Citation: Justus Van Effen (Ed.): "Conclusion de la Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.2\048 (1745), pp. 309-313, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2245 [last accessed: ].


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Conclusion de la Bagatelle

Level 2► On dit que le Public est fort scandalisé de ce que la Bagatelle disparoit depuis un certain tems. Voilà ce que c’est que la bizarrerie de l’Esprit Humain. Quand j’ai donné des Bagatelles tant qu’il en pleuvoit, on en étoit las, fatigué, on les portoit sur les épaules ; la Bagatelle étoit trop sérieuse, la Bagatelle étoit trop folâtre ; la Bagatelle étoit trop relevée ; la Bagatelle donnoit dans le bas & dans le rampant. Enfin, on me cherchoit anicroche de tous côtés : vingt critiques, tout au moins, contre un seul applaudissement. A présent que la Bagatelle est éclipsée, on la demande à cor & à cri. Il y a même une douzaine de Curieux, qui s’offrent à faire une souscription assez considérable pour encourager l’Auteur, qui dans le fond est un peu découragé, & qui a ses petites raisons pour l’être.

Voilà qui est fait, je veux bien avoir, quelque complaisance pour les caprices des Hommes, [310] & écrire sur nouveaux fraix. J’ose même assurer mes Lecteurs, qu’ils n’auroient rien perdu pour attendre. Oui, Messieurs, ce que je vai vous communiquer à présent, consiste en réflexions profondes sur les matiéres les plus épineuses. J’ai eu besoin de la plus forte méditation pour les creuser ; j’y vai répandre des lumiéres merveilleuses ; & soyez persuadés, que personne ne vous a jamais dit ce que vous allez entendre aujourd’hui ...

Que vois-je, Messieurs ? Vous êtes surpris de mon stile, mes promesses magnifiques vous frappent & vous étonnent. Vous allez croire, j’en suis sûr, que je veux m’ériger en Prédicateur. Suspendez votre jugement, je vous en prie, contentez-vous d’être fortement persuadés, qu’il n’y a que moi seul qui puisse vous expliquer, comme il faut, la matiére en question, & que jusqu’ici personne ne l’a mise dans son véritable jour. S’agit-il de raisonner ? Je suis l’homme du monde le plus capable de faire connoître la foiblesse de ces Esprits timides, qui ne perdent jamais un principe de vue, semblables à ces Nautoniers craintifs, qui, pour ne pas s’égarer dans la vaste étendue de l’Océan, jettent à tous momens un œil attentif sur la Boussolle. Pour moi, animé d’une témérité héroïque, je me laisse emporter par la tempête de mon imagination, & je me sauve du mieux que je puis. S’agit-il d’un savoir immense, d’une érudition illimitée, qui sait mieux que moi en étaler le noble orgueil ? Person-[311]ne au moins ne me disputera la gloire d’être le prémier homme du monde pour l’intelligence des Langues Originales. Jusques ici les plus Grands Hommes n’ont pas eu la moindre idée du génie de ces Langues ; les Livres les plus importans ont été mal traduits ; à peine y a-t-il un seul Passage dont on ait su bien développer le sens. Heureux notre Siécle, d’avoir produit un Esprit de l’ordre du mien, un Esprit propre à dissiper ces nuages ténébreux qui enveloppent la République des Lettres ! Ecoutez-moi donc, je suis l’interprète des Oracles de Minerve, je suis sa bouche.

Votre surprise augmente, à ce que je vois Messieurs mes Lecteurs. Je sai bien ce que vous fait penser l’éloge pompeux par lequel je rens <sic> justice à mon mérite, au défaut de quelque autre Panégiriste, qui ne sauroit pas si bien que moi tout ce que je puis valoir. Soyez-en convaincus, vos petites réflexions secrettes n’échappent point à la vivacité de ma pénétration. Voici ce que vous pensez ; démentez-moi, si vous en avez le courage, parlez La Bagatelle a changé d’Auteur ; c’est le vénérable Docteur qui la compose a présent. Le joli Ouvrage que nous allons voir ! Quel feu d’imagination ! Nous ne nous proménerons plus terre à terre dans de routes battues. Ce grand Homme va nous enlever dans les Espaces imaginaires ; nous verrons voltiger autour de nous mille jolis Monstres, des Chevaux ailés, des Chimères, des Dragons, nous leur verrons prendre à nos yeux mille nouvelles figures ; nous nous divertirons comme des [312] Princes ; il n’y aura pas moyen de nous ennuyer un moment dans une si aimable compagnie.

Halte-là, Messieurs, vous êtes trop précipités dans vos jugemens ; & savez-vous d’où vient votre précipitation ? Je vai vous le dire, redoublez votre attention, la chose en vaut bien la peine. Votre précipitation a sa source dans votre ignorance ; il n’y a point de Peuple au monde qui le soit autant que vous & cependant le devriez vous être ? Il y a déja si longtems que je vous prêche, que j’épuise toutes mes lumiéres pour vous inculquer les vérités les plus extraordinaires & les plus importantes, que je fais tous mes efforts pour arracher votre esprit de ce gouffre d’ignorance où il est plongé. Vous ne voulez pas en sortir, vous vous obstinez à ignorer les prémiers élémens des Connoissances qui vous devroient être familiéres. Quoique votre ignorance soit un fait incontestble, vous osez vous plaindre pourtant de mes fréquentes répétitions ; vous osez vous ennuyer de la longueur de mes sages préceptes ; vous vous révoltez même contre ce titre d’Ignorans, que je fais resonner si souvent à vos oreilles. Mais vous avez beau faire, je ne m’en lasserai pas. Oui, vous êtes des Ignorans ; & faut-il s’en étonner ? Vous vous livrez continuellement à des dissipations puériles ; que dis-je, puériles ! honteuses, criminelles, infames.

Pour le coup, direz-vous, nous voilà au fait ; C’est le Docteur * * *, à coup sûr ; nous n’avons [313] qu’à nous bien tenir ; il va nous accabler par les plus mordantes inventives ; les foudres de son éloquence vont tomber sur nos Instrumens de Musique ; nous allons voir chaque coup d’archet traité de péché mortel ; chaque petit Air Bachique de crime damnable. Heureux encore, si l’orage passoit bien vite ! mais il est fort à craindre qu’il grondera sur nos têtes pendant deux ou trois bonnes heures d’horloge.

Rassurer vous, mes Amis, rassurez vous ; le danger n’est pas si grand que vous vous l’imaginez ; vous n’avez que faire de chercher vos bonnets de nuit, vous ne coucherez pas au Sermon pour cette fois. Je n’ai pas grand chose à vous dire dans le fond ; mon petit Discours (écoutez bien ce que je vai vous dire, & sentez toute la force de ce bel endroit) mon petit Discours, dis-je, ressemble assez au Sonnet de Scarron, qui finit par

Citation/Motto► Sur cette montagne terrible,

Il ne m’est, sur mon Dieu, jamais rien arrivé. ◀Citation/Motto

C’est de propos délibéré que j’ai pris ce tour éblouissant ; j’ai cru par-là m’accommoder au goût de notre bonne ville, où l’on m’assure que cette espéce d’éloquence a la vogue. Tout ce que j’ai à vous annoncer, c’est que c’est fait de la Bagatelle, elle ne paroîtra plus. Serviteur très humble, jusqu’au revoir pourtant. ◀Level 2

F I N ◀Level 1