Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours Premier
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Discours Premier.
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Si les choses singulieres peuvent
amuser ; si les idées raisonnables peuvent instruire ; on lira
avec plaisir le morceau qui suit. La vérité y est fidelement
tracée. J’ai promis de la préférer à la fiction, & c’est ce
que j’ai fait jusqu’à présent, autant que je l’ai pu. Quand mon
Ouvrage ne sera plus nouveau, quand il sera plus répandu ; on
reconnoîtra aisément mon attention à saisir un fait, & mon
exactitude à le dire. Le tems n’est pas encore venu de s’occuper
du Spectateur comme d’une chose qui mérite de piquer
la curiosité ; on ne le lit encore que comme un ouvrage
d’imagination ; mais je compte sur ces hommes qui vont partout,
qui sçavent tout, qui saisissent si bien les caracteres, &
découvrent si facilement les intrigues. Ils me liront un jour ;
ils retrouveront dans mes feuilles ce qu’ils ont vu, ce qu’ils
ont sçu, ce qu’ils ont éprouvé ; ils le diront à d’autres que la
même curiosité piquera dèslors, & qui feront d’égales
découvertes, & de jour en jour, je verrai le Soleil se lever
sur un Ouvrage qui n’est encore à certains égards éclairé que
par la foible clarté de l’aurore. Je me suis propodepositsé pour
premier but, de pouvoir prendre des rapports essentiels avec les
hommes, en devenant le dépositaire de leurs sentimens & de
leurs pensées ; en les peignant à eux mêmes tels qu’ils sont ;
en faisant un Livre, enfin, dans lequel ils soient sûrs de
trouver des garants de la sagesse de mes conseils, dans une
peinture fidelle de leurs mœurs, de leur
sentimens, de leurs actions ; & dans lequel encore ils
puissent s’accoutumer à puiser des leçons, en se persuadant que
je ne leur ai dire que la vérité. C’est cette ambition qui
soutiendra toujours mon courage ; il est digne d’un homme qui
ose s’ériger en Spectateur, d’avoir des vues élevées, & il
lui est permis de croire qu’il doit lui en revenir quelque
honneur.
Metatextualität
Voici une aventure qui,
quoique très-singuliere, n’est point du tout incroyable,
& pourra faire juger de la sincérité de mes discours.
Celui à qui elle est arrivée a quitté le monde il y a dix
ans ; il est mon ami & le sera toujours. J’allai le voir
la semaine derniere ; je sçavois son histoire mais je voulus
l’engager à me la raconter ; j’obtins plus & moins que
je ne demandois ; il me promit d’écrire ce que je me
proposois d’écrire moi-même, & il a été fidele à sa
parole, car je viens de recevoir un paquet de sa
part ; mais il se borne à réciter un seul événement de sa
vie, & je me plains de cette sorte de laconisme,
quoiqu’il le justifie par d’assez bonnes raisons : je
souhaite que le public s’en plaigne comme moi.
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Brief/Leserbrief
Mon cher Spectateur, Vous
murmurerez contre moi, & je commence par gronder le
premier pour vous y autoriser. Mes aventures, vous ont
intéressé ; vous avez souhaité apprendre jusqu’aux moins
considérables ; ma plume paresseuse se refuse à vos
desirs ! cela n’est pas honnête, & je mérite
correction : mais ne suis-je pas fondé à me plaindre à
mon tour de votre cruel entêtement ? Pourquoi vouloir
que je me rappelle, que j’écrive tant de sotises, tant
de peines, tant de choses qu’on est trop heureux de
pouvoir oublier ! Vous sçavez si bien dire qu’il faut
respecter le repos des morts ? Pourquoi
vouloir troubler le mien ? Vous m’apprenez vous-même à
vous condamner ; vous ne seriez plus Spectateur si vous
en disconveniez. Je céderai pourtant à mon ami ; j’ai le
droit de la représentation & non celui de la
rigueur. La solitude ne m’a pas désacoutumé de sentir,
& si l’amitié murmure, elle m’apprend néanmoins que
mon cœur doit obéïr. Vous voulez sçavoir ce qui m’a
conduit dans la retraite ? Beaucoup de choses que je
rougirais de vous dire parce qu’aucune ne méritoit de me
causer de vrais chagrins ; des folles, des coquettes,
des passions trompeuses ; l’ennui de tout cela : voilà
quels furent mes premiers motifs ; mais je ne les aurois
pas uniquement écoutés, si je n’avois eu une derniere
aventure plus digne d’occuper mon cœur & d’en
empoisonner les sentimens. Le chagrin que j’en ressentis
est inconcevable ; ce fut la situation de
mon esprit qui m’y rendit si sensible, car en elle-même
elle n’étoit pas absolument d’espece à me désespérer,
mais vous sçavez qu’il est un terme où l’on ne peut plus
s’affecter médiocrement. Vous allez être mon juge, &
certainement ce simple récit vous touchera en vous
représentant l’état où je me trouvois pour-lors.
Allgemeine Erzählung
J’allois depuis quelque
tems dans une maison où rien ne m’attiroit que
l’agrément d’y être bien reçu. Fatigué, comme je
vous l’ai dit, des intrigues de l’inconstance ;
ennuyé d’occuper des têtes, & redoutant les
entraves de l’amour, il me falloit des sociétés où
je fusse sûr de ne pas trouver l’ennui. Cette maison
m’offroit ce que j’ambitionnois, & je la
préférais à d’autres plus bruyantes, plus agréables,
parce qu’en courant les aventures, j’en avois usé le
goût & les plaisirs.
Je voulais fuir l’amour & j’avois usé
l’inconstance : je ne voyois donc Aminte qu’avec ce
plaisir qu’on goûte à trouver une femme sensée dans
une femme aimable, qui faisant ses plaisirs de ceux
que vous trouvez dans son commerce, est intéressée à
les augmenter chaque jour, & ne paroît s’en occuper que par rapport à vous.
