La Bagatelle: XCVIII. Bagatelle
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.3814
Level 1
XCVIII. Bagatelle
Du Jeudi 13. Avril 1719.
Metatextuality
Espece de Fable, tirée
d’un fameux Auteur Espagnol.
Metatextuality
Espece de Fable, tirée
d’un fameux Auteur Espagnol.
Level 2
Level 3
Fable
Quand Jupiter créa le Monde, on
sait qu’il donna l’être aux Brutes, avant de produire
l’Homme, le Chef-d’œuvre de sa Puissance & de sa
Sagesse. Dès-que l’Ane ouvrit les yeux, il contempla
avec étonnement la variété merveilleuse des objets qui
l’environnoient. Ce spectacte le remplit d’allegresse,
il se mit à sauter, à gambader, il n’étoit pas maître de
sa joie. Fatigué à la fin, il se coucha sur l’herbe,
& se mit à rêver creux sur les motifs de son
existence, & sur les relations qu’il pouvoit avoir
avec les autres choses créées. Ne voyant pas clair dans
cette matiére épineuse, il résolut de consulter sur sa
destinée Jupiter lui-même, & de lui demander quelle
charge il auroit à remplir sur la Terre. Le Maître des
Dieux lui répondit, qu’il l’avoit destiné à servir
l’Homme ; & il lui fit un détail de tous les travaux
& de toutes les miséres où il devoit être exposé,
pour le soulagement du plus parfait des Animaux. Cette
parole fut un coup de foudre pour l’Ane, il
baissa les oreilles, & cette triste nouvelle lui
donna cet air sombre & mélancolique, qu’on remarque
encore dans tous ses descendans. Après avoir gardé
pendant quelques momens un morne silence, il demanda
encore à Jupiter, pendant combien d’années il devoit
être accablé d’une vie si insupportable ; & il
apprit que ses tristes jours seroient renfermés dans les
bornes de trente ans. La pauvre Bête trouva le terme un
peu long, trente ans de travail & de souffrance lui
paroissoient une éternité. Il promit, si Jupiter vouloit
bien en retrancher les deux tiers, de servir l’Homme
pendant dix ans avec toute la patience & toute la
fidélité d’un Ane de bien. Il obtint cette grace, &
se retira avec la consolation de soupirer après le
Néant, pendant moins de tems qu’il n’avoit craint
d’abord. Le Chien, à qui la sagacité, & la
prévoyance sont bien plus naturelles qu’à l’Ane, voulant
être instruit aussi du sort qui l’attendoit dans
l’Univers, fut se jetter aux piés du Maître du Monde,
pour s’informer de l’usage auquel les organes qu’il se
trouvoit étoient destinés. Les lumiéres qu’il reçut
là-dessus, n’étoient pas fort propres à chatouiller sa
vanité ; il devoit aller à la chasse, faire valoir sa
force & son adresse contre les Lièvres & contre
les Lapins, au hazard d’être assommé, s’il tâtoit d’un
morceau délicat, dont son Maître regaleroit sa propre
friandise. Il seroit enchaîné le soir, trop heureux, si
pour prix de ses peines on lui donnoit quelque os à ronger ; rude exercice pour ses dents,
plutôt que nourriture pour son estomac : ce manége
devoit durer trente ans. A cette sentence le pauvre
Chien cria miséricorde, & il mit en œuvre toutes les
caresses que la Nature a rendues particuliéres à son
Espéce, pour obtenir un rabais de vingt années, de la
même maniére que le Baudet. Jupiter lui accorda sa
demande ; & le Chien résolut de prendre son mal en
patience, & de se soumettre de bonne grace à sa
destinée. Le Singe, qui étoit présent à cette scéne,
& qui se sentoit déja un panchant invincible à
contrefaire tout ce qui se passoit à ses yeux, voulut
aussi consulter Jupiter, qui eut pour lui la même bonté
que pour ses Compagnons de malheur. Ce Dieu lui apprit
qu’il étoit destiné à imiter continuellement les Hommes,
sans pouvoir jamais atteindre à l’excellence de leur
nature ; que ces Maîtres despotiques des autres Animaux,
sans respecter en lui leur ressemblance, le
regarderoient comme leur jouët, & le feroient
souvent gémir sous les coups de fouët, simplement pour
se divertir de ses fauts & de ses contorsions. Cette
prédiction fit faire une laide grimace au Singe ; il
employa toute son éloquence pour faire changer sa
destinée, mais envain. Il fut encore trop heureux d’être
mis de niveau avec l’Ane & le Chien, & de se
sauver de vingt années de malheur. L’Homme fut produit à
la fin. Il n’avoit que faire de s’informer
du but pour lequel il étoit placé dans ce Monde ; il
