La Bagatelle: XCIV. Bagatelle
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.3810
Level 1
XCIV. Bagatelle
Du Jeudi 30. Mars 1719.
Level 2
General account
Dream
Le beau tems m’invita, un jour
de la semaine passée, à goûter le plaisir de la
promenade avec un Ami spirituel & éclairé. Il semble
que jamais l’esprit n’est si fort porté à la réflexion,
que quand les sens, plutôt amusés qu’occupés par la
variété d’un grand nombre d’objets rians, communiquent à
l’ame une joie douce & paisible, & l’endorment
dans une agréable rêverie. Nous nous étions abandonnés
pendant plus d’une demi heure à des distractions
satisfaisantes, lorsque par hazard mes yeux tombérent
sur un bon homme assis sur le bord d’un canal, la pipe à
la bouche, & une ligne à la main. Il paroissoit être
de cette classe de gens, qui par le travail le plus
rude, gagnent précisément ce qui leur faut pour ne pas
mourir de faim. Je m’arrêtai assez longtems pour voir la
réussite de cette pêche, & je ne vis pas le moindre
petit poisson qui daignât seulement donner
au pauvre Pécheur de fausses espérances. Je
m’impatientai pour lui, & je fus découvrir une
petite corbeille qu’il avoit apportée pour y mettre sa
proie future ; mais je n’y vis que la place.
répliqua t-il de l’air du monde le plus tranquile
& le plus serein. Je vous avoue que cette
tranquilité m’étonna autant que le phénoméne le plus
prodigieux, & que je crus avoir besoin des lumiéres
de mon Ami, pour entrer dans les sources d’une patience,
qui paroit si incompatible avec l’activité naturelle de
l’Homme Je sai bien qu’il y a des gens si attachés à la
chasse, que le mauvais succès ne les rebute pas ; mais
la Chasse est bruyante, on parcourt une bruyére, une
prairie, une colline, une vallée ; on monte, on descend,
on s’occupe. Aulieu que la Pêche est sédentaire, &
que le butin, ou du moins l’espérance d’en faire, est le
seul plaisir qu’elle puisse fournir. Il est vrai qu’un
Philosophe peut méditer, en donnant à ses mains une
occupation extérieure & machinale où l’ame n’a point
de part ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agissoit
selon toutes les apparences. Notre bon homme badinoit
dans l’eau avec sa ligne & faisoit tout le manége
d’un Pêcheur expert. Il pêchoit du corps & de l’ame.
Voici la prémière réflexion qui me vint là
dessus dans l’esprit. Cet homme est attaché tous les
jours à un travail rude & pénible, pendant une
semaine entiére il aspire au repos comme au Souverain
Bien. Le repos est pour lui, ce qu’est la victoire à un
Général, l’arrivée d’un Vaisseau richement chargé à un
Négociant, les faveurs d’une Maîtresse à un Amant
passionné. Il pêche, & il se repose ; il cherche à
réunir deux félicités ; l’une lui manque, il s’en
console en goûtant l’autre à son aise. Cette raison ne
parut pas mauvaise à mon Ami, à qui je la communiquai.
Après y avoir rêvé quelques tems : Que sait-on, me
dit-il, si l’indolence de ce malheureux Pêcheur ne
dérive pas d’un autre principe aussi naturel ? Son seul
métier est peut-être d’exister, & il existe tout
aussi bien au bord d’un canal, une ligne à la main, que
dans une chambre au milieu de sa famille. En effet, il y
a un grand nombre de personnes qui semblent créées
exprès pour exister & pour sentir confusément qu’ils
existent : disons plus, il y en a qui par cette
existence toute pure contribuent au bien de la Société,
& sont exemptes elles-mêmes de la plus affreuse
misére. Tant il est vrai que la Providence fait rendre
utile au Genre-Humain, non seulement les différens
talens, mais le défaut même de talens. Quand je vois quelquefois un Homme couvert de
haillons, laid, mal fait, qui dans tout l’Univers ne
voit rien au dessous de lui, & qui paroît être
insulté par tout ce qu’il rencontre, par tout ce qui
l’environne, je suis surpris que ce rebut de la Nature
& de la Fortune, puisse se résoudre à vivre. S’il
pense, il n’y a qu’une seule raison capable de
l’empêcher de se noyer ou de se pendre ; c’est la
possession d’une vertu raisonnée qui le fait triompher
du malheur présent, en attendant un bonheur éternel.
