de douceur. Enfin l’affaire alla si loin, que M. de Louvois en ayant été instruit, en parla, chez lui à ceux qui composent l’Académie des Médailles, dont sont M. l’Abbé Tallemant le jeune, M. Quinaut, M. Charpentier, & depuis quelque tems MM Racine & Despréaux, avec quelques-autres qui ne sont pas de l’Académie Françoise. Quelques jours après, M. l’Abbé Tallemant le jeune ayant rapporté le discours de M. de Louvois à quelques-uns de la Compagnie, avant [140] que tout le monde fût venu, on le pria d’en parler en pleine assemblée, puisque les Officiers gardoient le silence. M. de Furetiere s’y trouva, & ce fut en sa présence que M. l’Abbé Tallemant le jeune dit ce qu’il avoit appris, à quoi M. de Furetiere répondit entre ses dents, sans vouloir s’expliquer entierement. La rencontre des Fêtes de Noël me donna lieu de lui dire qu’apparemment il ne laisseroit pas passer de si bon jours, sans nous restituer ce qu’il avoit pris de notre Dictionnaire. M. de Benserade lui dit quelque chose d’approchant. M. Boyer, M. le Clerc, M. de la Fontaine, en firent à peu près de même. M. Charpentier, M. Quinaut, M. d’Aucour, M. Perraut, M. de Lavau, M. Reniet & M. Doujat, lui remontrerent le tort qu’il avoit. Il les écouta sans leur témoigner aucun chagrin de leurs remontrances ; mais il semble qu’il les [141] ait distingués de tous les autres, puisqu’il les a particulierement attaqués dans ses factums.

La direction de M. Racine étant finie, M. le Premier Président fut Directeur. M. de Furetiere crut par-là avoir trouvé une grande protection, se fondant sur l’amitié de M. de Gone, qui demeure chez M. le Premier Président. En effet ils engagerent cet illustre Magistrat, malgré ses grandes occupations, à venir à l’Académie, à laquelle il proposa que pourvû qu’on suspendît la plainte qu’on avoit dessein de faire à M. le Chancelier de la surprise du sceau, il accommoderoit toutes choses. On y consentit On nomma quatre personnes du corps qui se rendirent à son hôtel, & M. le Premier Président étant demeuré convaincu que M. de Furetiere avoit tort, dit ; que jusques-là il l’avoit connu pour homme de mauvais goût, mais qu’il commençoit à le connoître pour homme de [142] mauvaise foi. M. de Furetiere ne voulut point exécuter ce qu’avoit prononcé M. le Premier Président, qui étoit de nous rendre ce qu’il nous avoit pris, & de s’en tenir à son Dictionnaire des Arts. Il voulut soutenir son privilége ; il nous fit plusieurs chicanes ; mais enfin son privilége fut révoqué par feu M. le Chancellier le Tellier.

