La Bagatelle: XCVII. Bagatelle
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XCVII. Bagatelle
Du Lundi 10. Avril 1719.
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Quand je réfléchis attentivement sur
la situation où un Homme doit se trouver pour faire des progrès
considérables dans la recherche de la Vérité, je crois voir
clairement, que les sentimens du Cœur y influent avant tout au
moins, que la force du Raisonnement même. Pour raisonner avec
justesse, pour n’être pas la dupe des Préjugés, pour pénétrer
dans les Sophismes, il ne suffit pas d’avoir reçu de la Nature
une pénétration vive, un jugement net & exact ; il ne suffit
pas d’avoir cultivé avec soin ces talens de
l’Esprit ; il faut avoir encore une ame grande, noble, ferme
<sic>, courageuse, une candeur inaltérable, un amour
ardent pour la Vérité, & surtout un généreux attachement
pour la liberté & pour l’indépendance de notre Raison. Je
sai bien que ces excellentes qualités ont leurs principes dans
la Raison même, & que si la Nature prépare souvent le cœur à
ces heureuses dispositions, elles ne nous sont jamais d’une
grande utilité, si elles ne sont confirmées, rectifiées &
guidées par la Raison. Mais les efforts de raisonnement qu’il
faut faire pour concevoir la bonté de ces sentimens, ne sont pas
pénibles, ni ne demandent pas beaucoup de tems. Il est très aisé
de comprendre qu’il est digne de l’excellence de notre ame,
& conforme à notre plus grand intérêt, d’aimer la Vérité par
dessus tout, & de soutenir dans toute notre conduite, le
droit qu’a notre Raison, de ne rien admettre qu’après en avoir
décidé en dernier ressort. Mais il y a bien de la différence,
entre sentir ces Vérités, & se les êtres rendues familières,
en y fixant son attention sans relâche, & en les rendant
présentes à l’esprit, lorsqu’il s’agit de les mettre en
pratique. En un mot, autre chose est avoir des idées justes de
la beauté & de l’utilité de ces devoirs ; autre chose est
les transporter, pour ainsi dire, de la Vérité à la Vertu, de la
Conception à l’Habitude. Cette habitude ne se forme jamais
mieux, que quand les idées dont je viens de parler, sont les prémiéres qu’on offre à notre imagination, &
sur lesquelles on exerce notre faculté de raisonner. C’est la
baze <sic> la plus ferme de notre justesse future. Un
Homme qui a des sentimens si raisonnables & si nobles,
accompagnés seulement de talens médiocres, ne sera jamais un
Géométre habile, il n’étonnera pas même les Esprits les plus
perçans, par la solution d’un Problème d’Algébre : mais si sa
Raison est bien conduite, il pourra pénétrer fort avant dans ces
Vérités qui nous sont les plus importantes, & qui ont le
plus d’influence sur notre conduite ; son ame, toujours libre
& débarrassée, n’aura jamais d’autre obstacle à combattre,
que la difficulté même du sujet qu’il voudra approfondir. Posons
à présent un Homme dont le cœur soit avili par une lâcheté
naturelle, qu’il n’a pas eu soin de déraciner par des efforts
continués, ou dont il a pris l’habitude par une éducation peu
généreuse ; donnons-lui les lumiéres les plus vives, le plus
solide jugement, l’étendue d’esprit le plus vaste ; il est
évident qu’il ne tient qu’à lui de percer les ténébres les plus
profondes, de s’ouvrir les Vues les plus merveilleuses dans les
Sciences où ses inclinations basses ne sont point intéressées.
Mais dès-qu’il veut appliquer les talens extraordinaires de sa
Raison, à des recherches qui ont quelque chose de commun avec la
situation de son Cœur, sa poltronnerie l’arrête, il n’a pas le courage de débarasser sa Raison de toutes les
opinions reçues sans examen ; il n’ose rappeller à son Bon-Sens
des décidons de nos Ancêtres ; il adopte leurs principes avec un
aveuglement respectueux ; il s’applaudit même de sa prévention ;
& il honore sa lâcheté du titre de modestie. Tout l’usage
qu’il fera de son habileté consistera à ménager un air de
probabilité aux Erreurs les plus monstrueuses, dont un Génie
plus médiocre, soutenu d’un Cœur bien placé, développera sans
peine l’absurdité extravagante.
Personne ne peut refuser à Chrysophile les titres d’éclairé,
de judicieux. S’il pouvoit conserver sa Raison dans un
heureux équilibre, ce seroit un des Hommes de l’Europe qui
répandroit la plus grande lumiére sur les Vérités les plus
importantes ; mais son ame est en proie à une sordide
avarice, & à une ambition déréglée. Il est de l’intérêt
de ses passions que certains sentimens soient vrais, il le
souhaite, & à force de le souhaiter il se le persuade.
Il détourne machinalement son attention des principes
indubitables, dont il pourroit tirer la connoissance de ses
Erreurs ; & il fixe toute l’activité de son esprit, sur
les plus minces probabilités, qui paroissent appuyer des
Opinions qui traînent à leur suite une Dignité éminente, un
Emploi lucratif.