J’étois d’ailleurs si persuadé qu’elle ne vouloit
pas aimer, que j’aurois parié de n’en pas croire mes
yeux, si je l’avois vue se démentir par quelqu’une
de ces choses qui sont des preuves si certaines de
sensibilité, dans une femme. En général la
connoissance que nous avons des femmes, nous donne
de la défiance de leurs plus véritables
dispositions, & doit nous en donner. Le moment
où elles protestent qu’elles ne veulent plus devenir
sensibles, est souvent celui où elles cherchent un
amant ; on sçait cela, & l’on n’y est plus
trompé. Si Aminte m’avoit fait la même protestation,
il est constant que je ne l’en aurois pas cru sur sa
parole : ce qui me rendoit si certain de sa
résolution, c’étoit qu’elle ne cherchoit pas même à
la faire deviner. Ne parlant jamais d’elle ; ne
montrant jamais de la raison pour en montrer ;
trouvant toujours un engagement ce qu’il
étoit, respectable ou criminel, suivant les
sentimens & la conduite ; n’attachant point de
vanité à n’avoir pas un amant ; ne prétendant à
aucune considération ; voulant mériter l’estime
& n’exigeant point le respect ; n’étant point
prude enfin ; n’ayant aucun faux air, aucun
ridicule ; & quoiqu’avec beaucoup d’esprit,
paroissant presque bonne femme : il étoit tout
simple que ma sécurité me parût aussi établie
qu’elle pouvoit l’être. Depuis quelque tems, Aminte
venoit plus souvent dans cette maison & je ne
m’en appercevois pas : les gens de la société me
rapportoient qu’elle avoit demandé de mes nouvelles,
qu’elle disoit sur mon compte de ces choses qui
flatent lorsqu’on y fait attention : elle me
regardoit beaucoup, fixoit ses yeux sur les miens,
que par là ils arrêtoient machinalement ; avoit avec
moi de petites conversations particulieres ; affectoit d’être rarement de mon avis,
quoiqu’elle dît à tout le monde qu’elle me trouvoit
l’esprit très-juste ; & ce n’étoit qu’avec moi
qu’elle étoit ainsi. Un fat eût aisément interprété
toutes ces particularités, & je ne les
remarquois pas-même ; il est vrai que je ne songeois
nullement à lui plaire, & qu’il est tout simple
de ne pas prêter à une femme plus d’intention qu’on
n’en a avec elle. Un jour, que nous faisions
ensemble une partie de jeu, je sentis son pied
s’appuyer deux ou trois fois sur le mien. Je ne
pouvois guere regarder comme chose de hazard ce qui
m’arrivoit, parce que ses yeux paroissoient
absolument de concert avec ses pieds. Je fus si
étonné, si ému, que je ne songeai pas à répondre ;
rien n’avoit jamais fait sur moi une si forte
impression : cela alloit jusqu’au saisissement.
Lorsqu’elle sortit, je sentis que le cœur me battoit avec précipitation : je devins
rêveur & je me plus à remonter à la source de ma
rêverie. Dans ces premiers momens on ne porte point
de jugement fixe ; on croit & on doute ; on se
croit persuadé, & l’on sent qu’on se flate.
J’étois agité & j’aurois voulu être tranquille ;
je regardois ma présomption comme une chimere, &
cette chimere trop redoutable à mes yeux, je la
chérissois comme une vérité en souhaitant de
l’éloigner comme un malheur. Que voulois-je que
signifiât le mouvement de son pied ! S’il étoit
volontaire, il m’annonçoit que j’étois aimé. Moi
aimé d’Aminte, d’une femme qui n’avoit jamais eu de
caprice, dont les femmes même respectoient la juste
réputation, qui n’auroit pas cédé aux plus tendres
soins ! Moi qui ne cessois de répéter que je
n’aimerois de ma vie ! Moi qui ne lui avois jamais
dit un seul mot qui pût l’induire en
erreur, & qui même en général restois toujours
au-dessous du degré d’empressement qu’elle
méritoit ; qui n’avois jamais profité de la liberté
de la voir chez elle ! Moi, un homme simple, sans
prétention, qui ne mettois presque rien dans la
société, & qui ne montrant surtout dans cette
maison aucune sorte d’envie de plaire, n’y aurois
pas même paru aimable à la femme la plus facile !
Telles furent les objections que je me fis : elles
eurent bientôt arrêté le cours de mes idées & je
m’endormis assez tranquillement. Elle vint de
très-bonne heure le lendemain. Dans une partie je
dis quelque chose de très-plaisant ; ses gestes
recommencerent : au dernier tour, quelqu’un me
demanda si je comptois toujours partir le lendemain
pour la campagne, où j’avais dit que je resterois
quatre jours ; je répondis que oui. Aminte qui avoit attentivement écouté me frappa
deux fois un peu au-dessous de la jarretiere. Ces
indices me parurent certains ; je la crus
amoureuse ; & en pareil cas on ne prête guere
des sentimens à une femme aimable, sans en prendre
soi-même. Mes idées allerent jusqu’à me persuader
que mon départ l’affligeoit vivement : emporté par
un mouvement de pitié aussi rapide que la passion,
j’allois répondre & la rassurer ; il n’étoit
plus tems. Son départ si précipité fit disparoître
jusqu’à la plus légere incertitude de son amour. Il
étoit tout simple de l’attribuer aux reproches de la
vertu. Avec une autre femme j’aurois craint la
facilité ou la coquetterie ; j’aurois fait des
réflexions ; j’aurois résisté : mais je voyois
Aminte si simple dans ses manieres, si vraie dans
ses discours, si retirée, si éloignée de toute
intrigue, si respectée par les jeunes gens & par les femmes ; tout effrayé que
j’étois encore intérieurement de l’idée d’aimer, on
m’auroit assuré quo <sic> que j’étois trompé,
que je n’aurois pas même balancé à n’en rien croire.
Non me dis-je, Aminte est sincére, & mon bonheur
n’est point une illusion : quoi que vertueuse, elle
a pû sans me faire douter de sa vertu, vouloir
s’épargner la douleur d’aimer seule : elle connoît
mon respect ; il est permis de risquer son secret
quand on est sûre de le voir respecté. J’allai le
lendemain chez elle, déterminé à lui jurer que je
l’aimois. Au moment de m’expliquer, je sentis un
trouble extrême qui m’empêchoit de parler : je ne
pus jamais prononcer un seul mot ; mille idées
cruelles s’offrirent à mon esprit. Aminte pouvoit
n’avoir pas pris pour moi les sentimens que je lui
supposois ; le hazard pouvoit avoir tout fait :
incertain de sa tendresse, lui faire une
déclaration, c’étoit risquer de lui déplaire ;
appuyer ma témérité sur les bontés qu’elle m’avoit
témoignées, c’étoit l’offenser, si ces bontés
n’étoient pas aussi réelles que je me le
persuadois : Aminte qui ne me regarderois que comme
un fat, ne voudroit plus me voir chez elle &
m’éviteroit ailleurs. Sa présence m’étoit devenue
nécessaire ; je sentois toute l’yvresse d’un amant ;
c’étoit pour la premiere fois que j’aimois
véritablement, & dans ces premiers momens on
immoleroit jusqu’au bonheur d’être aimé, à la
crainte de perdre ce qu’on aime. Je pris le parti de
ne m’expliquer que par des choses que je pusse
désavouer si je m’étois trompé : mais combien ne
m’expliquai-je point ! Avec combien d’indiscrétion
ne lui fis-je pas le sacrifice de mon voyage ! Son
air touché, lorsque je lui appris que je ne
partirois pas, s’imprima dans le fonds de mon cœur.
