Du Jeudi 30. Mars 1719.
Le beau
tems m’invita, un jour de la semaine passée, à goûter le plaisir de la
promenade avec un Ami spirituel & éclairé. Il semble que jamais
l’esprit n’est si fort porté à la réflexion, que quand les sens, plutôt
amusés qu’occupés par la variété d’un grand nombre d’objets rians,
communiquent à l’ame une joie douce & paisible, & l’endorment
dans une agréable rêverie.
Nous nous étions abandonnés pendant plus d’une demi heure à des
distractions satisfaisantes, lorsque par hazard mes yeux tombérent sur
un bon homme assis sur le bord d’un canal, la pipe à la bouche, &
une ligne à la main. Il paroissoit être de cette classe de gens, qui par
le travail le plus rude, gagnent précisément ce qui leur faut pour ne
pas mourir de faim. Je m’arrêtai assez longtems pour voir la réussite de
cette pêche, & je ne vis pas le moindre petit poisson qui daignât
seulement Une heure & demie, me répondit-il. Et vous n’avez rien pris
du tout ? Hélas non, Monsieur,
Il est vrai qu’un Philosophe peut méditer, en donnant à ses mains une
occupation extérieure & machinale où l’ame n’a point de part ; mais
ce n’est pas de cela qu’il s’agissoit selon toutes les apparences. Notre
bon homme badinoit dans l’eau avec sa ligne & faisoit tout le manége
d’un Pêcheur expert. Il pêchoit du corps & de l’ame. Voici la
prémière réflexion qui me
Cette raison ne parut pas mauvaise à mon Ami, à qui je la communiquai. Après y avoir rêvé quelques tems : Que sait-on, me dit-il, si l’indolence de ce malheureux Pêcheur ne dérive pas d’un autre principe aussi naturel ? Son seul métier est peut-être d’exister, & il existe tout aussi bien au bord d’un canal, une ligne à la main, que dans une chambre au milieu de sa famille.
En effet, il y a un grand nombre de personnes qui semblent créées exprès pour exister & pour sentir confusément qu’ils existent : disons plus, il y en a qui par cette existence toute pure contribuent au bien de la Société, & sont exemptes elles-mêmes de la plus affreuse misére. Tant il est vrai que la Providence fait rendre utile au Genre-Humain, non seulement les différens talens, mais le défaut même de talens.
Anglois ne se pendent, & ne
se noient plus noblement qu’aucun autre Peuple, que parce qu’en général
ils pensent davantage.
Une dixiéme partie des Hommes ne continue à vivre, que faute de sentir
& de raisonner ; & leur stupidité, comme je l’ai déja dit, est
avantageuse au Public. Elle traîne un ballot, porte un coffre, scie le
tronc d’un arbre. Mettez à la place de la pensée,
qu’on l’environne de toutes sortes de disgraces, qu’on la dénue d’une
vertu solide, elle ne pourra pas soutenir l’idée de son malheur. Quoi
n’être placé dans ce Monde, que pour être l’esclave du Genre Humain, le
centre de son mépris ; pour faire dans une semaine entiére, ce qu’un
cheval feroit dans un jour, & un moulin dans un quart-d’heure ! il
vaut mieux se priver de la vie, c’est un fardeau insuportable.
Exister, sentir qu’on existe, être capable de
réfléchir sur son existence, c’est en soi-même un bonheur qui
nous fait trouver du plaisir à vivre, parce qu’il cous instruit de notre
supériorité sur un grand nombre d’autres créatures : Mais quand nous ne
sentons notre existence que pour la trouver au dessous de Néant, c’est
ce sentiment même qui nous doit détacher de l’amour de la Vie, &
nous rendre jaloux de l’insensibilité des Brutes, & de la vie
imparfaite des Pierres & des Plantes. Je comprens aisément que le
sentiment de notre existence est assez fort
pour résister à une foule de disgraces, pour peu qu’il soit soutenu
& aidé par un bonheur chimérique, par une légére espérance.
De la jeunesse, un beau visage, un peu de réputation, la protection d’un
Homme de qualité, la tendresse d’une Femme, un héritage problématique,
le moindre de ces avantages peut forcer un homme à vivre, & le
consoler de ses malheurs présens. A parler franchement, je ne crois pas
que ce soit la crainte de commettre un crime qui empêche le plus souvent
un homme de se donner la mort, quand il ne posséde aucun avantage, &
qu’il n’a pas
Notre Raison n’est que trop souvent docile aux mouvemens de notre Cœur,
& une personne qui penseroit un peu, & qui trouveroit la mort un
reméde nécessaire à ses disgraces, se tromperoit facilement par ses
propres sophismes, & appelleroit comme d’abus du sentiment général,
qu’il n’y a point d’action plus inhumaine, que
d’attenter sur sa propre vie.
Témoin un Anglois, homme savant, & qui avoit
toujours passé pour très raisonnable. Il s’ennuyoit de faire toujours la
même chose, & il avoit résolu de sortir de la vie, comme un Convive
rassasié quite la table. Il consulta un de ses Amis sur un dessein si
bizarre. Celui-ci ramassa les plus fortes raisons pour l’en détourner.
L’autre soutint l’innocence de sa résolution avec tout le flegme
possible ; & après une longue & vive dispute, chacun se retira,
comme il est ordinaire, avec l’opinion qu’il venoit de défendre. Dès que
notre Savant fut rentré dans son cabinet, il se mit à composer un Livre
formel pour défendre sa thése. Il y travailla une année entiére, sans
donner la moindre marque d’égarement d’esprit ; & quand il eut mis
son Ouvrage au net, & en état d’être imprimé, il se servit des
instrumens de sa mort, qu’il avoit préparés depuis longtems.