Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XCVIII. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.2\047 (1745), pp. 303-308, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2244 [last accessed: ].


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XCVIII. Bagatelle

Du Jeudi 13. Avril 1719.

Metatextuality► Espece de Fable, tirée d’un fameux Auteur Espagnol. ◀Metatextuality

Level 2► Level 3► Fabel► Quand Jupiter créa le Monde, on sait qu’il donna l’être aux Brutes, avant de produire l’Homme, le Chef-d’œuvre de sa Puissance & de sa Sagesse. Dès-que l’Ane ouvrit les yeux, il contempla avec étonnement la variété merveilleuse des objets qui l’environnoient. Ce spectacte le remplit d’allegresse, il se mit à sauter, à gambader, il n’étoit pas maître de sa joie. Fatigué à la fin, il se coucha sur l’herbe, & se mit à rêver creux sur les motifs de son existence, & sur les relations qu’il pouvoit avoir avec les autres choses créées. Ne voyant pas clair dans cette matiére épineuse, il résolut de consulter sur sa destinée Jupiter lui-même, & de lui demander quelle charge il auroit à remplir sur la Terre. Le Maître des Dieux lui répondit, qu’il l’avoit destiné à servir l’Homme ; & il lui fit un détail de tous les travaux & de toutes les miséres où il devoit être exposé, pour le soulagement du plus parfait des Animaux.

Cette parole fut un coup de foudre pour l’Ane, [304] il baissa les oreilles, & cette triste nouvelle lui donna cet air sombre & mélancolique, qu’on remarque encore dans tous ses descendans. Après avoir gardé pendant quelques momens un morne silence, il demanda encore à Jupiter, pendant combien d’années il devoit être accablé d’une vie si insupportable ; & il apprit que ses tristes jours seroient renfermés dans les bornes de trente ans. La pauvre Bête trouva le terme un peu long, trente ans de travail & de souffrance lui paroissoient une éternité. Il promit, si Jupiter vouloit bien en retrancher les deux tiers, de servir l’Homme pendant dix ans avec toute la patience & toute la fidélité d’un Ane de bien. Il obtint cette grace, & se retira avec la consolation de soupirer après le Néant, pendant moins de tems qu’il n’avoit craint d’abord.

Le Chien, à qui la sagacité, & la prévoyance sont bien plus naturelles qu’à l’Ane, voulant être instruit aussi du sort qui l’attendoit dans l’Univers, fut se jetter aux piés du Maître du Monde, pour s’informer de l’usage auquel les organes qu’il se trouvoit étoient destinés. Les lumiéres qu’il reçut là-dessus, n’étoient pas fort propres à chatouiller sa vanité ; il devoit aller à la chasse, faire valoir sa force & son adresse contre les Lièvres & contre les Lapins, au hazard d’être assommé, s’il tâtoit d’un morceau délicat, dont son Maître regaleroit sa propre friandise. Il seroit enchaîné le soir, trop heureux, si pour prix de ses peines on lui donnoit [305] quelque os à ronger ; rude exercice pour ses dents, plutôt que nourriture pour son estomac : ce manége devoit durer trente ans. A cette sentence le pauvre Chien cria miséricorde, & il mit en œuvre toutes les caresses que la Nature a rendues particuliéres à son Espéce, pour obtenir un rabais de vingt années, de la même maniére que le Baudet. Jupiter lui accorda sa demande ; & le Chien résolut de prendre son mal en patience, & de se soumettre de bonne grace à sa destinée.

Le Singe, qui étoit présent à cette scéne, & qui se sentoit déja un panchant invincible à contrefaire tout ce qui se passoit à ses yeux, voulut aussi consulter Jupiter, qui eut pour lui la même bonté que pour ses Compagnons de malheur. Ce Dieu lui apprit qu’il étoit destiné à imiter continuellement les Hommes, sans pouvoir jamais atteindre à l’excellence de leur nature ; que ces Maîtres despotiques des autres Animaux, sans respecter en lui leur ressemblance, le regarderoient comme leur jouët, & le feroient souvent gémir sous les coups de fouët, simplement pour se divertir de ses fauts & de ses contorsions. Cette prédiction fit faire une laide grimace au Singe ; il employa toute son éloquence pour faire changer sa destinée, mais envain. Il fut encore trop heureux d’être mis de niveau avec l’Ane & le Chien, & de se sauver de vingt années de malheur.