Dans ce tems-là on employa toute sorte de moyens pour le faire revenir à soi, & pour l’obliger de renoncer aux prétentions qu’il avoit toujours de faire imprimer son Dictionnaire. Plusieurs personnes de l’Académie lui parlerent, & MM M. Racine & Despreaux, ses meilleurs amis, se servirent du pouvoir qu’ils croyoient avoir sur son esprit, mais ils n’en purent obtenir aucune chose ; & comme on vit qu’au-lieu de changer de procédé, il avoit écrit une lettre au Roi à la tête de ses Essais, où il y avoit beaucoup de choses pleines de mépris pour la Com-[143]pagnie, & de peu de respect pour son auguste protecteur, donc il se dit le très-affectionné serviteur, & le signe ainsi, on jugea à propos de s’assembler, & de voir s’il étoit destituable, le tout étant soumis à la volonté de Sa Majesté. La Compagnie s’étant trouvée assemblée au nombre de vingt, selon les statuts, on fit un scrutin, & il se trouva dans la boëte où l’on met les boules pour le scrutin, dix-neuf boules noires & une seule blanche. Ensuite ceux qui étoient en charge en ce tems-là, porterent leur Mémoire au Roi, touchant les raisons de la destitution de l’abbé de Furetiere. On vouloit d’abord ajouter à ces mémoires plusieurs choses touchant sa conduite, mais la Compagnie trouva ce détail indigne d’elle, & se contenta de faire dire à Sa Majesté, qu’outre les raisons particulieres qu’on avoit de se plaindre de M. de Furetiere, on pouvoit encore assurer que ce n’étoit pas un homme [144] dans l’ordre : sur quoi Sa Majesté répondit avec cette présence d’esprit qui l’accompagne toujours, que nous ne devions pas l’avoir reçu, s’il étoit tel que nous le disions ; à quoi M. Roze, qui étoit présent, répondit avec beaucoup de respect, que nous ne le connoissions point alors comme nous l’avions connu depuis. On dit que le Roi parlant de cette affaire à un Académicien qui est de la Cour, cet Académicien répondit à Sa Majesté, qu’il ne croyoit pas que la destitution de l’Abbé de Furetiere fût bien faite, parce qu’il auroit fallu avertir les Académiciens par des billets, ce qu’il ne sçavoit pas qu’on eût fait. Apparemment il n’avoit pas reçu son billet d’avertissement, comme tous les autres chez qui on l’avoit porté. Ce discours, quoique fait sans aucun mauvais dessein, ne laissa pas de produire un mauvais effet, & suspendit ce que nous demandions à Sa Majesté, c’est-à-dire, [145] la permission de remplir la place que nous venions de juger vacante. Cependant M. de Furetiere fit courir un libelle injurieux contre les treize qui lui avoient fait des remontrances à l’Académie. Ce libelle fut donné d’abord en manuscrit. M. Despréaux nous le communiqua à tous, & l’on ne croyoit pas que son Auteur s’oubliât jamais assez pour le faire imprimer. On le fit voir à la Cour, & l’on dit même que l’on en lut quelque chose au Roi ; cela donna de la curiosité aux Courtisans, de la vanité à M. de Furetiere, & de la satisfaction à ceux qui, feignant de le blâmer, le faisoient valoir sous main, & s’intéressoient à ses louanges.

Depuis ce tems-là M. de Furetiere a donné des Essais, pour faire voir ce que doit être un jour son Dictionnaire, & l’on peut dire que dans ces Essais il n’y a presque rien de raisonnable, que ce qu’il a tiré du Dic-[146]tionnaire de l’Académie. Cependant cela lui fait honneur dans le monde, parce qu’on ne voit pas les endroits où il a pris ce qu’il a de meilleur, & il est d’assez mauvaise foi pour dire un jour, s’il est encore vivant quand nous ferons paroître notre Dictionnaire, que c’est de lui que nous avons pris tout ce que nous avons de bon.

Je ne finirais pas si je voulois réfuter toutes les calomnies qu’il profére contre l’Académie, & surtout contre les treize qui la composent ordinairement : elles sont si exagérées qu’elles se détruisent d’elles-mêmes. A l’égard du général il n’auroit rien à dire si on lui ôtoit le reproche de la longueur de son travail, à quoi M. l’Abbé Renier a répondu amplement dans les écrits qu’il a présentés à M. le Chancelier, & sans les jettons qu’il fronde sans cesse, & dont il étoit aussi curieux qu’aucun de ses confreres, puisqu’il venoit toujours une heure avant les [147] autres, si ce n’est qu’il se veuille excuser, en disant qu’il ne venoit de si bonne heure à l’Académie que pour transcrire le Dictionnaire dont il n’avoit point encore les feuilles, & qui ne sont en sa possession que depuis la mort de M. de Mezeray, comme je l’ai dit.

Cependant la plus grande injure qu’il dise, c’est que l’on est jettonnier, ne s’appercevant pas qu’il témoigne par-là avoir quelque regret aux jettons, & qu’il loue les gens qu’il pense blâmer ; car pour avoir des jettons, il faut travailler ; & s’il y a quelque chose de bon dans le travail, il n’appartient qu’à ceux qui ont été assidus. En effet les autres Académiciens, bien que par leur mérite particulier, ils soient tous forts louables, étant regardés comme Académiciens, ne le sont pas tant que ceux qui s’appliquent journellement au travail, & les honneurs qu’il fait [148] aux premiers, sont plus des reproches que des louanges.

