Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "XCV. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\044 (1745), pp. 282-288, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2241 [consulté le: ].


Niveau 1►

XCV. Bagatelle

Du Jeudi 3. Avril 1719.

Niveau 2► La Coutume est un sortilége si naturel & si subtil, elle maîtrise si imperceptiblement l’imagination de la plûpart des Hommes, que les plus raisonnables ont même besoin de toute la force de leur attention pour en démêler les impostures, & pour n’en être pas les dupes. De-là vient que quand on entend parler de certains usages qui ont été reçus chez les Anciens, ou qui de nos jours ont la vogue chez les Peuples Barbares, nous en sommes frappés d’horreur, sans être néanmoins touchés de certaines Coutumes pareilles, avec lesquelles nos sens se sont apprivoisés.

Récit général► On ne sauroit entendre parler sans indignation des Gladiateurs qui divertissoient autrefois le Peuple Romain ; cette Nation si généreuse & si sensée. On lui donnoit ce spectacle dans les Fêtes les plus solennelles. Certains grands Seigneurs entretenoient presque tout un camp volant de malheureux Esclaves robustes & dans la fleur de leur âge, qu’ils faisoient [283] dresser par des Maîtres d’Armes : & ils ne négligoient rien pour être toujours en état de gagner la faveur du Peuple, par une si barbare complaisance pour sa férocité. Les Femmes mêmes, malgré la foiblesse de leur constitution, qui les porte à la pitié, accouroient en foule pour voir périr un grand nombre de beaux hommes, dont il étoit naturel qu’elles admirassent tendrement l’agilité & la vigueur. Ces malheureux étoient forcés à se battre jusqu’à la mort. Quand ils avoient triomphé, on les mettoit aux mains avec de nouveaux Combattans ; & on ne faisoit jamais grace au Victorieux, qu’en faveur des applaudissemens que les Spectateurs donnoient à son intrépidité. ◀Récit général

Il n’y a parmi les Peuples civilisés qui vivent à présent, que des Scélérats qui se plaisent aux idées de sang & de carnage, qui puissent ne pas frémir au récit d’un divertissement si inhumain. Cependant qu’arrive-t-il, quand parmi nous quelque misérable est condamné au dernier suplice ? La nouvelle s’en répand d’abord par toute la Ville, chacun l’écoute avec avidité, on attend ce jour avec impatience, c’est un jour de Fête. Plus le suplice doit être affreux, plus la populace en est charmée. Quand on dresse l’échafaut, les Spectateurs s’amassent, déja ravis de régaler leur imagination des préparatifs de la future Tragédie. Le jour arrivé, tout le Peuple abandonne son travail ; les plus pauvres aiment mieux [284] se passer de leurs alimens ordinaires, que de perdre un pareil divertissement. Dès-que le prisonnier paroit, on ne le perd pas de vue ; on s’expose à se faire écraser, pour le suivre de la prison jusqu’à l’endroit où on lui prononcera sa Sentence ; de là, on lui fait cortége jusque au lieu où il doit être livré au Bourreau. S’il arrive par hazard que sur le point d’être immolé aux Loix, il est assez heureux pour recevoir sa grace, vous voyez les Spectateurs s’en retourner d’un air chagrin & mortifié, ils perdent considérablement à la vie que le criminel obtient de la clémence du Souverain. On s’étoit engagé à leur procurer une agréable journée, & ils sont les dupes d’une si flateuse espérance.

Je me suis déterminé quelquefois à voir un semblable Spectacle, moins pour repaître mes yeux des tourmens qu’on fait souffrir à un Scélérat, que pour examiner avec réflexion la contenance de la Populace. Dans ces occasions je m’attachois surtout à étudier les mouvemens du cœur qui paroissoient sur les visages des Femmes, dont le nombre dans ces assemblées tumultueuses, surpasse d’ordinaire de beaucoup celui des Hommes. C’étoit une chose digne d’attention, que de remarquer dans tout l’air de quelques-unes de ce pauvre Sexe, la guerre civile qui se faisoit dans leur ame, entre la curiosité féroce qui les a voit amenées au pie de l’échaffaut, & cette compassion machinale qui [285] les saisit naturellement à la vue d’un objet pitoyable. J’en ai vu qui détournaient la tête à l’approche du coup qui alloit finir la tragédie ; d’autres pleuroient à chaudes-larmes, ce n’étoit que lamentations & gémissemens ; d’autres encore plus extravagantes, tomboient en foiblesse, & paroissoient sur le point de perdre la vie, dans le tems que le criminel alloit expirer.