Les obstacles les plus ordinaires, contre lesquels la
force de la Raison a le plus à luter, sont la Vanité &
l’Obstination, le plus dangereux effet de l’Amour-propre. Il
peut arriver au plus habile homme de raisonner de travers sur un
sujet, quand il ne l’a pas considéré de toutes ses faces, &
de se féliciter de son erreur, comme d’une heureuse découverte.
Si dans la prémiére chaleur de son amour
paternel pour l’idée qu’il vient de former, il la communique au
Public, il ne sauroit voir sans la derniére mortification, qu’on
lui d’écouvre <sic> son sophisme, en le plaçant dans le
véritable point de vue de son sujet ; l’amour de la réputation
lui fera faire des efforts pour ne pas voir l’évidence de ce
qu’on lui objecte. Si elle le frappe malgré lui, il n’aura pas
la force génereuse d’avouer qu’il s’est trompé, & il
méprisera la gloire qu’il peut acquérir par cette candeur, si
digne d’un Amateur de la Vérité. On diroit qu’il aspire au
privilége d’être infaillible. La seule pensée de passer pour un
homme qui se trompe comme un autre, révolte à vanité opiniâtre ;
il répond aux objections pour les énerver ; il ramasse la toute
vigueur de son raisonnement, toute la subtilité de son esprit.
On le pousse jusqu’aux absurdités les plus palpables, il ne
recule point ; il soutient les conséquences de ces principes,
par des absurdités plus grandes ; son esprit ne s’exerce plus
que sur l’art de ménager un air de vraisemblance aux Opinions
les plus bizarres ; il arrive à la fin qu’il se rend à ses
propres sophismes, à force de s’y intéresser ; & qu’il
commence à défendre de bonne foi, ce qu’il avoit soutenu d’abord
par un amour-propre déréglé. Je crois fort que tel étoit le
caractére de l’illustre Mr. Bayle. Je m’imagine que ceux qui ont
lu ses Ouvrages de sang froid, m’avoueront sans peine, que peu
de gens au monde sont capables de mieux manier un
raisonnement, dans tout ce qu’il a écrit contre l’Intolérance,
& contre les calomnies de Maimbourg. On voit une netteté
d’esprit, une pénétration, un discernement, qu’on ne trouvera
guéres ailleurs. Il est maître de son sujet, il l’arrange de la
maniére la plus claire & la plus propre à s’insinuer dans la
Raison des Lecteurs. Il ne prouve pas, il démontre, il ne laisse
rien à repliquer. D’où vient qu’un Génie si transcendant, une
Raison si vigoureuse, a donné dans des égaremens si funestes ?
Ses prémiéres vues n’ont été, je crois, que de rabattre
l’orgueil de certains Théologiens, qui fondent leurs décidons
sur des principes abstrus, dont ils n’ont point d’idée. Il n’a
voulu d’abord que les embarrasser par les difficultés les plus
plausibles, qu’il empruntoit des Hérétiques, & qu’il savoit
faire valoir infiniment mieux que les Hérétiques mêmes. Des
réponses dures & injurieuses l’ont engagé à se défendre,
& à concentrer tous les talens pour le faire avec succès.
Peut-être a-t-il été ébloui par ses propres subtilités ;
peut-être que la facilité qu’il se trouvoit de soutenir toutes
sortes d’opinions, & l’embarras où ses sophismes bien
ménagés jettoient les personnes les plus éclairées du Siécle,
l’ont abîmé dans le Pirrhonisme ; & que par une triste
habitude, il a peu à peu perdu de vue, les véritables caractéres
qui distinguent la Vérité d’avec l’Erreur.
Example
Heteroportrait
Lisandre avoit su, par la
force supérieure de sa Raison, dégager son ame des
préjugés de son enfance ; & au mépris de la Fortune,
& des agrémens d’une Vie aisée, il
avoit embrassé une Religion, qui avoit été en horreur à
ses Péres. Mais chagriné, maltraité, méprisé sans raison
du parti auquel il s’étoit rangé, il n’a pas pour la
Vérité un amour assez desintéressé, pour la distinguer
d’avec la conduite de ceux qui l’ont rencontrée par la
route de l’Examen, ou par celle de la Prévention.
Emporté par sa colére, il renonce à des sentimens dont
l’évidence le frappa autrefois, il prend la plume pour
en faire sentir le foible il embarrasse ceux qu’il
attaque, ils se defendent mal ; & effectivement ils
ne sauroient se dérober à ses démonstrations que par des
subterfuges puérils, & par des distinctions
frivoles, qu’ils n’entendent pas eux-mêmes. Lisandre
triomphe, la défaite de ses Antagonistes le raffermit
dans les opinions de sa jeunesse. Il est pourtant la
dupe de sa colére ; il confond deux objets très
réellement distingués ; il laisse les sentimens qu’il
combat dans leur entier, & il démontre uniquement,
qu’il y a de la contradiction à les tirer de certains
principes, qui en sont les sources dans l’imagination de
ses Adversaires.