Etre flattée d’un sacrifice, c’est
accorder un bienfait : sa main, que je tenois, reçut
le gage de ma reconnoissance ; le baiser que j’y
imprimai fut si tendre, que ne la pas retirer,
c’étoit la donner. Il ne me falloit plus qu’un peu
de courage ; je voulus le devoir à elle-même : je
fis tourner la conversation sur l’amour ; je me
flatois qu’elle verroit mon dessein, & qu’elle
m’aideroit à profiter de sa pénétration. Notre
conversation fut interrompue au moment qu’elle
devenoit intéressante. La derniere réponse d’Aminte,
fut qu’une femme ne faisoit pas les avances, &
que s’il arrivoit qu’emportée par les circonstances,
elle fût contrainte de montrer la premiere de la
passion, elle devoit, du moins, attendre d’avoir à
répondre pour s’expliquer tout-à-fait. Le fâcheux
qui nous interrompoit, venoit lui parler
d’affaires ; je sortis, beaucoup plus
amoureux que je n’étois venu, & beaucoup moins
timide. Sa réponse, après ce qui s’étoit passé entre
nous, n’étoit plus équivoque, & ne pouvoit le
paroître qu’à un sot ; mais qui n’est pas sot quand
il aime ! Tant que je ne me retrouvai pas avec elle,
je me sentis un courage supérieur ; je voulus même
retourner sur mes pas : je la croyois amoureuse ; il
me paroissoit qu’elle s’étoit si fortement
expliquée, que tous les momens perdus étoient autant
de larcins faits à sa passion. Elle vint
l’après-dîné dans la maison en question ; j’allois
monter à cheval & souper à la campagne ; je le
lui dis : pour moi, répondit-elle, je vais à la
Comédie, mais je reviendrai de très-bonne heure.
Quelqu’un l’avoit entendu. Vous allez, lui
demanda-t’on à la Comédie ? Oui, réponditt’elle <sic>, en me regardant avec une sorte
d’affectation ; mais je reviendrai de très-bonne
heure. Ses regards & ses réponses furent autant
d’arrêts pour moi. En ce cas, lui dis-je en baissant
les yeux, je n’irai point souper à la campagne, où
je suis pourtant attendu, & j’irai aussi à la
Comédie. J’étois trop négligé pour lui donner la
main. Elle partit & je partis un moment après
elle. Je sortis après la premiere piece, ne doutant
pas de la voir revenir aussitôt que moi. Mes
esperances furent déçues ; elle n’arriva qu’à près
de neuf heures. Il est aisé de concevoir avec quel
dépit je la regardai. M’avoir laissé une vaine
espérance, c’étoit m’avoir trompé. Y a-t’il
long-tems que vous êtes ici ? me demanda-t’elle ;
oui Madame, répondis-je sechement, j’ai voulu
arriver de très-bonne heure. J’étois persuadée, me dit-elle, que vous verriez la la
<sic> petite piece : Grandval jouoit. Je
m’arrrête ici pour demander à tout Lecteur sensé, ce
qu’à ma place il eût conclu de cette réponse ? Je
suis persuadé qu’il n’y a point d’homme au monde qui
ne l’eût expliquée comme je fis : dans la bouche
d’une coquette, elle eût pû n’être qu’une
coquetterie ; une coquette dit tout & ne dit
rien ; on ne doit pas la croire ; si l’on est
trompé, c’est qu’on veut l’être. Mais Aminte n’avoit
aucune coquetterie dans l’esprit ; elle connoissoit
la valeur des termes & des choses ; & dès
qu’elle m’avoit parlé ainsi, dès qu’elle m’avoit vû
piqué, & qu’en me parlant, elle m’avoit regardé
tendrement, je ne pouvois plus douter de son
intention. Convaincu qu’il n’y avoit plus à
balancer, j’écrivis cette lettre.
J’allai chez elle dès que ma lettre fut
finie, résolu de la lui remettre ; mais voulant
m’assurer encore mieux, que j’avois bien fait de
l’écrire, je lui fis des questions sur l’état de son
cœur, sur sa façon d’aimer ; & l’air intéressé
que je montrois en l’interrogeant, valoit seul la
déclaration la plus positive. Quels furent mon
étonnement & ma douleur, en trouvant dans ses
réponses le désaveu le plus complet des sentimens
dont je la croyois remplie ! Elle avoit aimé ; mais
une si noire trahison, tant de lâches procédés, tant
de douleurs, tant de larmes, avoient été le prix de
sa passion, qu’elle ne pouvoit plus envisager
l’amour que comme la source des plus cruels
malheurs.
Elle entra alors dans un détail exact de tout
ce qu’elle avoit souffert ; rien ne fut oublié &
tout fut dit avec cette vivacité qui décele si bien
la passion mal éteinte. Je vis clairement qu’elle
aimoit encore. Le terme de mon erreur fut le terme
de mon espérance : je ne songeai plus qu’à éteindre
une passion, qui après m’avoir fait perdre mon
repos, m’auroit infailliblement fait perdre son
amitié. Je ne pus cependant dans cette
conversation retenir des soupirs qui m’échappoient
malgré moi : il m’arriva même de lui dire de ces
choses qui ont l’air de reproches, & qui
n’échappent point à une femme, lorsqu’elle ne se
croit pas innocente. Il ne me parut pas qu’elle y
fît la moindre attention. Je conservois encore
intérieurement une légère espérance : je voulus
pourtant agir, pendant quelque tems, en homme qui
n’en auroit conservé aucune. J’affectois de ne la
pas regarder, je ne lui parlois plus que
froidement ; je lui faisois une politesse, ce
n’étoit que lorsque personne n’étoit à portée de
m’en épargner le soin ; j’évitois d’aller chez
elle ; & lorsque j’étois contraint d’y aller,
j’y restois si peu de tems, j’avois l’air si
embarrassé, lui parlois de choses si indifférentes,
que tout en moi marquoit l’affectation. Malgré des
preuves si claires de ma douleur ou de
mon dépit, elle ne me fit jamais ni la moindre
question, ni le moindre reproche. J’osai enfin lever
le masque. Je recueillis toutes ces différentes
circonstances que je mis en ordre sur le papier ;
& voulant jouir du moins de la consolation de
lui avoir appris que je l’aimois, je ne pus me
refuser la satisfaction de les mettre sous ses yeux.
