Citation: Anonym (Ed.): "XXI. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\021 (1716), pp. 118-125, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1545 [last accessed: ].


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XXI. Discours

Citation/Motto► Equidem credo, quia sit divinitus illis Ingenium.

Virg. Georg. i. 415.

Je ne sçaurois en douter, puisque la Nature leur a donné cet Instinct. ◀Citation/Motto

Level 2► Level 3► General account► Mon Ami le Chevalier me raille souvent de ce que je passe une bonne partie de mon loisir avec sa Volaille : Il m’a surpris deux ou trois fois à contempler un Nid d’Oiseau, & bien d’autres fois il m’a vû rester une ou deux heures auprès d’une Poule & de ses Poussins. Il me dit [119] que je connois en particulier chaque Pièce de la Volaille, qui est autour de sa Maison ; il apelle un certain Coq mon Favori, & il se plaint de ce que ses Canards & ses Oies jouissent plus de ma compagnie que lui-même. ◀General account ◀Level 3

J’avouë que je me plais infiniment à ces Observations de la Nature, qui se présentent à la Campagne : Fort attaché autrefois à la lecture des Livres qui traitent de l’Histoire naturelle, je ne saurois m’empêcher de rapeller ici les diverses remarques que j’ai trouvées dans les Auteurs, & de les comparer avec ce qui me tombe sous les yeux : convaincu d’ailleurs que l’Histoire naturelle des Animaux est une source d’Argumens démonstratifs pour la Providence.

La structure de chaque sorte d’Animal est differente de celle de toute autre Espèce, & il n’y a pas le moindre petit tour dans les Muscles, ou entrelacement dans les Fibres d’aucun, qui ne les rende plus propres pour ce genre de vie, auquel l’Animal est destiné, qu’ils ne le seroient par toute autre disposition.

Les plus violens desirs dans toutes les Créatures regardent la propagation de leur Espèce, & leur propre conservation.

II est étonnant de voir le soin que les Mâles & les Femelles prenent de leurs Petits, à proportion de la nécessité qu’il y a de les conserver. Quelques Créatures posent leurs Oeufs au hazard, & les aban-[120]donnent ensuite, comme les Insectes & plusieurs sortes de Poissons : D’autres, d’une contexture plus délicate, cherchent des endroits propres pour les recevoir, & les y mettre en dépôt comme le Serpent, le Crocodile & l’Autruche : Il y en a qui couvent leurs Oeufs & soignent leurs Petits, jusqu’à ce qu’ils soient en état de pourvoir eux-mêmes à leur subsistence.

Quel nom peut-on donner au Principe qui dirige chaque Espèce d’oiseaux à observer un certain Plan pour la structure de son Nid, & qui dirige tous les Individus de la même Espèce à suivre le même Modèle ? Ce n’est pas l’Imitation ; car quoique vous fassiez couver un Oeuf de Corneille par une Poule, & que le Petit, qui en sortira, n’ait jamais vû aucun nid des Oiseaux de son Espèce, il en construira un de la même fabrique à tous égards, sans qu’il y manque la moindre chose, que tous les autres Nids de ceux de son Espèce. On ne sauroit dire non plus que c’est la Raison ; puis que, si les Animaux en jouïssoient à peu près au même dégré que les Hommes, leurs Edifices seroient aussi diferens que les nôtres, suivant les diférentes commoditez qu’ils se proposeroient à eux-mêmes.

N’est ce pas une chose bien remarquable que la même temperature de l’Air, qui excite les Animaux à la génération, revêt les Arbres de feuilles, & la Campagne [121] d’herbe pour les mettre à couvert & en sureté, & qu’elle produit une multitude infinie d’Insectes pour servir à la nourriture de leurs petits ?

Qui n’admireroit la Providence de voir que la tendresse des Mâles & des Femelles pour leurs Petits est si violente pendant qu’elle dure, & qu’elle ne dure qu’aussi long-tems qu’il est nécessaire pour la conservation de leurs Petits ?

Level 3► Exemplum► Un habile Ecrivain raporte un Exemple bien singulier de ce tendre amour que la Nature inspire aux Animaux ; & tout fondé qu’il est sur une experience un peu cruelle, je me flate qu’on me pardonnera si je le mets ici tout du long, puisqu’il démontre vivement la force du principe, dont il s’agit. « Un Homme, dit-il, très-expert dans les Dissections, anatomisa une Chienne, & lorsqu’elle soufroit les douleurs les plus aigues, il lui présenta un de ses Petits, qu’elle se mit d’abord à lêcher, & parut insensible à son mal ; mais dès qu’il l’eut retiré, elle fixa les yeux sur lui, & poussa un ton plaintif, qui sembloit plûtôt venir de la perte de son Petit, que du tourment qu’elle enduroit. » ◀Exemplum ◀Level 3

Mais quoique cet Amour dans les Brutes soit beaucoup plus vif que dans les Créatures raisonnables, la Providence a eu soin qu’il ne fatigât la Mere qu’aussi long-tems qu’il est utile à ses Petits ; car d’abord qu’ils peuvent s’en passer, la Mere [122] discontinue sa tendresse à leur égard, & les abandonne à eux-mêmes. Avec tout cela, il y a quelque chose de bien singulier dans cet Instinct, ou cet Amour naturel ; puisqu’il est prolongé au-delà de son terme ordinaire si la conservation de l’espece le demande ; comme on le voit dans les Oiseaux qui chassent leurs Petits aussitôt qu’ils peuvent gagner leur vie, mais qui continuent à les nourrir s’ils les trouvent attachez au Nid, ou enfermez dans une Cage, ou hors d’état, par quelqu’autre accident, de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance.