Je n’entrerai point dans les raisons qui lui ont fait épargner ceux qu’il n’a point nommés dans ses satyres. Je vous dirai seulement que M. de Boucherat, présentement Chancelier de France, après l’avoir voulu inutilement réduire à se borner au Dictionnaire des termes des arts, pour lequel on a eu tout de nouveau quelques conférences avec lui chez M. le Président de Mesmes, n’en a plus voulu entendre parler ; de sorte que MM. les Magistrats indignés de voir qu’il continuoit à publier ses invectives contre tout le corps en général, & en particulier contre les treize qu’il avoit déjà attaqués, ont donné une Sentence à la requisition de M. le Procureur du Roi, par laquelle ses factums ont été déclarés libelles diffamatoires, avec défenses de les débiter sous les peines portées par la Sentence, [149] dont on a vu des copies affichées par toute la Ville.

Voilà, Monsieur, ce que je puis vous mander pour vous instruire des choses comme elles se sont passées dans la pure vérité. Au reste, vous trouverez que ma maniere d’écrire est toute opposée à la sienne. Je n’avance rien qui ne soit véritable & que je ne prouve, au lieu qu’il s’est accoutumé à ne dire aucun mot de vérité, ce qui se peut voir par les contradictions qu’on trouve dans ses écrits, & par les faux bruits qu’il fait répandre ; comme dé dire que M. le Chancelier a reconnu qu’il avoit raison, mais que pour le bien de la paix, il sortiroit de l’Académie Françoise, à condition qu’on lui donneroit une place dans celle des Sciences, où il auroit mille écus de pension. Ces sortes de bruits, tout faux qu’ils sont, ne laissent pas de trouver des dupes qui les croient, & il ne lui importe guere qu’on le convainque de [150] faux, pourvû qu’on le laisse vivre, qu’il ne paye pas ses dettes, & qu’il médise de tout le genre-humain. »

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3

Metatextualidad► Je n’ai pas dessein d’écrire un volume sur cette matiere ; je n’ajouterai plus que quelques lignes, & je finirai en m’adressant encore aux flatteurs eux-mêmes. ◀Metatextualidad

Nivel 3► Cita/Lema► Quels que soient les motifs & les objets de vos exagérations, vous avez tort, & vous ne pouvez jamais être excusables. Si c’est votre ami à qui vous prodiguez les hyperboles, vous risquez qu’il ne vous accuse de fausse complaisance, de vil intérêt ; & son estime diminuera tôt ou tard pour vous ; mais il vous croira, il ne vous soupçonnera ni de mauvaise foi, ni de mauvais goût ; vous pouvez dèslors vous reprocher de lui avoir fait beaucoup de mal : l’orgueil, la présomption, vont présider à ses actions, & à [151] ses entreprises littéraires ; il ne croira nul genre au-dessus de son génie, nul travail au-dessus de ses forces ; & son malheureux talent employé par la vanité aveugle des choses dont il n’est nullement capable, ne servira plus qu’à le déshonorer dans le monde : vous en serez la cause, & vous en rougirez si vous sçavez rougir. Ecoutez sur cela l’homme le plus capable de calculer les inconvéniens de la louange outrée, parce qu’il connoî le mieux la trempe de l’esprit & du cœur humains.4 ◀Cita/Lema ◀Nivel 3