Je les lui envoyai de la campagne où j’étois, &
j’y joignis cette lettre pour elle.
Je regardai sa réponse comme mon arrêt, &
je ne songeai plus qu’à me guérir. Il m’en coûta
pour m’y résoudre. En perdant mes espérances, je
perdois tout ce qui pouvoit me rendre heureux. Ce
n’est pas par les pertes de la passion, que je
jugeois de l’étendue de mon malheur : la passion ne
dure pas long-tems ; je sçavois cette vérité
cruelle ; & en m’accoutumant à penser que je
n’aurois pas toujours été si vivement amoureux,
j’aurois pu, par mes réflexions, m’adoucir la
douleur de n’avoir été aimé qu’un instant. Mais le
cœur d’Aminte offroit plus que des sentimens, plus
que des plaisirs : un amant étoit sûr de trouver en
elle les avantages de la raison, les
douceurs de l’amitié, les agrémens de la société.
Une malheureuse expérience m’avoit rendu suspectes
les qualités des femmes : j’avois trouvé un trésor
& il disparoissoit : ce sont là de ces malheurs,
que le tems augmente, & dont la raison même ne
souffre pas qu’on se console. J’avois presque fait
divorce avec le monde ; je m’en retirai tout à-fait.
On s’est fait une douce habitude ; on la perd, &
l’on croit perdre tout. Ces changemens de situation
n’arrivent point, sans entraîner le changement
d’humeur. Je devins misantrope ; l’ennui me gagna ;
les réflexions aigrirent mon esprit ; je vis avec
humeur tout ce qui existoit. Jusqu’alors je n’avois
employé mon expérience qu’à varier mes plaisirs ;
emporté par le tourbillon, je n’avois pû que jetter
quelques regards sur le cœur des femmes ; je les
avois connues & ne les avois pas
jugées. Je m’attachai alors à les développer ; je
les vis avec colere, & je m’applaudis d’un
mépris qui honoroit ma raison. A force de chercher à
m’animer contre elles, je n’en distinguai plus
aucune ; Aminte même ne fut pas exceptée : sans
cesser de croire qu’elle avoit des vertus, je
commençai à penser qu’elle avoit des caprices ; je
l’accusai de s’enflammer trop aisément. Ainsi, ne
voyant plus aucune femme à estimer, je n’envisageai
plus leur société que comme un malheur, & je
souhaitai d’être délivré du chagrin de les voir. Les
hommes eurent leur tour : je les haïssois, je voulus
les mépriser : mille-choses que je leur avois vû
faire, se retracerent à mon esprit : celles qui
m’avoient seulement frappé, m’indignerent ; d’autres
qui ne m’avoient paru que de mode, me parurent
affreuses, ce que je n’avois attribué qu’à un esprit
volage, je l’imputai à un cœur perfide :
en un mot, je vis les hommes tels qu’ils sont ;
& je sentis leurs défauts & leurs vices
s’imprimer dans mon ame indignée. Un <sic>
observation générale amena un examen particulier.
J’avois eu des liaisons en ma vie ; je les avois
formées par pur goût du plaisir ; je n’avois supposé
que le même motif dans ceux qui en avoient été les
objets ou les compagnons : je vis que ces liaisons
si naturelles, si simples en apparence, avoient été
préparées par le desir de me duper, & qu’en
effet j’avois été dupe <sic> presqu’autant de
fois que je m’étois laissé décider par la sympathie.
Avant mon aventure avec Aminte, je commençois à
vivre retiré, comme je vous l’ai dit, mais c’étoit
purement par ennui du monde, où je ne trouvois plus
rien qui m’amusât. Le chagrin de mon humeur,
s’unissant à mon dégoût, je dévins encore plus
solitaire, & je pris enfin le
parti de me retirer ici, où je jouis du peu de
bonheur qu’il reste pour moi sur la terre. J’ai
appris à m’y contenter de peu, & si vous venez
m’y voir quelquefois, je n’aurai plus de vœux à
former. Adieu, cher Spectateur.
Fremdportrait
Aminte1y venoit comme moi ; &
quoiqu’elle eût fait encore les plaisirs du grand
monde, elle y avoit renoncé, & venoit penser
dans une société obscure, convaincue qu’on ne
pense pas dans le monde sans y paroître ridicule,
& sans risquer même de le devenir. Aminte étoit dans cet âgé où l’on
commence à s’occuper de l’avenir, quand on est
assez raisonnable pour reconnoître la nécessité
d’un espace. N’ayant jamais été ni coquette, ni
galante, elle avoit vécu dans la dissipation,
uniquement parce que la retraite n’eut
convenu, ni à son âge, ni à son état ; mais dans
la dissipation même elle avoit fait des
réflexions : voulant vieillir sans devenir
vieille, & quitter le monde sans en être
quittée, elle avoit borné ses plaisirs a de
simples amusemens, & ses cercles à de simples
sociétés. Aminte étoit encore très-bien : elle
n’avoit plus cette fleur de beauté si passagere
dans les femmes du grand monde, mais à cela près,
elle étoit encore belle. Pleine d’esprit, de
jugement, d’agrémens & de vivacité, elle
pouvoit encore aisément séduire & attacher.
Metatextualität
Ce portrait n’est pas
assez étendu ; vous demandez un détail ; il est
juste de vous satisfaire, & mon cœur tout
froid qu’il est aujourd’hui, y trouvera du
plaisir.
Ebene 4
Brief/Leserbrief
« Je tremblerois si
je croyois faire une démarche ; vous m’avez
inspiré un respect qui ne m’en
laisseroit risquer tranquillement aucun. Mais oser
vous dire que je vous aime, c’est vous rendre ce
que je tiens de vous : un concours de choses que
je ne crois pas devoir imputer au hazard, est le
principe de mon audace : j’ai attendu d’être
persuadé que je ne vous déplaisois pas, pour oser
croire que je ne pouvois vous déplaire ; sans ma
sécurité vous eussiez toujours ignoré ma passion.