D’ailleurs cet Instinct dans les Animaux ne monte pas des Petits vers ceux qui leur ont donné le jour, parce qu’il n’est point du tout nécessaire pour la continuation de l’Espèce : Dans les Créatures même raisonnables ce Penchant ne remonte pas à beaucoup près si loin, qu’il descend de Pere en Fils à la Posterité ; & l’on voit, dans toutes les Familles, qu’on y a plus d’amitié pour ceux qui nous protegent & nous favorisent, que pour ceux qui nous ont donné la vie.

Qui ne s’étonnéroit de voir des Pirrhoniens disputer en faveur des Bêtes, & nous dire de sang froid que nous leur ôtons l’usage de la Raison, par un principe d’orgueil  ?

La Raison de l’Homme paroît dans toutes les occasions de la vie, au lieu que la Bête n’en donne aucun signe, que dans [123] ce qui regarde immédiatement sa conservation, ou la propagation de son Espèce. Les Animaux sont plus sages entr’eux que les Hommes ; mais leur sagesse est bornée à un petit nombre d’Objets, au delà desquels elle s’évanoüit. Placez une Bête hors de son Instinct, & vous la voïez dépourvûë dé toute Intelligence.

Level 3► Exemplum► Pour me servir d’un exemple assez commun, & qu’on peut remarquer tous les jours, avec quel soin une Poule ne fait-elle pas son Nid à l’écart, loin du bruit & de l’embarras ? Lorsqu’elle y a placé ses Oeufs d’une maniere à les pouvoir tous couvrir, quel soin ne prend-elle pas de les tourner souvent, afin qu’ils participent de tous côtez à la chaleur vitale ? Obligée de s’en éloigner pour chercher sa subsistance, avec quelle exactitude n’y revient-elle pas, avant qu’ils aient eu le tems de se refroidir, & qu’ils soient rendus incapables de produire un Animal ? En Eté, vous la voïez se donner de plus grandes libertez, & abandonner son Nid plus de deux heures de suite ; mais en Hiver lors que la rigueur de la Saison pourroit glacer les principes de vie qu’il y a dans l’Oeuf, & détruire le Poussin, elle est beaucoup plus assidue à sa tâche, & ne s’en écarte pas plus d’une heure. Lorsque les Petits sont prêts à éclorre, avec quelle vigilance & quelle délicatesse n’aide-t elle pas le Poulet à rompre sa prison ? Lorsqu’il est éclos, quel soin ne prend-elle pas de le garantir contre [124] les injures de l’air, de lui fournir la nourriture qui lui est propre, & de lui enseigner à la chercher lui-même, pour ne rien dire de l’abandon qu’elle fait de son Nid, s’il ne se montre pas, au bout du terme ordinaire ? En un mot, il n’y a presque aucune Operation Chimique, où il paroisse tant d’art & d’industrie, que l’on en voit dans le soin qu’une Poule se donne pour couver & faire éclorre ses Oeufs ; quoi qu’il y ait bien d’autres Oiseaux qui ont infiniment plus de sagacité à tous ces égards. ◀Exemplum ◀Level 3

Mais avec toute cette industrie apparente, qui est absolument nécessaire pour la propagation de l’Espèce, la Poule, considerée à d’autres égards, n’a pas la moindre étincelle de raisonnement ou de Sens commun. Elle prend un morceau de Craie pour un Oeuf, & le rechaufe avec la même assiduité ; Elle ne s’aperçoit pas si le nombre des Oeufs qu’elle pond, augmente ou diminue : Elle ne distingue pas les siens de ceux d’une autre Espèce ; & quelque Oiseaux qui en sorte, elle a pour lui la même tendresse que pour ses Petits. A tous ces diférens égards, qui n’ont pas un raport immédiat avec sa propre conservation ou celle de son Espèce, elle est d’une grande simplicité.

Il n’y a rien, selon moi, de plus mysterieux dans la Nature que cet Instinct des Animaux, qui s’éleve d’un côté au dessus de la Raison, & qui de l’autre en est [125] infiniment éloigné. On ne sauroit l’expliquer par aucun des attributs de la Matiere, & il opere d’ailleurs d’une maniere si étrange, qu’il est impossible de le prendre pour la faculté d’un Etre intelligent. Pour moi, je le regarde comme le principe de la pesanteur dans les Corps, qu’il n’y a pas moïen d’expliquer par aucune des qualitez connues & inhérentes dans les Corps mêmes, ni par aucune Loi du Méchanisme ; mais qui, suivant les meilleures idées des plus grands Philosophes, est une operation immédiate du premier Moteur, & la puissance Divine qui agit sur les Créatures.

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