Du Jeudi 3. Avril 1719.
Coutume est un sortilége si naturel & si
subtil, elle maîtrise si imperceptiblement l’imagination de la plûpart
des Hommes, que les plus raisonnables ont même besoin de toute la force
de leur attention pour en démêler les impostures, & pour n’en être
pas les dupes. De-là vient que quand on entend parler de certains usages
qui ont été reçus chez les Anciens, ou qui de nos jours ont la vogue
chez les Peuples Barbares, nous en sommes frappés d’horreur, sans être
néanmoins touchés de certaines Coutumes pareilles, avec lesquelles nos
sens se sont apprivoisés.
Romain ; cette Nation si généreuse & si
sensée. On lui donnoit ce spectacle dans les Fêtes les plus solennelles.
Certains grands Seigneurs entretenoient presque tout un camp volant de
malheureux Esclaves robustes & dans la fleur de leur âge, qu’ils
faisoient
Il n’y a parmi les Peuples civilisés qui vivent à présent, que des
Scélérats qui se plaisent aux idées de sang & de carnage, qui
puissent ne pas frémir au récit d’un divertissement si inhumain.
Cependant qu’arrive-t-il, quand parmi nous quelque misérable est
condamné au dernier suplice ? La nouvelle s’en répand d’abord par toute
la Ville, chacun l’écoute avec avidité, on attend ce jour avec
impatience, c’est un jour de Fête. Plus le suplice doit être affreux,
plus la populace en est charmée. Quand on dresse l’échafaut, les
Spectateurs s’amassent, déja ravis de régaler leur imagination des
préparatifs de la future Tragédie. Le jour arrivé, tout le Peuple
abandonne son travail ; les plus pauvres aiment mieux
Je me suis déterminé quelquefois à voir un semblable Spectacle, moins
pour repaître mes yeux des tourmens qu’on fait souffrir à un Scélérat,
que pour examiner avec réflexion la contenance de la Populace. Dans ces
occasions je m’attachois surtout à étudier les mouvemens du cœur qui
paroissoient sur les visages des Femmes, dont le nombre dans ces
assemblées tumultueuses, surpasse d’ordinaire de beaucoup celui des
Hommes. C’étoit une chose digne d’attention, que de remarquer dans tout
l’air de quelques-unes de ce pauvre Sexe, la guerre civile qui se
faisoit dans leur ame, entre la curiosité féroce qui les a voit amenées
au pie de l’échaffaut, & cette compassion machinale qui
Il est vrai que je n’ai jamais remarqué au Beau Sexe, cette compassion convulsive pour quelque malingre, ou pour quelque Scélérat décrépit. Il ne s’y abandonne d’ordinaire, que quand on attache à la potence, de la jeunesse, & de belles jambes ; ou quand on enléve une tête de dessus deux épaules grasses, blanches, larges & quarrées.
Les semences de la férocité dont je viens de parler, se trouvent dans le
cœur de tous les hommes ; mais il y a des Nations qui sont farouches
& barbares d’une façon qui leur est particuliére, & dont ils
seroient choqués eux-mêmes, s’ils s’avisoient d’y réfléchir. A
Romains, &
que j’ai vu une fois en ma vie avec étonnement, & avec horreur,
c’est ce qui se passe dans la Capitale d’un Royaume voisin de notre
Patrie. On y voit au milieu d’un Amphithéâtre, où vous avez place pour
trente sols, un échaffaut sur lequel paroissent d’abord plusieurs jeunes
gens de dix-huit à vingt ans, qui nuds jusqu’à la ceinture, se battent à
coups de poings, mais avec tant de férocité qu’ils ne cessent d’attaquer
& de se défendre, que quand ils restent fur le carreau faute
d’haleine. Ces Athlétes font place à plusieurs couples de Champions, qui
s’assomment à coups de barre, & qui divertissent le Peuple
merveilleusement, en se cassant la tête les uns aux autres.
Après ce cruel préludé, paroissent les véritables Héros de la Piéce, tout
prêts à vendre leur sang aux Spectateurs. Ce sont deux espéces de
Maîtres d’Armes, qui se sont défiés dans les formes. Ils se mettent en
chemise d’un air flegmatique, & après s’être donné la main en signe
d’amitié, ils tirent le sabre, & mettent en usage toute leur adresse
& toute leur force, pour se taillader de la maniére la plus cruelle
pendant plus d’une grosse heure. Une tête fendue, remplit toute
l’assemblée d’allegresse ; l’or & l’argent se répandent de tous
côtés sur celui qui vient de faire un si beau
On peut juger à quel point ce jeu barbare doit paroître innocent à ce
Peuple, par le formulaire du Cartel que ces Gladiateurs répandent dans
le Public pour l’instruire du Combat futur.
Comme Maître
Comme Maître
Il faut avouer que ce Dieu aidant est
d’une dévotion bien bizarre.
Je sai qu’on prétend excuser cette barbarie, en soutenant qu’elle excite
le Peuple à la bravoure & à l’intrépidité. Mais j’ai toujours re-