Me justifier ainsi, c’est trahir votre secret !
Mais mon indiscrétion loin d’être une offense,
n’est au contraire qu’une preuve de mon respect ;
je cherche à vous paroître innocent, & je ne
croirois pas l’être assez, si je vous laissois
ignorer combien je crois l’être. Une coquette me
puniroit de ma sincérité, & je ne serois pas
en droit de m’en plaindre ; avec vous tout ce que
j’ai à craindre, c’est qu’en vous éclairant sur
l’excès de mon bonheur, je n’excite la
vertu à murmurer : j’aurai du moins appris, si
cela arrive, à vous respecter encore davantage. »
Ebene 4
Dialog
S’il est ainsi, lui
dis-je, il y a à parier que vous n’aimerez de
votre vie ? Oh ! je vous en répons,
s’écria-t’elle, en repoussant un métier sur lequel
elle travailloit ; je vous en répons ; moi, aimer
encore ! Ah ! ciel. . . . . non, Monsieur, non ;
soyez persuadé que le parjure même que je
regrette, viendroit à mes pieds me faire les
sermens les plus forts, m’offrir sa main &
l’empire du monde, qu’il ne pourroit triompher de
ma résolution ; mon cœur est fletri & ne peut
plus aimer.
Ebene 4
Brief/Leserbrief
« Je connois votre
amitié, & je compte que vous voudrez bien m’en
donner une preuve : lisez attentivement ce petit
ouvrage ; &, lorsque vous l’aurez bien
examiné, osez me dire franchement si vous croyez
que je puisse le faire lire à Aminte. Malgré le
tumulte qui regne dans mon ame, je sens tout
l’embarras de ma situation : tout malheureux que
ma passion m’a rendu, je ne veux pas risquer de
déplaire à Aminte. Si vous croyez
qu’elle puisse s’offenser de ma démarche, je suis
prêt à me condamner à un éternel silence :
conseillez-moi comme vous voudriez que l’on
conseillât un homme qui seroit avec vous dans le
cas où je suis avec elle. »
Ebene 4
Brief/Leserbrief
Réponse. « J’ai lû
avec toute l’attention que vous me demandiez : je
crois avoir deviné l’énigme : Aminte ne pourroit
paroître indéfinissable qu’aux femmes qui ne sont
capables, ni de foiblesse, ni de réflexion. Elle a
eu de l’amour pour vous, mais c’est un amour de
premier mouvement, qu’elle a pris sans le
connoître, qu’elle a combattu dès qu’elle l’a
connu, & dont il ne vous est pas permis de
vous prévaloir. Vous n’êtes certainement sacrifié
qu’à la vertu ; mais à vous parler librement, je
crois que vous l’êtes sans retour. A votre place,
je paroîtrois n’avoir jamais eu aucun
dessein, & ne m’être apperçu de rien. Voilà
mon avis ; si vous ne le trouvez pas raisonnable,
suivez vos idées ; mais c’est prendre un parti
violent, & je ne vous le conseille pas. »
Ebene 3
Brief/Leserbrief
Réponse. Oui vous me verrez,
vous aurez souvent pour compagnon un homme que les bois
& les fontaines ont droit de rendre heureux comme
vous. Mais êtes-vous heureux autant que vous le dites ?
Je crois bien difficile de l’être quand on a pris un
parti extrême. Souffrez que je donne ce nom à votre
éloignement ; je ne sçaurois m’accoumer <sic> à
une séparation rigoureuse, je vous juge avec sévérité,
parce que je ne sçaurois sentir avec modération.
Pourquoi avoir voulu fuir les hommes ? Si ce projet vous
a réussi, vous ayez du moins risqué de vous faire beaucoup de mal, & vous avez fait aux
hommes plus d’honneur qu’ils ne méritoient. Croyez-moi,
le courroux, le mépris même les honorent trop. Tous
leurs défauts ne sont que risibles. Malheureux qui les
envisage autrement ; la tristesse devient son partage,
elle s’empare si absolument de lui, qu’il est obligé de
haïr ; or vous sçavez que quiconque hait par penchant,
court toujours risque de devenir haïssable lui-même. Je
vis long-tems les choses comme vous les voyez, & je
devenois insociable sans m’en appercevoir. Je m’en suis
bien corrigé, & je ne crois pas que jamais il me
prenne envie de retomber dans la même faute. J’ai senti
réellement que j’acquérois de meilleurs yeux ; je ne
vois plus les choses que du côté qui peut me les rendre
profitables, & j’en ris communément, persuadé que ce
n’est qu’en s’accoutumant à en rire, que l’on peut
parvenir à en profiter. J’y ai gagné d’être heureux & sociable ; mon bonheur se
communique aux autres & il s’augmente en s’étendant.
J’ai des défauts & j’en montre ; si je n’en avois
pas, j’affecterois d’en montrer, parce que trop de
perfection humilieroit les hommes avec qui je vis ;
& qu’ils ne pourroient plus m’aimer, ni me souffrir
même. De la façon dont je me comporte avec eux, ils se
trouvent bien avec moi ; ils ont du plaisir à me voir,
ils me consultent & suivent mes conseils. C’est une
preuve qu’en général, ils m’accordent quelque
supériorité sur eux, & c’est tout ce qu’il faut à
l’homme le plus difficile, s’il est raisonnable ; si
j’en demandois davantage, en l’obtenant, même, je me
ferois haïr ; je serois obligé de haïr à mon tour ; les
moindres défauts me déviendroient odieux, je ne pourrois
plus ni en faire mon amusement, ni en faire mon profit.