Sans cette félicité intérieure, sa seule ressource est
l’incapacité de réfléchir ; & peut-être que les
Anglois ne se pendent, & ne se noient plus noblement
qu’aucun autre Peuple, que parce qu’en général ils
pensent davantage. Une dixiéme partie des Hommes ne
continue à vivre, que faute de sentir & de
raisonner ; & leur stupidité, comme je l’ai déja
dit, est avantageuse au Public. Elle traîne un ballot,
porte un coffre, scie le tronc d’un arbre. Mettez à la
place de la pensée, qu’on l’environne de toutes sortes
de disgraces, qu’on la dénue d’une vertu solide, elle ne
pourra pas soutenir l’idée de son malheur. Quoi n’être
placé dans ce Monde, que pour être l’esclave du Genre
Humain, le centre de son mépris ; pour faire dans une
semaine entiére, ce qu’un cheval feroit dans un jour,
& un moulin dans un quart-d’heure ! il vaut mieux se
priver de la vie, c’est un fardeau insuportable. Mais, dit-on, l’amour de la Vie est naturel
aux Hommes. Pour le détruire, il faut un desespoir qui
aille jusqu’à la rage ; c’est un instinct inexplicable.
J’ai de la peine à le croire, & je m’imagine qu’on
peut développer les motifs qui nous attachent à la Vie :
Exister, sentir qu’on existe, être capable de réfléchir
sur son existence, c’est en soi-même un bonheur qui nous
fait trouver du plaisir à vivre, parce qu’il cous
instruit de notre supériorité sur un grand nombre
d’autres créatures : Mais quand nous ne sentons notre
existence que pour la trouver au dessous de Néant, c’est
ce sentiment même qui nous doit détacher de l’amour de
la Vie, & nous rendre jaloux de l’insensibilité des
Brutes, & de la vie imparfaite des Pierres & des
Plantes. Je comprens aisément que le sentiment de notre
existence est assez fort pour résister à une foule de
disgraces, pour peu qu’il soit soutenu & aidé par un
bonheur chimérique, par une légére espérance. De la
jeunesse, un beau visage, un peu de réputation, la
protection d’un Homme de qualité, la tendresse d’une
Femme, un héritage problématique, le moindre de ces
avantages peut forcer un homme à vivre, & le
consoler de ses malheurs présens. A parler franchement,
je ne crois pas que ce soit la crainte de commettre un
crime qui empêche le plus souvent un homme de se donner
la mort, quand il ne posséde aucun avantage, & qu’il
n’a pas la moindre raison de s’attendre à
un avenir plus fortuné. Je m’en fierois plutôt à une
heureuse stupidité. Notre Raison n’est que trop souvent
docile aux mouvemens de notre Cœur, & une personne
qui penseroit un peu, & qui trouveroit la mort un
reméde nécessaire à ses disgraces, se tromperoit
facilement par ses propres sophismes, & appelleroit
comme d’abus du sentiment général, qu’il n’y a point
d’action plus inhumaine, que d’attenter sur sa propre
vie. Témoin un Anglois, homme savant, & qui avoit
toujours passé pour très raisonnable. Il s’ennuyoit de
faire toujours la même chose, & il avoit résolu de
sortir de la vie, comme un Convive rassasié quite la
table. Il consulta un de ses Amis sur un dessein si
bizarre. Celui-ci ramassa les plus fortes raisons pour
l’en détourner. L’autre soutint l’innocence de sa
résolution avec tout le flegme possible ; & après
une longue & vive dispute, chacun se retira, comme
il est ordinaire, avec l’opinion qu’il venoit de
défendre. Dès que notre Savant fut rentré dans son
cabinet, il se mit à composer un Livre formel pour
défendre sa thése. Il y travailla une année entiére,
sans donner la moindre marque d’égarement d’esprit ;
& quand il eut mis son Ouvrage au net, & en état
d’être imprimé, il se servit des instrumens de sa mort,
qu’il avoit préparés depuis longtems. Le
lendemain on trouva sa Justification sur sa table, &
l’Auteur attaché au plancher de son cabinet.
Level 3
Dialogue
Combien y a-t il déja
que vous êtes ici, mon Ami ? lui dis-je. Une heure
& demie, me répondit-il. Et vous n’avez rien
pris du tout ? Hélas non, Monsieur,