trouvoit dans le fond de sa nature même, les nobles fins
auxquelles il étoit destiné. Par le secours d’un petit
nombre de réflexions, il comprit sa supériorité
prodigieuse sur les autres Animaux, & son heureuse
conformité avec Jupiter lui-même. Rien ne troubloit sa
satisfaction, que l’incertitude où il étoit touchant sa
durée. Jupiter seul pouvoit calmer ses inquiétudes
là-dessus, & il accorda facilement cette grace aux
soumissions respectueuses d’une Créature qu’il
chérissoit particuliérement. Il lui apprit que dans
l’espace de trente années, il avoit limité généralement
la vie de tous les Animaux ; mais que ce ne seroit qu’un
tems d’aprentissage pour l’Homme, & que s’il se
conduisit sagement, la plus noble partie jouiroit d’une
félicité éternelle. L’Animal raisonnable, qui avoit
dès-lors une tendresse trop forte pour ce qu’il y a de
matériel en lui, supplia humblement Jupiter de ne le pas
arracher si-tôt de sa chére enveloppe, & d’ajouter à
sa vie les ans que les trois Brutes avoient regardés
comme un fardeau insuportable. Le Souverain de l’Univers
y consentit avec quelque répugnance, & l’on ne sait
pas encore si sa complaisance a été pour nous une
punition ou une faveur. Ce qu’il y a de certain, c’est
que la prémiére partie de notre vie, est la plus propre
à une conduite digne de l’Homme. Libres de soins,
d’inquiétudes, d’embarras nous pouvons
travailler à perfectionner notre Nature ; nous avons
toute la capacité nécessaire pour cultiver notre Raison,
régler nos sentimens, former notre caractère. A trente
ans c’en est fait, les Habitudes ont pris leur pli ; on
est le reste de sa vie, ce qu’on s’est fait par ses
réflexions, ou ce qu’on est devenu faute de réfléchir.
C’est alors que commence la vie, que nous avons héritée
de L’Ane ; on est accablé du fardeau d’une famille, on
travaille, on sue, on ne se donne pas le moindre
relâche. A cinquante ans, on voit ses enfans multipliés,
& leurs besoins augmentés à proportion de leur âge.
On entre alors dans la vie du Chien, il faut redoubler
son amour pour les richesses ; on en profite peu, on
ronge un os, dans le tems qu’on songe à procurer une dot
à sa fille, une charge à son fils. Parvenu à l’âge de
soixante dix ans, un Vieillard peut se reposer ; sa
famille est établie ; les motifs de ses soins assidus,
de ses travaux continuels, ne subsistent plus ; il
commence alors à jouir des vingt ans qui ont été
retranchés de la vie du Singe. Il s’étoit perdu lui-même
parmi les occupations qui l’assiégeoient de tous côtes ;
il se cherche, & il veut se trouver tel qu’il étoit
à l’âge de trente ans. Si ces sortes de Vieillards
tâchent envain de rattraper leur feu & leurs nerfs,
leur souplesse & leur vigueur, du moins font-ils les
plus grands efforts d’imagination pour ranimer leurs
desirs. Ils sont les Singes des défauts de leur jeunesse, qu’ils voient retracés dans la
conduite de ceux qui jouissent alors du printems de leur
âge. De là viennent ces Damoiseaux décrépits, qui
cachent l’opprobre leurs cheveux gris sous les boucles
flottantes d’une perruque blonde, qui se rasent tous les
jours réguliérement, ou qui s’arrachent la barbe avec de
petites pincettes, ressemblent comme deux goutes d’eau à
de vieux enfans. Ils sont toujours tirés à quatre
épingles, & ils calfeutrent leur vieillesse par le
brillant des Modes les plus nouvelles, qu’ils poussent
aux derniers excès. Ils sont toujours avec les Dames,
& ils ne manquent jamais de s’accuser devant elles,
d’être extrêmement vicieux. Ils veulent danser,
cabrioler, faire les exercices les plus violens, &
tout hors d’haleine, ils se vantent d’être
infatigables ; ils entretiennent une Comédienne,
uniquement pour soutenir leur réputation ; quelquefois
même, ils poussent sa singerie, jusqu’à rendre leur
imagination amoureuse d’une honnête Fille. Quelle
bénédiction, si elle est bien honnête, & si sa vertu
est de la vieille roche ! Ils ont alors la gloire de ne
se posséder plus, de mourir d’amour, de gémir, de
pleurer, de se desespérer. Si la mort saisit ce Copiste
de l’Homme dans le cours de sa galanterie, il s’en
consolera, s’il peut croitre avec la moindre apparence
qu’il laissera après lui la bonne odeur d’être expiré de
tendresse, ou plutôt d’un excès de force & de santé.