Je vais vous citer Fontenelle que vous aimez
tant, & que j’ai tant aimé. Il a dit, la vraie
sagesse distingueroit trop ceux qui la posséderoient ;
mais l’opinion de sagesse égale tous les hommes & ne
les satisfait pas moins. J’explique sa pensée, je
l’étends, & je dis qu’il est necessaire que le sage
ait sa folie aux yeux des autres, loin qu’il exige
sévérement la perfection, & qu’il paroisse y
aspirer. Il faut qu’il y ait dans les hommes les plus
respectables, les plus vertueux, de petites nuances qui
leur laissent quelque ressemblance avec les autres
hommes ; sans cela la plus parfaite raison & la plus
parfaite vertu seroient la cause de la plus forte
aversion. On ne pardonne point une supériorité
incontestable ; celle de la sagesse l’est, même pour
ceux à qui plus de folie semble donner le privilege d’en
disconvenir ; & comme il est naturel de détester ce
qui impose & humilie tout à la fois, il arriveroit
que la vertu la plus reconnue, loin d’être utile aux mœurs par son exemple, leur deviendroit
très-contraire par son effet, si elle n’étoit obscurcie
& détériorée par quelque défaut ; car les hommes
humiliés par ce qu’ils admirent, cherchent bientôt à le
détruire, à le faire dépriser, lorsqu’ils ne peuvent
plus espérer d’atteindre du moins à une sorte
d’imitation. Une sagesse adoucie par quelque nuance
d’imperfection, laisse une ressource à l’amour propre
contre une supériorité qu’il est obligé de reconnoître ;
aussi la nature a-t’elle si bien prévu tout ce qui en
arriveroit, si elle n’employoit sa prudence à en
prévenir l’effet, qu’elle nous a donné, je ne sçais quel
instinct, quel sens particulier, qui nous montre un
défaut où il n’est pas, ou nous cache une vertu où elle
est, & quelquefois les deux ensemble, lorsque sans
cette jalousie salutaire, nous serions exposés à trop de
découragement, en nous sentant obligés à trop
d’admiration. Il est donc nécessaire qu’il
n’y ait point de parfaite vertu, ou que, du moins, il
n’y en ait pas de reconnue. La véritable sagesse est
celle que l’on peut imiter ; parce que ce qui peut faire
plus de bien aux hommes, est mieux que ce qui n’est bien
qu’en soi. Je quitte la philosophie & les grands
raisonnemens, pour me jetter dans des réflexions moins
sérieuses : c’est à votre aventure avec Aminte que j’en
veux venir. J’y trouve deux choses à considérer, &
toutes deux me fournissent l’occasion de vous payer de
votre narration en monnoie de la même espece. Je suis
persuadé, comme vous, que cette femme vous aima ; mais
une réflexion que vous n’avez peut-être jamais faite,
c’est qu’elle ne changea, ne revint sur ses pas, que
parce que vous lui en aviez laissé le tems. Si vous
aviez plus hâté votre déclaration, elle étoit vaincue
sans retour ; oui je suis persuadé qu’elle triompha plus
par votre foiblesse que par sa force, &
pareille chose est arrivée à cent femmes : j’en connois
même qui en ont fait l’aveu, & ont eu assez d’équité
pour ne jamais tirer vanité de leur résistance. Je
pourrois vous en nommer plus d’une que vous connoissez ;
mais j’aime mieux vous citer la tendre, l’immortelle
Deshoulieres ; je vous raconterai dans un instant ce qui
lui arriva en pareille occasion, & il ne m’en
coûtera que de transcrire ce que j’ai déjà écrit. Le
second objet qui s’offre à mes réflexions dans votre
aventure, c’est cette timidité, ce singulier respect que
vous inspira toujours Aminte, cette peine que vous eûtes
à vous persuader qu’elle vous aimoit, malgré des
apparences si peu équivoques. Je n’en suis point
surpris ; mais je le serois si je connoissois moins
l’esprit & le cœur humains. Aminte étoit pour vous
un objet célébre, parce qu’elle avoit beaucoup de raison, & que vous n’aviez connu que des
femmes qui n’avoient pas même de la décence. Cette
célébrité faisoit que votre génie étonné trembloit
devant le sien, & cela arrivera toutes les fois que
l’on trouvera des femmes qui se feront respecter ; mais
cela arrivera, de plus, toutes les fois que l’on aimera
des femmes qui auront une grande réputation dans quelque
genre que ce soit. La fameuse Ninon n’étoit certainement
pas respectable ; mais elle étoit célèbre, & Pécour,
l’homme le plus couru de son tems, trembla devant elle.
Metatextualität
Je vais vous raconter
cette histoire que j’ai également écrite autrefois,
& qui ne me coûtera que la peine de transcrire.
Allgemeine Erzählung
L’Amant
timide, Anecdote galante. La fameuse Ninon
étoit aussi incapable de coquetterie que de
fidélité. Toutes ses réflexions étoient faites dès
que le cœur avoit parlé : elle ne voyoit point de
raison de se défendre : accoutumée à l’inconstance,
elle ne craignoit point un inconstant ; Philosophe
par un systême approfondi, quoique faux, elle ne
redoutoit point les remords. Il étoit donc naturel
que le sentiment décidât, & que décidée par lui,
elle ne fît point acheter des plaisirs qu’elle
vouloit donner. Elle ne montra jamais mieux son
caractere que dans une aventure qui exerça toute sa
sensibilité, & dont on a ignoré les détails
particuliers. Tout le monde sçait qu’elle aima
Pécour, célebre Danseur de ce temslà, à
qui quelques femmes de qualité avoient fait une
réputation, mais à qui elles n’avoient pas donné ce
caractere d’esprit entreprenant & audacieux qui
fixe la bonne fortune en entraînant nécessairement
les femmes, & assure tous les succès en
dispensant de tous les soins. Pécour n’étoit encore
que connu : il ignoroit qu’il pût être célebre. Ses
aventures n’avoient pour lui que leur réalité
propre. Il étoit flatté de plaire à des femmes de la
Cour, mais sans penser que des coquettes si
brillantes sont un droit à toutes les autres. Il
étoit modeste malgré l’éclat de ses triomphes ;
& se croyant trop honoré d’avoir des maîtresses
illustres, il avoit encore la pusillanimité de
l’esclave, & les scrupules de l’amant. Tel étoit
Pécour lorsque Ninon s’engoua de lui. Ce n’étoit
point son éclat naissant qui la disposa à l’aimer.