L’Homme fut produit à la fin. Il n’avoit [306] que faire de s’informer du but pour lequel il étoit placé dans ce Monde ; il trouvoit dans le fond de sa nature même, les nobles fins auxquelles il étoit destiné. Par le secours d’un petit nombre de réflexions, il comprit sa supériorité prodigieuse sur les autres Animaux, & son heureuse conformité avec Jupiter lui-même. Rien ne troubloit sa satisfaction, que l’incertitude où il étoit touchant sa durée. Jupiter seul pouvoit calmer ses inquiétudes là-dessus, & il accorda facilement cette grace aux soumissions respectueuses d’une Créature qu’il chérissoit particuliérement. Il lui apprit que dans l’espace de trente années, il avoit limité généralement la vie de tous les Animaux ; mais que ce ne seroit qu’un tems d’aprentissage pour l’Homme, & que s’il se conduisit sagement, la plus noble partie jouiroit d’une félicité éternelle. L’Animal raisonnable, qui avoit dès-lors une tendresse trop forte pour ce qu’il y a de matériel en lui, supplia humblement Jupiter de ne le pas arracher si-tôt de sa chére enveloppe, & d’ajouter à sa vie les ans que les trois Brutes avoient regardés comme un fardeau insuportable. Le Souverain de l’Univers y consentit avec quelque répugnance, & l’on ne sait pas encore si sa complaisance a été pour nous une punition ou une faveur.

Ce qu’il y a de certain, c’est que la prémiére partie de notre vie, est la plus propre à une conduite digne de l’Homme. Libres de soins, d’inquiétudes, d’embarras nous pou-[307]vons travailler à perfectionner notre Nature ; nous avons toute la capacité nécessaire pour cultiver notre Raison, régler nos sentimens, former notre caractère. A trente ans c’en est fait, les Habitudes ont pris leur pli ; on est le reste de sa vie, ce qu’on s’est fait par ses réflexions, ou ce qu’on est devenu faute de réfléchir. C’est alors que commence la vie, que nous avons héritée de L’Ane ; on est accablé du fardeau d’une famille, on travaille, on sue, on ne se donne pas le moindre relâche. A cinquante ans, on voit ses enfans multipliés, & leurs besoins augmentés à proportion de leur âge. On entre alors dans la vie du Chien, il faut redoubler son amour pour les richesses ; on en profite peu, on ronge un os, dans le tems qu’on songe à procurer une dot à sa fille, une charge à son fils.

Parvenu à l’âge de soixante dix ans, un Vieillard peut se reposer ; sa famille est établie ; les motifs de ses soins assidus, de ses travaux continuels, ne subsistent plus ; il commence alors à jouir des vingt ans qui ont été retranchés de la vie du Singe. Il s’étoit perdu lui-même parmi les occupations qui l’assiégeoient de tous côtes ; il se cherche, & il veut se trouver tel qu’il étoit à l’âge de trente ans. Si ces sortes de Vieillards tâchent envain de rattraper leur feu & leurs nerfs, leur souplesse & leur vigueur, du moins font-ils les plus grands efforts d’imagination pour ranimer leurs desirs. Ils sont les Singes des défauts de leur [308] jeunesse, qu’ils voient retracés dans la conduite de ceux qui jouissent alors du printems de leur âge. De là viennent ces Damoiseaux décrépits, qui cachent l’opprobre leurs cheveux gris sous les boucles flottantes d’une perruque blonde, qui se rasent tous les jours réguliérement, ou qui s’arrachent la barbe avec de petites pincettes, ressemblent comme deux goutes d’eau à de vieux enfans.

Ils sont toujours tirés à quatre épingles, & ils calfeutrent leur vieillesse par le brillant des Modes les plus nouvelles, qu’ils poussent aux derniers excès. Ils sont toujours avec les Dames, & ils ne manquent jamais de s’accuser devant elles, d’être extrêmement vicieux. Ils veulent danser, cabrioler, faire les exercices les plus violens, & tout hors d’haleine, ils se vantent d’être infatigables ; ils entretiennent une Comédienne, uniquement pour soutenir leur réputation ; quelquefois même, ils poussent sa singerie, jusqu’à rendre leur imagination amoureuse d’une honnête Fille. Quelle bénédiction, si elle est bien honnête, & si sa vertu est de la vieille roche ! Ils ont alors la gloire de ne se posséder plus, de mourir d’amour, de gémir, de pleurer, de se desespérer. Si la mort saisit ce Copiste de l’Homme dans le cours de sa galanterie, il s’en consolera, s’il peut croitre avec la moindre apparence qu’il laissera après lui la bonne odeur d’être expiré de tendresse, ou plutôt d’un excès de force & de santé. ◀Fabel ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1