Il est vrai que je n’ai jamais remarqué au Beau Sexe, cette compassion convulsive pour quelque malingre, ou pour quelque Scélérat décrépit. Il ne s’y abandonne d’ordinaire, que quand on attache à la potence, de la jeunesse, & de belles jambes ; ou quand on enléve une tête de dessus deux épaules grasses, blanches, larges & quarrées.

Les semences de la férocité dont je viens de parler, se trouvent dans le cœur de tous les hommes ; mais il y a des Nations qui sont farouches & barbares d’une façon qui leur est particuliére, & dont ils seroient choqués eux-mêmes, s’ils s’avisoient d’y réfléchir. A Venise, le Peuple contemple avec le plaisir le plus vif des Gondoliers partagés en différentes bandes, qui font tous leurs efforts pour se précipiter dans l’eau du haut d’un Pont. Dans quelques Villes des Pays-Bas, on croit célébrer la Fête d’un certain Saint avec beaucoup de solemnité, en faisant des courses par eau, dans des Barques poussés par de vigoureux Ra-[286]meurs, & en se jettant les uns les autres dans la Riviére à grands coups de lance, au risque de se noyer ; Récit général► Mais ce qui approche le plus des Gladiateurs Romains, & que j’ai vu une fois en ma vie avec étonnement, & avec horreur, c’est ce qui se passe dans la Capitale d’un Royaume voisin de notre Patrie. On y voit au milieu d’un Amphithéâtre, où vous avez place pour trente sols, un échaffaut sur lequel paroissent d’abord plusieurs jeunes gens de dix-huit à vingt ans, qui nuds jusqu’à la ceinture, se battent à coups de poings, mais avec tant de férocité qu’ils ne cessent d’attaquer & de se défendre, que quand ils restent fur le carreau faute d’haleine. Ces Athlétes font place à plusieurs couples de Champions, qui s’assomment à coups de barre, & qui divertissent le Peuple merveilleusement, en se cassant la tête les uns aux autres.

Après ce cruel préludé, paroissent les véritables Héros de la Piéce, tout prêts à vendre leur sang aux Spectateurs. Ce sont deux espéces de Maîtres d’Armes, qui se sont défiés dans les formes. Ils se mettent en chemise d’un air flegmatique, & après s’être donné la main en signe d’amitié, ils tirent le sabre, & mettent en usage toute leur adresse & toute leur force, pour se taillader de la maniére la plus cruelle pendant plus d’une grosse heure. Une tête fendue, remplit toute l’assemblée d’allegresse ; l’or & l’argent se répandent de tous côtés sur celui qui vient de faire un si beau [287] coup ; les plus grands Seigneurs du Royaume l’honorent par des présens & par des acclamations ; & ils confondent leur murmure avec les plaintes de la Populace, quand la Scéne n’est pas assez ensanglantée. ◀Récit général

On peut juger à quel point ce jeu barbare doit paroître innocent à ce Peuple, par le formulaire du Cartel que ces Gladiateurs répandent dans le Public pour l’instruire du Combat futur. Metatextualité► En voici à peu près le contenu, si je m’en souviens bien. ◀Metatextualité

Niveau 3► Comme Maître Jean ... des Montagnes dEcosse, entend dire par-tout que Maître Guillaume ... se vante présomptueusement que le susdit n’oseroit paroître devant lui les armes à la main, il le défie pour le 2. de Juin, d’essayer contre lui son adresse, au Sabre & au Bouclier, au Sabre & au Poignard, &c. Signé, Jean◀Niveau 3

Metatextualité► La Réponse est conçue d’ordinaire dans les termes que voici. ◀Metatextualité

Niveau 3► Comme Maître Guillaume … d’Irlande, a trop d’honneur pour éviter de se rencontrer, avec Maître Jeanmalgré sa grande réputation, il s’engage, Dieu aidant, à paroitre devant le dit Maitre avec les armes susdites, au jour & à l’heure marquée. ◀Niveau 3

Il faut avouer que ce Dieu aidant est d’une dévotion bien bizarre.

Je sai qu’on prétend excuser cette barbarie, en soutenant qu’elle excite le Peuple à la bravoure & à l’intrépidité. Mais j’ai toujours re-[288]marqué que plus on est brave, plus on souffre à voir combattre les autres, par ce qu’on peut être engagé par son courage dans le même danger. Au contraire, un Poltron s’en fait un divertissement, il en sent plus le plaisir d’être lui-même en sureté, & sa lâcheté se rassure par le péril où il voit les autres. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1