Ninon ne voyoit rien de célebre qui ne fût
au-dessous d’elle ; elle honoroit par un
regard le vainqueur de toutes les femmes. Ce qui la
séduisoit dans Pécour, c’étoit le talent, les
grâces, l’air de santé, la jeunesse, & ce je ne
sçais quoi qui fait les premieres impressions, &
prête un si grand charme aux qualités les plus
réelles. Ninon développa Pécour d’un coup d’œil ;
elle vit qu’il l’aimeroit tendrement, mais qu’il
avoit encore cette timidité qui retarde la plénitude
du plaisir. Quoiqu’elle eût beaucoup d’amour, elle
en fut flattée : toutes les louanges l’ennuyoient,
& Pécour l’eût ennuyée lui-même, s’il eût
cherché à mériter ses premiers regards par ces
moyens usés. Par la timidité il la louoit bien
mieux : c’étoit tout à la fois l’aveu d’un sentiment
profond, d’une admiration extrême, & d’une
défiance qui lui offroit le plaisir nouveau de faire
connoître tous les plaisirs à un homme qui avoit eu
vingt maîtresses, & de faire tous
les dons, après avoir eu elle-même vingt amans. Elle
voulut s’amuser d’un spectacle touchant. Plus
flattée d’être aimée que de jouir d’un amant, elle
conçut tout le plaisir de faire naître par degrés
une passion extrême, & voulut saisir un bonheur
qui s’offre si rarement depuis que les hommes sont
devenus si sûrs de plaire. Depuis quelques jours,
elle voyoit dans Pécour une assiduité, un
empressement singuliers. Sa joie ne fut pas
secrete ; elle en montra assez pour qu’il n’eût plus
que cette incertitude qui accompagne l’amour
naissant. Mais il avoit tant d’admiration pour une
femme que toute la terre célébroit, qu’il ne put se
flatter d’avoir plu. Dans sa prévention il ne vit
que des pieges sous ces dehors caressans. Il
craignit que s’étant apperçue de ses sentimens,
& les trouvant téméraires, dans un homme si au-dessous de tous les amans qu’elle
refusoit tous les jours, elle ne voulût le donner en
spectacle, & le mettre dans sa cour à la place
de ces bouffons que toutes les jolies femmes ont à
leur suite, pour remplir l’intervalle des plaisirs
& le vuide des sentimens. Sa prévention le
rendit si timide, qu’il n’osoit pas même la
regarder. Il ne faisoit ou ne disoit plus rien qui
ne fût presque une bétise. Ninon voulant le
rassurer, l’embarrasoit encore. Jamais des marques
d’amour n’avoient moins compromis la pudeur. Il
souhaitoit d’obtenir un tête-à-tête, mais il n’osoit
le demander. Il avoit balbutié l’aveu de ses
sentimens, & elle y avoit répondu de façon à le
plonger dans la plus cruelle incertitude. Etoit-il
aimé ? Etoit-il moqué ? Rien n’étoit pour lui moins
décidé ; ce qu’elle lui avoit dit appartenoit également à la coquetterie & à
l’amour. C’étoient de ces réponses naïves &
presque étourdies, qu’une femme fait lorsqu’elle est
entraînée par la violence de ses sentimens, ou
lorsqu’elle veut donner des espérances qui puissent
devenir des ridicules & des sujets de
plaisanterie. Il étoit dans cet état, ne pouvant, ni
douter, ni croire, & n’osant rien demander.
Ninon prévint ses desirs. Elle lui fit dire qu’elle
avoit à lui parler, & lui donna l’heure de sa
toilette pour se rendre chez elle. Il ne pensa que
c’étoit un rendez-vous, que lorsqu’étant arrivé dans
son cabinet, dans ce lieu de mystere & de
volupté, toujours si peuplé dans les heures oisives,
il s’y vit seul, vis-à-vis d’une femme qu’il
adoroit, & à qui il avoit appris l’excès de son
amour. La toilette étoit presque finie lorsqu’il
arriva. Les choses tendrement équivoques
par lesquelles Ninon débuta, le jetterent dans un si
grand trouble, qu’il prévit tout l’embarras où il se
trouveroit lorsqu’elle auroit renvoyé ses femmes. Il
souhaita presque de pouvoir se retirer. Le bonheur
qui sembloit lui être annoncé passoit si fort ses
espérances, qu’il ne pouvoit le croire possible.
Ninon paroissoit offrir lorsqu’il n’osoit pas même
esperer. C’en étoit trop pour qu’il ne s’envisageât
pas comme l’objet d’un persifflage concerté. Ses
plus aimables qualités & ses plus brillantes
fortunes s’offroient vainement à son esprit pour le
rassurer, il voyoit dans Ninon une divinité suprême.
Lorsque les femmes se furent retirées, Ninon qui
suivoit ses mouvemens, lui dit : je vous ai prié de
me voir ce matin, vous allez m’en demander la
raison ? Non, répondit-il, avec beaucoup d’émotion ;
j’attendrai que vous me l’appreniez. Si vous l’avez
devinée, cela n’est pas généreux,
reprit-elle ; c’est abuser de l’avantage de votre
situation. Ma situation, reprit-il, est telle que je
ne puis rien deviner ni rien croire ; de grace,
épargnez un homme qui ne peut s’aveugler. J’ai pris
pour vous des sentimens, j’ai osé vous les
apprendre, tout cela a pu vous paroître téméraire ;
mais j’ai eu depuis une conduite qui a dû me faire
trouver grace devant vous. Je vois que vous avez
formé le dessein de vous moquer de moi ; je sçais
que je ne mérite pas de vous plaire, mais me
traiteriez-vous plus mal si j’en étois flatté ? Vous
êtes bien injuste, reprit Ninon ; vous me dites des
choses dont je devrois m’offenser : je serois fondée
à vous demander quel caractere vous me supposez.
Sans doute, répondit-il, si cet extérieur de bonté
étoit sincere, rien ne seroit plus impertinent que
mes réponses ; mais il ne l’est point, il ne peut
l’être, & la judicieuse Ninon doit
me pardonner une incrédulité. . . . . Mais pourquoi
ne vouloir pas croire que vous m’avez touchée ?
Quand je fais tout pour vous l’apprendre, quand je
m’expose au risque de vous paroître étourdie, se
peut-il que toute ma récompense soit d’éprouver un
outrage ? Eh, ce sont ces mêmes bontés, trop
grandes, trop peu croyables, qui me rendent si
incrédule, si triste, si chagrin, répondit-il. Je
doute d’un bonheur que je ne mérite pas ; j’en
prends toutes les marques pour des plaisanteries :
toute vive que puisse être la tendresse d’un homme
ordinaire, elle est payée par un regard ; des bontés
trop marquées doivent lui être suspectes. . . . Mais
il faut bien que j’aie des bontés, puisque vous
n’avez point d’esprit, reprit-elle avec une
impatience admirable ; sans cela vous seriez dix ans
à m’entendre & vingt à me croire ; cela seroit
une jolie passion. Je vous vois amoureux ; mon cœur
est le prix de votre amour ; il faut
bien que je vous le dise, puisque vous ne le devinez
pas, & que je vous le prouve, puisque vous en
voulez douter. Elle avoit dit ceci d’un ton un peu
comique ; Pécour ne put plus se contraindre. C’est
trop me maltraiter, lui dit-il. De grace,
Mademoiselle, ayez plus d’humanité, & ne vous
faites pas plus injuste que vous n’êtes. Un cœur
sincere mérite du moins des égards. En vous donnant
le mien je ne me suis point aveuglé ; je n’ai rien
esperé de ma passion extrême ; j’ai cédé à ma
destinée : elle étoit assez cruelle, puisque j’aime
sans espérance : pourquoi y mettre le comble ?