Nivel 3► Cita/Lema► « cet Auteur, dit-il, 5 si plein d’ésprit, sur la foi de sa réputation, conçut une si grande & si sérieuse vénération pour lui-même, se crût obligé d’être si merveilleux, qu’en [152] cet état il n’y eut point de vers sur lequel il ne s’appesantît gravement pour mieux faire son Poëme ; point de rafinement difficile & bizarre donc il ne s’avisât ; & qu’enfin, il ne fit plus que des efforts de misérable pédant, qui prend les contorsions de son esprit pour de l’art, son froid orgueil pour de la capacité, & ses recherches hétéroclites pour du sublime . . . . . . Tout cela, ne lui seroit point arrivé, s’il avoit ignoré l’admiration qu’on avoit eue d’avance pour la pucelle . . . . . . Moins estimé, il en seroit devenu plus estimable ; car dans le fond il avoit beaucoup d’esprit : mais il n’en avoit pas assez pour voir clair à travers tout l’amour-propre qu’on lui donnoit ; & ce fut un malheur pour lui d’avoir été mis à une si forte épreuve que bien d’autres que lui n’ont pas soutenue. » ◀Cita/Lema ◀Nivel 3 [153]

Si au contraire ce sont des grands que vous vous plaisez à déïfier sans choix & sans retenue, vous vous déshonorez à coup sûr, & vous courez grand risque que ce soit à pure perte. Les grands sont ingrats ; ce mot renferme tout. Pour vous en convaincre, lisez ce qui suit.

Nivel 3► Cita/Lema► « La Reine Christine, dit un Auteur,6 m’a répété cent fois qu’elle réservoit pour la dédicace que M. de Scudéry lui feroit de son Alaric, une chaîne d’or de mille pistoles. Mais comme M. le Comte de la Gardie, dont il est parlé fort avatageusement dans ce Poëme, essuya la disgrace de la Reine, qui souhaitoit que le nom du Comte fût ôté de cet Ouvrage, & que je l’en informai par la même poste qui m’apporta en feuilles son Alaric [154] déjà imprimé, il me répondit quinze jours après, que quand la chaîne d’or seroit aussi grosse & aussi pesante que celle dont il est fait mention dans l’histoire des Yncas, il ne détruiroit jamais l’autel où il avoit sacrifié. Cette fierté héroïque déplut à la Reine qui changea d’avis : & le Comte de la Gardie obligé de reconnoître la générosité de M. de Scudéry, ne lui en fit pas même un remerciement. » ◀Cita/Lema ◀Nivel 3

Metatextualidad► Il est une louange permise & même nécessaire pour encourager ou récompenser le talent. Je haïrois beaucoup quiconque n’en donneroit jamais à ce qui plaît ou est estimable ; mais j’exige qu’elle soit très-éloignée de l’affectation, & qu’on y distingue le sentiment ou du moins la sincérité. Une excellente & agréable maniere de louer, c’est par le procédé, par l’attendrissement, par l’exclamation [155] subite, par la joie ou par les pleurs. Encore un fait pour le prouver & je finis. ◀Metatextualidad

Nivel 3► Cita/Lema► « Un des talens de Boisrobert étoit celui de la déclamation. Le son de sa voix étoit agréable ; il avoit le geste beau, beaucoup de feu ; il entroit si bien dans la passion, qu’il vouloit représenter, qu’on en étoit charme. . . . . . Le Cardinal ayant voulu entendre le fameux Mondory, ce Comédien joua si bien son rôle en présence du Ministre, que celui-ci ne put retenir ses larmes dans les endroits les plus touchans. Boisrobert qui étoit présent, dit au Cardinal, qu’il feroit encore mieux, & même en présence de Mondory. Le jour fut pris. Mondory s’étant trouvé chez M. le Cardinal, Boisrobert déclama avec tant de force, & entra si bien dans la passion qu’il représentoit, que Mondory [156] lui-même, tout bon Comédien qu’il étoit, ne put lui refuser des larmes. » (Ménagiana, tome 2, page 79.) ◀Cita/Lema ◀Nivel 3

Metatextualidad► Quelles larmes ! Et combien Boisrobert dut en être flatté ! Voilà les véritables louanges. ◀Metatextualidad ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1M. de Crébillon.

2Trois. Dissert. P. 14. 15.

3Athalie.

4M. de Marivaux dans un Ecrit intitulée le Miroir, & imprimé dans le Mercure de Janvier 1755.

5Chapelain.

6Chevrœana, premiere Part. Pag. 28.