Pourquoi me punir d’un malheur ? Il alloit sortir en
disant ces mots. Le mouvement qu’il fit marquoit le
plus grand desespoir ; Ninon le regarda ; ses yeux
étoient mouillés de larmes ; il étoit pâle &
prêt à se trouver mal ; l’amour en altérant ses
traits, lui prêta tous les charmes.
Ninon s’enivra du bonheur d’être adorée : elle ne
voulut pas le laisser sortir. Pour l’arrêter, elle
n’eut besoin que d’un regard ; l’amour y avoit mis
toute son expression. Ecoutez-moi, lui dit-elle, en
lui prenant la main : je vous aime ; en
douterez-vous toujours ? Non, répondit-il, en
tombant à ses genoux, je n’en douterai plus. Quand
je refusois de le croire, vous ne me le disiez pas
de même : ce n’est pas le mot qui persuade, c’est le
ton. Je suis le plus heureux des hommes : puisse ma
tendresse vous prouver tout mon bonheur !
Allgemeine Erzählung
L’Amant
timide,
Allgemeine Erzählung
Je viens maintenant à
l’aventure de Madame Deshoulieres, pour vous prouver
qu’Aminte ne fit des réflexions, que parce que vous
ne fites pas vous-même celle qu’il falloit faire.
Cette femme que l’amour paroît avoir toujours
inspirée, connut peu le Dieu qui lui prêta ses
charmes : elle aima cependant, &
voici le trait particulier que je vous ai annoncé.
Il m’a été garanti autrefois par un homme de
qualité, mort très-agé il y a quelques années. Ce
Seigneur disoit avoir vû plusieurs fois cette femme
immortelle, vers la fin de sa vie, & tenir ce
trait d’elle-même. Elle étoit en commerce d’esprit
avec le Duc de Saint-Agnan ; ce commerce plut si
bien à l’imagination que le cœur s’y intéressa.
Malgré la différence d’âge,2l’esprit ne fit pas tout. Le
Duc avoit les inclinations guerrieres, & Madame
Deshoulieres aimoit à monter à cheval, & portoit
ce talent jusqu’à l’audace. Ils faisoient
quelquefois des courses ensemble, & lorsque la
fatigue commençoit à se faire sentir, ils se
reposoient sur l’herbe. Dans ces tête-à-têtes, la
liberté conduisoit aux discours
familiers, aux confidences. Le Duc avoit beaucoup à
raconter, & Madame Deshoulieres n’avoit rien à
dire. Elle étoit belle, elle avoit mille graces,
mille adorateurs, & assez d’esprit pour
concevoir, comme lui disoit le Duc, qu’un amant
ajoute au don de sentir, & au talent d’écrire,
& surtout au plaisir de la réputation. Elle
avoit commencé par faire des Romans : il en entre
toujours quelque chose dans le cœur, & ce
quelque chose suffit pour empêcher qu’on ne soit
incapable de s’enflammer. Le Duc comprit qu’il
pouvoit tout attendre des moindre soins : il voulut
cependant s’en tenir aux conseils pour quelque
tems ; mais les conseils suffisent pour enflammer un
cœur oisif qui commence à sentir le besoin d’aimer.
Vous ne concevrez pas le peu d’empressement d’un
homme à qui l’habitude des bonnes fortunes devoit
avoir appris le prix des momens ! Voici le mot de
l’énigme. M. de Saint-Agnan étoit pour
lors occupé à conclure une affaire qui intéressoit
vivement sa vanité. Le cœur n’avoit point de part à
ce projet de conquête ; il s’agissoit d’enchaîner
l’orgueil d’une coquette qui s’étoit vantée de
l’enflammer sans prendre de l’amour. Ce sont de ces
affaires ausquelles <sic> un homme à bonnes
fortunes se doit tout entier, & qui déshonorent
si elles manquent : on peut les rompre ensuite sans
intéresser la probité, juste punition de toute femme
qui ose se vanter d’avoir le droit de faire des
dupes. M. de Saint Agnan se hâta d’employer tous ses
moyens pour être libre & pouvoir s’attacher
plutôt à Madame Deshoulieres. Les affaires de sa
vanité réussirent, mais elles firent manquer celles
de son cœur. Il s’étoit passé quelques jours ; &
Madame Deshoulieres avoit fait des réflexions. Elle
écouta sans trouble & répondit sans feinte. Le
Duc voulut dater d’un moment où il l’avoit vû touchée. Cela est vrai, répondit-elle,
vous me donniez des raisons, & peut être
qu’alors il ne m’en falloit pas ; aujourd’hui il
m’en faudroit beaucoup, & le même homme n’en
donne pas deux fois d’efficaces, lorsqu’il n’a pas
senti le danger de la lenteur & des intervalles.
Il lui avoua sincérement la cause du tort qu’elle
lui reprochoit, ayant toutefois la prudence de lui
faire entendre que c’étoit par respect pour sa
personne & pour son mérite, qu’il n’avoit pas
voulu prendre deux engagemens à la fois. Vous avez
agi en galant-homme, reprit-elle, mais enfin, le
moment est passé. Il n’en est qu’un pour une femme
capable de faire des réflexions. Je vous estimerai
d’avoir agi comme vous avez fait, je reconnoîtrai
même votre procédé, par toute l’amitié possible,
mais j’aurai en même-tems la bonne foi de vous
avouer que de tous les hommes, vous êtes
à présent celui qu’il me seroit le moins possible
d’aimer. Le Duc de Saint-Agnan n’insista pas. Il vit
que tout ce qu’il pourroit dire seroit inutile. Ils
resterent amis, eurent ensemble une liaison toujours
très-intime ; & c’est dans la familiarité de
cette liaison que naquirent, long-tems après, ces
Ballades si connues & qui firent alors tant de
bruit.
1Aminte vit encore, est absolument retirée du monde, jouit de quinze mille livres de rente, fait du bien, employe, à en faire, chaque jour, qu’il lui reste à vivre, & attend la mort sans la craindre.
2Il avoit vingt-cinq ans plus qu’elle ; mais elle avoit été mariée à dix-huit, & n’en avoit pas alors vingt-quatre.